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Tibhirine, réaction du Père Armand Veilleux

A la suite de notre hommage aux moines de Tibhirine, essentiellement spirituel, nous avons reçu le ferme reproche de Henry Quinson[i] de n’avoir pas mentionné sa récente traduction du livre de John Kiser dans notre bibliographie volontairement très sommaire et consacrée surtout aux écrits des victimes ou des autorités cisterciennes, avec sans doute une ou deux mentions inopportunes. Nous lui avons offert en conséquence l’occasion de s’exprimer sur notre site pour proposer quelques éléments de son analyse de la question. Nous recevons à la suite de cette publication une réaction du Père Armand Veilleux, parue le 27 juin 2006 sur le site de l’abbaye de Scourmont, en Belgique. Elle est intitulée par son auteur, un des plus légitimes à s’exprimer officiellement sur l’affaire des moines de Tibhirine, « les élucubrations de Henry Quinson ». Nous espérons en rester là d’un débat ouvert à la suite d’un hommage que nous avions voulu exclusivement spirituel, fraternel et chaleureux. Pour « l’affaire » des moines au plan politique, elle a été largement traitée par ailleurs. La meilleure source sur Internet nous paraît www.algeria-watch.org, (rechercher Tibhirine). Il faut aussi consulter le site de l’abbaye de Scourmont www.scourmont.be, en particulier la page de Dom Armand Veilleux, très riche, intéressante, documentée et pertinente sur « l’affaire » et bien d’autres points, dont nos visiteurs musulmans auront plaisir à prendre connaissance.

Tibhirine, une lumière étouffée ? – Les élucubrations de Henry Quinson.

  J’ai déjà écrit ailleurs ce que je pensais des qualités et des limites de l’excellent livre de John Kiser sur Tibhirine. J’ai aussi manifesté un certain agacement devant le battage publicitaire fait autour de la traduction récente de ce livre par son traducteur, Henry Quinson. Or voici que ce traducteur s’est propulsé au rang de grand connaisseur du dossier Tibhirine et prétend révéler à ses lecteurs les incompréhensions que l’approche de Christian de Chergé aurait trouvées auprès de l’Ordre cistercien 

  Dans un article récent, publié sur le site internet Oumma.com sous titre « titillateur » : « Tibhirine, une lumière étouffée ? » et qui comporte de nombreuses erreurs et interprétations tendancieuses, notre traducteur devenu auteur écrit ceci :

  « Même dans l’Ordre cistercien de la stricte observance, auquel appartenait la communauté de Tibhirine, on sent parfois une certaine réticence à évoquer tel ou tel aspect de la vie à Notre-Dame de l’Atlas. Le discours de Christian de Chergé devant tous les abbés de l’Ordre réunis à Poyo, en Espagne en 1993, ne fut jamais publié par la revue Collectanea Cisterciensia. John Kiser est le premier à y consacrer un chapitre, en cherchant à comprendre les sources du malaise. »

  En réalité le « malaise » en question est une pure invention de Kiser, qui, dans le chapitre en question de son livre, confond beaucoup de choses. Selon lui, Dom Bernardo aurait fait le choix audacieux de demander à Père Christian de donner la conférence « principale » (the main address) du Chapitre Général. Il y a déjà là une erreur.  En réalité l’Abbé Général, en concertation avec son conseil, avait demandé à plusieurs personnes de traiter le thème du Chapitre. Ce furent, dans l’ordre où ces conférences furent présentées, tout au long du Chapitre, Mère Anne-Marie d’Altbronn, en Alsace, Mère Christiana de Nishinomiya, au Japon, Mère Jean-Marie de l’Assomption, au Canada, Mère Emmanuel de La Clarté-Dieu, au Congo/Zaïre, Dom Plácido d’Osera, en Espagne, Dom Paul de Latroun, en Israël, Dom Christian de l’Atlas, en Algérie, Père Sylvain d’Oka, au Canada, et Sœur Marie-Pascale de Chambarand, en France. Toutes ces conférences furent publiées, comme celles de l’Abbé Général, dans un fascicule accompagnant le compte-rendu du Chapitre Général sous le titre Ne rien préférer à l’amour du Christ.  Toutes peuvent encore se lire sur Internet. Je ne crois pas qu’aucune ne fut publiée dans les Collectanea Cisterciensia. Impliquer quoi que ce soit du fait que celle de Christian n’aurait pas été publiée dans les Collectanea (qui ne sont d’ailleurs pas une publication « officielle » de l’Ordre) est de la pure imagination.

  De même, impliquer que la conférence de Christian n’aurait pas été bien reçue par un certain nombre des Capitulants n’a aucun fondement dans la réalité. Elle fut bien reçue de tous et de toutes ; mais ce fut une communication d’une vingtaine de minutes, entre de très nombreuses autres communications, tout au long d’un chapitre qui dura près d’un mois. Ici Kiser a fait une confusion entre cette conférence de Christian et un autre événement du Chapitre, où Christian intervint. 

  Il s’agit de ceci  : Le Chapitre Général avait élu dès le début une petite commission ayant comme mandat de faire une synthèse des « rapports de maisons ». Lorsque cette commission présenta sa « synthèse », celle-ci fut soumise à l’étude de toutes les commissions mixtes du Chapitre. Dans l’ensemble, les commissions trouvèrent que la synthèse était un reflet fidèle de ce qui avait été dit dans les rapports de chacune des maisons de l’Ordre, tout en désirant pour la plupart que soient ajoutés des éléments provenant des échanges en séance plénière. Une commission, la 13ème, dans laquelle se trouvait Père Christian de Chergé, se montra par ailleurs très négative face à cette synthèse demandant qu’elle ne soit considérée que comme un document « martyr » et n’apparaisse même pas dans le compte rendu du Chapitre. Oubliant manifestement que le mandat de la petite commission était explicitement de faire une synthèse de ce qu’on trouvait dans les rapports de maison et non pas de rédiger une « vision de l’Ordre », la commission de Christian trouvait que cette synthèse ne tenait pas suffisamment compte de la vie des jeunes communautés. Père Christian avait été particulièrement offusqué par une phrase de la synthèse qui, mentionnant le petit nombre de vocations dans plusieurs communautés du vieux continent, disait que le grand nombre de vocations dans certains monastères des jeunes Églises constituait un autre problème, vu la difficulté de trouver les formateurs nécessaires à les bien former. Il trouvait invraisemblable qu’on considère le grand nombre de vocations comme un « problème ». Mais, dans l’ensemble on comprit très bien ce que les auteurs de la synthèse voulaient dire et personne d’autre n’y vit une insulte. Il faut dire qu’à cette occasion Christian se manifesta particulièrement casse-pieds – ce dont il s’excusa par la suite – mais il serait ridicule de faire de ce petit incident un moment important du Chapitre Général.

  Quinson, dans l’article qu’il a commis sur le site Oumma.com, dit, un peu plus loin, sous le titre à l’allure très journalistique « Une approche interreligieuse discutée » :

« Partisan d’une inculturation de la vie monastique, perçue comme dérangeante par les grands monastères européens vieillissants, Christian de Chergé choqua également ses pairs en ouvrant des perspectives interreligieuses jugées excessivement téméraires. »

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  En réalité, au moment où Christian devint prieur de Tibhirine, l’Ordre Cistercien était fortement impliqué dans le dialogue interreligieux, au sein du DIM (Dialogue Interreligieux Monastique), mis sur pied avec la Confédération Bénédictine à la demande du Saint Siège. Il est vrai que ce dialogue s’était surtout orienté vers la rencontre avec les grandes traditions d’Orient (hindouisme et bouddhisme), mais il portait aussi un intérêt à l’Islam et précisément à la suite du Chapitre de Poyo, le DIM invita Christian à participer à sa réunion de 1994 à Montserrat.

  Si, à cette époque, il y avait certaines réticences à l’égard des avancées de Tibhirine dans le domaine du dialogue avec les Musulmans, il aurait probablement fallu les chercher dans le diocèse d’Alger ou au PISAI plutôt que dans l’Ordre cistercien. Je ne crois pas que ce soit à des membres de l’Ordre cistercien que pensait Christian lorsqu’il écrivait dans son Testament :

Ma mort, évidemment, paraîtra donner raison à ceux qui m’ont rapidement traité de naïf, ou d’idéaliste

 

Scourmont, 27 juin 2006

 Armand Veilleux



[i] Henry Quinson, à qui nous avons offert l’hospitalité de notre site récemment, a vécu six ans au monastère cistercien de Tamié, dont étaient issus deux des sept martyrs de Tibhirine. Il mène aujourd’hui une vie de prière, de travail et d’accueil dans un quartier majoritairement musulman à Marseille. Sa communauté, la Fraternité Saint Paul, est également présente en Algérie. Franco-américain, licencié en sciences économiques de l’Université Panthéon-Sorbonne, diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris et professeur certifié de lettres et d’anglais, il enseigne à mi-temps à Marseille et vient de traduire le livre de John Kiser, Passion pour l’Algérie, les moines de Tibhirine, Nouvelle Cité, mars 2006.

 

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