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Sur les usages et mésusages de la notion de da’wa (sermon du vendredi)

Nota bene : Ce sermon (khotba) de la prière du vendredi (salat el jumu‘a) est daté du 2 juin 2006. Il a été donné dans la mosquée de Bordeaux (rues Jules Guesde). Il s’inscrit dans une série de dix sermons consacrés à la notion de da‘wa ainsi qu’à celle d’al amr bi el-ma‘rûf wa an-nahye ‘ani al-munkar. La retranscription de ce sermon a été complétée et corrigée a posteriori par l’imâm Tareq Oubrou.

Al hamdulillah’, wa salat wa salam ‘lâ rasûlillâh wa ‘alâ alilihi wa shbih.

Nous continuons sur la notion d’al amr bi el-ma‘rûf wa an-nahye ‘ani al-munkar, le fait de prôner le bien, et de prohiber ce qui est blâmable. C’est un principe important en islam. La da’wa aussi est un principe inhérent à l’islam : le fait de communiquer, de transmettre ses valeurs, de les partager avec autrui. Cependant, le fait d’appeler les gens à la Vérité, d’appeler les gens au bien, le fait d’interdire le mal, ne doit pas être un moyen de rupture entre le musulman et son environnement. Allah subhanahu wata’âlâ a prescrit al amr bi el-ma’rûf afin justement d’assurer la cohésion de la communauté, de la famille, de la société, et non dans le sens de créer des dissensions, des ruptures et des discordes au sein des groupements, au sein des communautés, au sein des familles…

Al amr bi el-ma‘rûf est un levier relationnel qui permet aux gens d’établir des rapports sains afin de vivre bien et dans le bien. Il ne faut pas que le fait de prôner le bien se transforme en mal, en une arme de discorde. Ce principe doit déjà être appliqué à l’échelle de la famille. Nous avons malheureusement par exemple beaucoup de jeunes qui découvrent la foi par la grâce d’Allah subhânahu wata‘alâ, et du jour au lendemain, ils entrent dans la pratique d’une façon “radicale” en créant des ruptures dans leurs relations avec leur famille et leur entourage. Car ils ne voient pas de concession à faire en matière de Vérité.

Or il ne s’agit dans la plupart du temps que d’une interprétation de la Vérité. Ils entament la da’wa au sein de leur famille, dans une perspective d’al amr bi el-ma’rûf à n’importe quel prix. Cela aboutit souvent à des fractures et à des séparations, jusqu’à qat‘e ar-rahim, c’est-à-dire le fait de couper les liens familiaux et faillir ainsi à la piété filiale : ce qui est un péché capital. Vous voyez comment le fait de prôner le bien, sans être avisé, ni respecter ses règles, peut se transformer en un grave péché. Donc il ne faut pas perdre de vue les grandes visées de la shari’a, qui prône et cultive d’abord le lien et non la rupture.

Al amr bi el-ma‘rûf doit rester au service de la famille, de la communauté, de la société. Il est au service des relations qui doivent s’inscrire dans la préservation du lien, pas dans la séparation et le conflit. Le fait de faire la da‘wa suppose un cœur qui porte en lui l’amour à autrui. Sans l’amour, la da’wa, comme transmission du message, n’a aucun sens. L’amour est le moteur de cette démarche qui donne le souffle et la vie aux Paroles et à la Vérité que l’on veut transmettre. Tous les prophètes aimaient profondément leur peuple, aimaient voir leur peuple dans le bonheur, ils portaient dans leur cœur le bien pour TOUTE l’humanité ! Ils n’avaient pas de conflits personnels avec l’humanité. Ils ne se vengeaient pas pour leur Ego et ne revendiquaient rien pour leur propre personne. Cette posture éthique et spirituelle est une condition sine qua non, pour ordonner le bien, interdire le mal et transmettre une Vérité, dont on est sûr de la validité en tant que telle. La haine et la da’wa sont donc antinomiques.

Un grand prédicateur du siècle dernier, l’imam Hassan al-Bannâ, disait : « Combattez les gens par l’amour  » Lorsqu’il a fait son mouvement missionnaire, il a donné une arme pour combattre : mais ce n’est pas l’arme qui blesse ou qui tue, c’est celle qui soigne et qui donne vie. Dit autrement : « Ne rendez pas le mal par le mal ! », car celui qui est amené à dire la Vérité sera forcément confronté à l’inimitié, sera confronté à beaucoup de difficultés, puisque la Vérité est généralement déniée, tout du moins sur le champ. Donc il faut être armé de patience et surtout d’amour et de magnanimité. « Soyez donc comme l’arbre fruitier, disait-il à ses disciples : lorsque les gens lui jettent des pierres, il leur offre en retour le meilleur de ses fruits, les plus mûrs. » C’est ainsi que tout musulman doit être, que ce soit avec sa famille, avec ses coreligionnaires, ou que ce soit avec les non-musulmans et tout le reste de la société.

Il y a certainement des textes qui portent sur la question d’ « aimer en Dieu » et « détester en Dieu ». Il s’agit là aussi d’un hadith qui malheureusement a amené beaucoup de musulmans à distribuer la rancune gratuitement, à détester à la moindre faute commise par l’un de leur coreligionnaire. Ils sont plus prêts à haïr qu’à aimer. Cette posture est spirituellement et moralement aberrante, car elle ignore que ce qu’il faut détester : c’est la faute pas le fauteur, le péché pas le pécheur.

 C’est la compassion et l’amour que nous devons porter aux pécheurs et aux fauteurs. Nous en faisons partie d’ailleurs, ne l’oublions pas. Ne confondons donc pas le péché et le pécheur. Cette confusion est néfaste et perturbe la relation aux autres. Nous devons avoir beaucoup de miséricorde à l’égard de ceux qui ne pratiquent pas, de ceux qui se sentent égarés, nous devons avoir un regard de compassion, mais en même temps, nous devons condamner l’acte en tant qu’acte blâmable en soi. D’autant que nous sommes plus susceptibles de tolérer nos fautes et nos péchés que de pardonner ceux des autres, ce qui n’est pas juste.

À supposer le hadith unanimement authentique -et ce n’est pas le cas- on a vu dans notre communauté des musulmans qui rompent totalement avec leurs coreligionnaires, qui créent des dissensions, des discordes au prétexte que la communauté de l’islam va être divisée en 73 sectes, et que seule une entrera au Paradis. On utilise ce hadith pour se placer dans al firqa an-nâjiyya (ndrl : la faction sauvée), dans ce courant qui aurait seul le Salut, alors que les autres seraient condamnés à être voués à la géhenne, al jahannam)… Or déjà le fait de se prétendre appartenir à la firqa an-nâjiyya, relève d’une prétention et d’une arrogance qui ne sied pas au croyant, car aucun musulman n’a une garantie pour l’accès au Paradis si ce n’est par la Grâce de Dieu. Donc à cet égard il faut rester modeste. […]

Rappelons aussi que la Sunna est un terme qui signifie dans le vocabulaire des théologiens, des dogmaticiens : l’esprit orthodoxe des enseignements. Et l’esprit orthodoxe des enseignements, reste le fruit d’une interprétation. C’est pour cela qu’il faut se référer aux grandes doctrines orthodoxes de l’islam. Ici nous voyons que l’orthodoxie est plurielle. Car déjà, nous avons, entre autres, quatre madhâhib, (doctrines canoniques des pratiques). Est-ce qu’on peut considérer que de ces quatre courants, un seul uniquement verra le Paradis ? Sachant que avons aussi en matière de doctrine dogmatique d’al ‘aqida (la croyance), l’ash‘arisme, le maturidisme et le hanbalisme qui appartiennent tous au sunnisme (orthodoxie). Est-ce qu’on peut considérer que ces tendances sont vouées elles aussi à l’Enfer à l’exception d’une seule, alors qu’elles sont toutes orthodoxes (ahl as-sunna wa al-jamâ‘a) ?

Ce dont nous souffrons c’est de cette lecture simpliste des textes, le fait de vouloir imposer une certaine vérité littéraliste auquel s’ajoute un profil psychorigide. C’est cela qui fabrique de la dissension au sein de la communauté. Il faut éviter tout ce qui mène à toucher à l’unité des musulmans. Parce que l’unité des musulmans c’est l’une des grandes visées (maqâsid-s) de la shari’a.

Aussi, le fait d’être dans une société où l’on subit beaucoup de pression, de l’exclusion, du racisme et de la marginalisation, ne doit pas nous pousser à être agressifs, cela ne doit pas nous acculer à donner une mauvaise image de l’islam. Au contraire, nous devons travailler notre éthique afin d’éviter toute réaction sous l’effet de la provocation et qui mènerait justement à renforcer les préjugés et l’hostilité vis-à-vis de l’islam, qui, aux yeux de certains, reste de toute manière une religion agressive et conquérante par essence. C’est une responsabilité lourde que peu d’entre nous assument.

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Nous sommes dans cette société, elle est la nôtre, nous y vivons, nous y travaillons… : nous sommes une partie de cette communauté nationale. Nous devons vivre en bonne entente, en bonne intelligence avec nos concitoyens non-musulmans. Et les valeurs que nous appliquons à nos coreligionnaires, nous devons les appliquer à l’égard de nos autres concitoyens. C’est la seule manière de ne pas tomber dans le piège de l’exclusion, de l’agressivité sous l’effet de la pression et de la provocation. Bien sûr, cela suppose un grand esprit, une grande patience, une hauteur morale. Mais il serait ingrat et immoral de vivre parmi un peuple avec lequel notre destin est scellé et de lui être adverse.

Des gens ici protestent et contestent le fait que je fasse le du‘a (invocation) pour le bonheur de toute la société, pour ce pays la France !? Or je suis un citoyen français, et il y a beaucoup de citoyens français ici (dans la Mosquée), et s’il y a une guerre ou une grave crise qui touche la France, nous serons aussi touchés. Tout ce qui touche la société nous touche ! Tous les risques qui pourraient la menacer nous concernent ! Raison de plus… Pourquoi devrions-nous nous situer en dehors de la société comme si elle n’était pas la nôtre ?!

Tous les prophètes priaient pour leur peuple, pour leur prospérité, et pour leur guidance aussi. Il ne faut pas tomber dans cette psychologie susceptible qui crée des obstacles entre nous et le reste de la Nation française. La plupart des non musulmans sont hostiles parce qu’ils ne connaissent pas l’islam tout simplement. Il y a un passage dans le Coran que j’aime à rappeler et dans lequel Allah subhânahu wata‘âlâ dit : « Si un polythéiste te demande de le protéger, fais-le ! Afin qu’il entende la Parole de Dieu. Et accompagne le jusqu’à ce qu’il arrive en lieu sûr, car il s’agit d’un peuple qui ne sait pas[2]  ».

En effet, beaucoup de polythéistes à l’époque du Prophète le combattaient sans même connaître le contenu de son message. Ce verset vient décrire une situation où Dieu exhorte le musulman pour protéger le polythéiste jusqu’à risquer sa propre vie, alors qu’il pourrait être potentiellement hostile. En effet, le fait de le côtoyer, de le protéger, de l’aider, cela va lui permettre en même temps d’écouter la parole de Dieu. Sans lui imposer l’islam, il connaîtra ainsi le message du Prophète qu’il combattait auparavant par ignorance. Il discernera la vérité du mensonge à son sujet et fera dissiper ses préjugés à son égard…

Il s’agit ici à travers ce passage coranique, entre autres, d’un islam qui porte la bonté et la mansuétude pour l’être humain, abstraction faite de ses croyances. Et que l’ennemi s’il l’est vraiment, il l’est souvent par ignorance et il n’est jamais un ennemi absolu. C’est à ce titre, alors que la communauté musulmane du Prophète était entourée de tribus qui visaient son éradication, que le Coran est venu appeler les Compagnons à modérer leur animosité à l’encontre de leurs belligérants non-musulmans. Il leur a rappelé en ces mots sages que : « peut être un jour viendra où Allah fera une amitié entre vous et ceux que vous considériez comme vos ennemisDieu est capable. Il est tout Pardon et tout Miséricordieux[3] ».

Il faut que ce Pardon et cette Miséricorde soient incarnés dans le comportement des musulmans. Notre seigneur est Miséricordieux et Bon, nous devons être à son image. Et c’est ça l’aspect da‘watique, l’aspect communicationnel que nous devons accomplir. C’est difficile bien sûr, mais c’est cela le prix d’appartenir à une religion spirituellement et moralement exigeante. Sinon quel mérite aurions-nous si nous rendions le mal par le mal, la haine par haine, la rancune par la rancune, le racisme par le racisme, et si nous reproduisions ce que nous dénoncions chez les autres ?

Nous avons une grande responsabilité à l’égard de notre religion. Nous sommes dans ce monde, dans cette société… quelle image allons-nous donner de notre religion ? Et chaque musulman est à ce titre responsable de l’image qu’il en donne du lieu où il se trouve.

[Formules de clôture du sermon puis la Fin de la salat al jumu‘a.]



[1] Extrait de Profession imâm, 2009, situé en annexe de l’ouvrage. Avec l’aimable autorisation des éditions Albin Michel, collection Spiritualités

[2] Sourate IX, verset 6.

[3] Sourate LX, verset 7.

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