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Réflexions sur un fait divers : Ilan Halimi, « les barbares » et la guerre des civilisations

Les faits divers ont facilement la faveur du public ; cette faveur est entretenue par les habitudes de la presse. Trahisons de princesses, malheurs de stars, et crimes crapuleux font utilement vendre du papier. Il est bon pour les dominants de faire spectacle des recoins les plus sombres de l’âme humaine, écartant la réflexion de ceux de la société elle-même.

La terrible histoire du meurtre du jeune Ilan Halimi avait hélas tout pour plaire : un mauvais scénario de film noir, une bande de voyous plus ou moins imbéciles, un beau jeune homme plein de vie, une jeune femme blonde servant d’appât, une demande invraisemblable de rançon, des brutalités atroces et gratuites, une victime laissée pour morte après plus de trois semaines de séquestration et de violences, le nom de « barbares » que se donnaient ces voyous, un présumé « chef de bande » qu’on arrête en Côte d’Ivoire… De quoi alimenter pour un moment les rubriques du voyeurisme médiatique.

La motivation première de ce crime semble claire : la recherche par tous les moyens d’argent facile. Quant au reste, il faudra que l’enquête en cours s’achève, que l’on ait interrogé chacune des parties dans cette affaire, auteurs, témoins et victimes, que l’on ait procédé aux nécessaires confrontations, que les juges saisis livrent leur analyse des faits, que la juridiction compétente les juge.

Tout cela prendra du temps ; de longs mois, à tout le moins. Un juge d’instruction dirigera l’enquête ; il en confiera sans doute la réalisation à un service de police ; son dossier bouclé, s’agissant d’une affaire criminelle, il le transmettra à la chambre de l’instruction de la cour d’appel ; le parquet général prendra des réquisitions ; les personnes contre lesquelles il sera considéré qu’existent des charges suffisantes seront renvoyées devant une cour d’assises, qui aux termes de débats qui peuvent durer plusieurs jours, voire plusieurs semaines, rendra son arrêt – arrêt susceptible d’appel devant une autre cour d’assises. Même si, dans une affaire qui a particulièrement ému l’opinion publique, on peut s’attendre à ce que les choses soient promptement faites, il s’écoulera à l’évidence plus d’un an avant que la vérité judiciaire ne soit dite sur les tenants et les aboutissants de cette terrible histoire ; et la vérité judiciaire une fois dite, les spéculations pourront toujours aller bon train quant à la vérité tout court.

Ce qui sans doute restera le plus longtemps difficile à déterminer de manière un tant soit peu solide, ce sont les mécanismes mentaux – pourtant assurément sommaires – qui ont présidé à la commission de ce crime. C’est pourtant cela qui a transformé un sordide fait divers en affaire d’état, sur laquelle président de la République, premier ministre et autres autorités, politiciens de droite comme de gauche, journalistes et badauds, ont cru devoir s’exprimer comme en connaissance de cause. Mais il est vrai qu’il y avait dans cette affaire l’allégation d’un élément auquel l’opinion publique est à juste titre particulièrement sensible, et que pour cette raison les faiseurs d’opinion ont pris l’habitude honteuse d’instrumentaliser à chaque fois que l’occasion s’en présente : l’élément « antisémite ».

Le public ne dispose d’aucune information fiable : opinions intuitives, certitudes arbitraires, déclarations de troisième main, voilà ce qui fonde la rumeur. Cela ne signifie pas qu’elle soit fausse ; mais il s’agit là de questions que l’on devrait n’agiter qu’avec mesure. Autant il est essentiel de n’avoir à l’égard du racisme antisémite – pas plus qu’à l’égard de toute autre manifestation de racisme – aucune complaisance, autant il est essentiel d’éviter les amalgames et les à-peu-près explosifs. Il n’est pas certain que l’on n’ait pas, en la circonstance, mordu le trait.

Si les informations qui circulent devaient être avérées, il est certain que le crime commis sur Ilan Halimi devrait être analysé dans ses rapports avec les clichés et stéréotypes de l’antisémitisme. On a dit en effet que le fait que leur victime ait été juive aurait conduit ses bourreaux à en induire qu’elle était riche, ou qu’à tout le moins elle pouvait bénéficier de la solidarité d’une communauté elle-même riche. Ainsi, le fait de partager un stéréotype classique sur la fortune supposée « des Juifs » et sur la « solidarité communautaire » qui les unirait, aurait, à un moment où à un autre de l’accomplissement de leur crime, joué un rôle particulier. Cela signifierait qu’une certaine essentialisation des Juifs, la supposition qu’ils auraient des caractéristiques communes bien spécifiques, aurait eu sa place dans les brumeuses circonvolutions cérébrales des « barbares ». Et l’essentialisation d’un groupe humain est toujours à la base de l’idéologie raciste.

Cela dit, céder aux stéréotypes des Juifs comme riches, ou comme solidaires, ce n’est pas a priori professer leur haine ou leur détestation. C’est confondre la société avec un regroupement d’ethnies plus ou moins dotées de caractéristiques déterminées les spécifiant bien les unes et les autres ; ce n’est pas nécessairement juger en mal certaines de ces ethnies, et en bien certaines autres. Et sauf à détester les riches – ce qui ne serait pas en soi un sentiment à proprement parler « raciste » – croire que les Juifs sont riches ne conduit pas mécaniquement à les détester.

De même, on voit mal pourquoi on détesterait les membres d’un groupe au prétexte qu’on les croit solidaires les uns des autres. Ainsi, s’il est clair qu’il faut dénoncer et démonter, critiquer, déconstruire le discours qui essentialise les Juifs ou tout autre groupe humain ; s’il est clair qu’il y a un gros effort politique et idéologique à faire en ce sens ; il est moins clair qu’on aide à la compréhension de ce discours – et qu’on se donne les moyen de juger de manière équitable ceux qui agissent sous son influence – en parlant d’un crime antisémite, comme s’il était le fait de personnes animées par la haine des Juifs. Ce meurtre n’a rien à voir avec une ratonnade ou avec un pogrom. Le qualifier de crime crapuleux n’est en aucun cas l’excuser ou en minimiser la portée : c’est le nommer pour ce qu’il est.

Il a été suggéré par certains que l’élément antisémite pourrait être mieux caractérisé, et que indépendamment du stéréotype ayant pu faire croire que, parce que juive, la victime était riche et donc capable de payer une confortable rançon, l’acharnement de ses bourreaux aurait également été rendu possible par un effet direct du racisme. « Pourquoi un tel déluge de haine s’il n’y avait pas des motivations racistes ? » interrogeait ainsi un représentant de l’Union des Étudiants Juifs de France. Or, rien ne permet a priori de faire de « la haine » la source des violences commises sur Ilan Halimi ; diverses variétés du sadisme y suffisent amplement. En outre, la haine peut résulter de bien d’autres causes que du racisme : le bourreau peut haïr sa victime parce qu’elle lui résiste, ou au contraire parce qu’elle a peur de lui.

La certitude de ne pas percevoir de rançon, lorsqu’elle fut acquise par les auteurs de l’enlèvement, peut les avoir conduits à cette folie tortionnaire, aboutissant à la mort de leur victime. Est-ce parce qu’il était juif, ou parce qu’il était réduit à l’état de chose en leur possession que ce déluge de violences s’est abattu sur lui ? Il n’est assurément pas possible de le savoir quant à présent. L’opinion que certains prétendent en avoir n’engage que leur propre univers mental.

Ce qui fait de ce fait divers un événement, ce ne sont donc pas ses circonstances propres. Il faudra certes bien s’atteler à la tâche de comprendre un tel fait divers ; de comprendre comment un groupe de jeunes gens a pu en venir à tant de violence criminelle dans l’espoir de gagner quelques sous. Mais après tout l’existence du crime ne date pas d’hier ; et l’histoire des enlèvements avec demande de rançon est totalement déconnectée de l’histoire de l’antisémitisme – on se rappelle l’enlèvement du baron Empain, à qui ses ravisseurs avaient enlevé un doigt. Il faudra aussi tenter de comprendre comment des préjugés aussi absurdes que celui des Juifs « riches et solidaires » peuvent être tenaces au point, si tel est bien le cas en l’espèce, d’être l’un des éléments d’une entreprise criminelle. Mais pourtant, ce n’est pas cela qui a mobilisé le ban et l’arrière ban de la « classe politico-médiatique ».

S’il n’est pas certain – et si rien à vrai dire ne semble, à ce jour, l’indiquer de manière claire – que l’on a ici affaire à un crime raciste, il est par contre certain que jamais, dans l’histoire récente (et même moins récente) de la société française, un acte raciste n’a suscité autant de réactions que notre fait divers.

Un précédent, toutefois, a failli avoir lieu à l’été 2004. Les terribles circonstances du meurtre de Ilan Halimi n’interdisent pas de garder le souvenir de « l’Affaire » du RER D. On se rappelle en effet que la malheureuse mythomane qui s’était faite l’héroïne d’un fait divers qu’elle avait inventé de toute pièces était soumise aux mêmes stéréotypes que ceux qui pourraient bien être en cause dans ce meurtre. Accusant ses agresseurs imaginaires, « des Arabes et des Noirs », elle leur avait prêté, elle qui n’était pas juive, une attitude antisémite à son égard : ils l’auraient crue juive parce qu’ils l’avaient crue riche, du fait de son adresse dans le 16ème arrondissement de Paris.

Beaucoup de ceux qui s’étaient emballés à dénoncer cette agression comme si elle avait réellement eu lieu s’en étaient ultérieurement justifiés en affirmant qu’il importait peu que l’histoire soit fausse, dès lors qu’elle était croyable ; cela n’était pas arrivé, mais cela aurait pu arriver ; la chose était bien suffisante pour qu’on s’en émeuve. Toute la classe politico-médiatique, déjà, s’y était mise. « Les loups sont entrés dans Paris ! », s’était exclamé le président du conseil régional Île de France, avant de demander en aparté s’il n’y avait pas « un loup » dans toute cette histoire.

Pourtant, on n’avait nullement jugé utile, dans les temps qui avaient suivi, de combattre stéréotypes, préjugés, et comportements racistes – même antisémites. Au contraire, toute cette affaire avait été un élément de plus dans l’aggravation de la stigmatisation permanente des populations issues de la colonisation et reléguées dans les banlieues les plus déshéritées : de ceux qui auraient pu être, qui avaient presque été les auteurs de cette agression ; si cette jeune femme n’avait pas été mythomane, les agresseurs auraient bien été des « jeunes de banlieue » : en somme, ils ne devaient leur innocence qu’au déséquilibre mental de leur victime ; ils s’en sortaient à bon compte. Il n’est pas seulement anecdotique que le lancement de l’appel des Indigènes de la République, et sa réception enthousiaste aient pu être à juste titre considérés, par certains, comme une suite directe de cette affaire du RER D.

Certains contesteront peut-être la pertinence d’une comparaison entre un fait divers terriblement réel, la torture, l’agonie et le décès d’un jeune homme juif de vingt-trois ans, et un fait divers totalement fictif, l’agression (antisémite) dont une jeune femme (non-juive) aurait été victime de la part de « voyous de banlieue, pour moitié Noirs, pour moitié Arabes » dans le RER D. Mais le fait divers fictif a été, et c’est en cela qu’il nous importe, l’occasion d’un autre fait divers, bien réel celui-là, qui est l’émotion suscitée dans une opinion qui – déclarations officielles aidant – le tenait pour vrai. Et, réserve faite de la fiction sur laquelle elle s’appuyait, cette émotion n’est pas sans points communs avec celle suscitée par le meurtre de Ilan Halimi. D’incontrôlables « barbares » aux origines plus ou moins louches s’en prennent aux Juifs.

Deux jeunes gens – un homme et une femme – bavardaient dimanche 26 février, à l’issue de la manifestation qui vit plusieurs dizaines de milliers de personnes défiler à Paris, de la Place de la République à la place de la Nation, en protestation contre le crime. Le jeune homme insistait : « Si une chose pareille leur était arrivée, aux Arabes, tu crois qu’ils se seraient contentés de manifester ? Ils auraient tout cassé, oui ! ». Cette simple phrase, épinglée au milieu de nombreuses autres réflexions, en dit beaucoup. Le crime est ainsi vécu comme une chose qui serait arrivée « aux Juifs ». La personne de la victime disparaît au profit du symbole qu’il devient de la haine raciale. Le voici transformé en icône d’une cause sur laquelle, hélas, il n’aura plus jamais rien à dire.

La manifestation – à laquelle appelaient un grand nombre d’organisations et de personnalités, dont SOS Racisme et la Ligue des Droits de l’Homme – est considérée comme une manifestation « des Juifs ». On oppose le comportement (mesuré) de la « communauté juive » à celui (supposé excessif) qu’aurait eu, dans les mêmes circonstances, la « communauté arabe ». On envisage comme possible un équivalent pour « la communauté arabe » du meurtre de Ilan Halimi, lui-même considéré comme frappant « la communauté juive ». Au passage, on oublie que si, dans ce crime, sont possiblement en cause des stéréotypes essentialistes relatifs aux Juifs, qui expliqueraient certains aspects de son déroulement, les stéréotypes essentialistes relatifs aux Arabes sont suffisamment différents pour que les situations ne soient pas interchangeables.

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On oublie surtout que l’histoire de la société française est émaillée de très nombreux crimes racistes dont les victimes ont pu être des « Arabes » ou des « Noirs », aux côtés desquels on n’aura garde d’oublier les crimes homophobes ni les dizaines de crimes sexistes qui se commettent chaque année, qui ont parfois ému l’opinion publique, mais n’ont jamais suscité indignation de masse et réplique politique à un niveau comparable à ce qui jusqu’à preuve du contraire reste pourtant, aussi abominable soit-il, un simple crime crapuleux. La dernière fois « qu’ils ont tout cassé », c’est lors des révoltes de novembre 2005 : faut-il comparer le meurtre de Ilan Halimi à la succession des violences policières, des manifestations officielles de mépris, des discriminations et des humiliations dont sont victimes les jeunes des quartiers populaires ?

Dès lors la question n’est plus seulement de savoir ce qui, dans la société française, se joue autour de ce crime, mais aussi de savoir ce qui se joue autour des réactions qu’il suscite. Il y a quelque chose d’angoissant dans l’unanimisme que construit cet évènement. Qu’on ait éprouvé le besoin de chanter La Marseillaise (« Qu’un sang impur abreuve nos sillons ! »), ou de scander « Vive la République ! » en hommage à la victime d’un enlèvement avec demande de rançon prête à réfléchir : la « patrie » est-elle en danger dans ce type de criminalité ? Qu’y a-t-il à voir entre ce fait divers et la « question républicaine » ?

Le président de l’assemblée nationale s’est exprimé à ce sujet. Selon Jean-Louis Debré, il importait que les autorités de la République manifestent leur réprobation, puisque la République, explique-t-il, c’est le contraire du communautarisme. Ce n’est pas cette définition absurde qui nous retiendra ici[1] ; c’est plutôt le rapprochement fait entre le meurtre de Ilan Halimi et la question communautariste. Jusque là, en effet, était seulement pointé le « racisme », sous les espèces de « l’antisémitisme ». Or, la relation entre les deux registres ne va pas de soi.

On pourrait certes être tenté de chercher dans toute manifestation raciste le corollaire du « communautarisme » dont feraient preuve, précisément, les auteurs de telles manifestations : refuser, haïr, rejeter, discriminer, brutaliser, exercer des violences sur une personne à raison de sa « race », c’est à dire, le plus souvent, à raison de la communauté à laquelle on la pense appartenir, c’est prétendre à une supériorité, ou à un droit de cité particulier et exclusif pour sa propre « communauté », sa propre « race ». Pourtant, on n’a jamais attribué au « communautarisme » les comportements, attitudes, actes, discriminations ou violences racistes dont sont en permanence victimes dans ce pays les Arabes ou les Noirs ; au contraire, on les justifie parfois précisément par le refus d’un communautarisme qu’on attribue aux victimes : ainsi le racisme quotidien qui frappe les femmes musulmanes portant le « foulard ». La question du « communautarisme blanc » reste tabou dans l’idéologie dominante[2].

De quoi voulait donc parler Jean-Louis Debré ? On peut tenter de mettre ses propos en relation avec ceux tenus par Roger Cuckierman lorsque l’on a évoqué, à propos de l’affaire, la piste antisémite : « Nous avions peur que l’on cherche à dissimuler la réalité pour éviter les conflits intercommunautaires », s’était-il rassuré.

Passons – dans l’attente que la vérité soit mise à jour – sur l’affirmation péremptoire selon laquelle cette piste antisémite serait une « réalité » que l’on aurait pu chercher à « dissimuler », et attardons nous sur la fin de la phrase du président du CRIF : de quels « conflits intercommunautaires » peut-il donc bien vouloir parler ? Porte parole prétendu d’une « communauté », la communauté juive, il évoque sans doute celle-ci ; mais pour un conflit « intercommunautaire », il faut au moins deux « communautés ». Quelle est l’autre ? Poser la question, hélas, c’est déjà y répondre. C’est en effet une ritournelle bien classique, lorsque l’on parle du communautarisme, c’est des arabes, des maghrébins, des musulmans, bref des indigènes que l’on parle. « Les arabes », ceux-là mêmes qui faisaient une irruption inattendue dans le discours de ce jeune homme à l’issue de la manifestation du 26 février – et dans de nombreux autres discours à l’intérieur de cette manifestation – sont ainsi pointés du doigt au moment où on les attendrait le moins.

À cet égard, il est également significatif que certains participants de cette manifestation aient cru bon d’associer, dans un même hommage, Ilan et Sohane. Quoi de commun pourtant entre la victime d’un enlèvement crapuleux, abandonnée agonisante par ses ravisseurs, et celle d’un meurtre sexiste, tombée sous les coups d’un amoureux éconduit ? Sohane est-elle victime d’un crime raciste – voire antisémite ? Hélas, le parallèle n’a de sens que dans la stigmatisation des « jeunes de banlieue », même si le stéréotype raciste sur le « garçon arabe » s’applique mal au prétendu « gang des barbares ».

Antisémite ou pas, le meurtre de Ilan Halimi semble être le fait d’une bande d’individus hétérogène quant à ses origines, dont l’une des têtes « pensantes » serait un homme d’origine ivoirienne. Est-ce par ce qu’il se prénomme Yousouf qu’on évoque « les Arabes », comme on dirait « les Musulmans » ? Qu’un homme d’origine africaine soit mis en cause fait-il de ce crime un acte « communautaire » ? Toujours est-il qu’au fil des informations égrenées dans les journaux à l’occasion de ce drame, on apprenait, comme si cela avait un rapport avec lui, que « soixante pour cent des bandes ont pour chefs des personnes originaires du Maghreb ou d’Afrique ». Service des renseignements généraux dixit.

Or, de quelles « bandes » parle-t-on ? On ne nous le dira pas. S’il s’agit d’associations avérées de malfaiteurs – comme les « barbares » de notre affaire – que ne les arrête-t-on pas plutôt que de nous parler de l’origine supposée de leurs chefs supposés ? En attendant, on aura propagé une fois de plus cette image fantasmatique d’une « banlieue » sillonnée de « bandes » plus ou moins ethniques, passant leur temps à l’écumer, mêlant dans leurs exactions communautarisme anti-républicain, antisémitisme, et racisme anti-blancs. Réponse, en somme, à des clichés et stéréotypes essentialistes, par d’autres clichés et stéréotypes tout aussi essentialistes. On aura semé une peur sans fondement, et fourni des aliments inespérés aux violences toujours présentes de la société. On aura contribué à la prophétie autoréalisatrice de l’ethnicisation de la société française. On aura, dans le fond favorisé les manifestations qui font du racisme une plaie vivante dans le quotidien de millions de personnes : mépris, discriminations, violences.

Philippe de Villiers, qui aime à guerroyer contre ce qu’il appelle « l’islamisation de la France », qui voit derrière chaque musulman un intégriste, et derrière chaque intégriste un terroriste, et incite ainsi à la haine raciale, si bien qu’on peut sans risque d’être démenti le qualifier de raciste islamophobe, s’est présenté à la fameuse manifestation, et s’est étonné d’en être chassé manu militari aux cris de « Raciste ! Raciste ! ». Il a attribué cette expulsion à l’extrême gauche (pourtant clairement absente de la manifestation), lui reprochant de ne pas voir que « l’antisémitisme est la base[3] du racisme anti-blanc ». Le propos amusera quiconque pense aux origines idéologiques et aux accointances de l’intéressé. Après tout, l’Église catholique, dont il se prévaut, a elle-même fini par reconnaître son rôle dans le développement et la prégnance en occident de l’antisémitisme : Philippe de Villiers la considère-t-il comme l’un des artisans de ce qu’il appelle « racisme anti-blanc » ?

Il est assez significatif que l’on ait pu voir, dans la manifestation du 26 février, aux côtés de pancartes explicitement sionistes saluant la mémoire de Ilan Halimi, d’autres pancartes dénonçant, comme responsable indirect de sa mort, l’humoriste Dieudonné, et que certains aient cru pertinent d’évoquer, sinon la main, du moins un effet politique de l’appel des Indigènes dans ce meurtre.

Ce serait dans le fond assez confortable de pouvoir imputer à un artiste de music hall ou à un texte politique tous les malheurs du monde. Les préjugés antisémites n’existaient pas ; Dieudonné les a inventés ; les jeunes de banlieue se sont mis à y croire ; et ils ont tué Ilan Halimi. Les citoyens étaient tous égaux, preuve que nous étions en République ; l’appel des Indigènes est venu prétendre le contraire ; et les jeunes de banlieue (toujours eux) se croient discriminés et se vengent sur les Blancs et sur les Juifs. Elle est pas belle, la vie ?

Le problème est que pour une sottise dite, pour un lieu commun idéologique, pour une facilité de langage, pour une filouterie politique, il faut des pages et des pages de démonstrations, d’analyses, de commentaires, etc., à tel point que la partie pourrait à bon droit sembler inégale. Peut-être faut-il alors, comme un repli tactique, limiter son auditoire aux personnes qui ne sont pas par avance sourdes à ce que l’on pourrait dire.

Pour celles là, posons quelques principes et proposons quelques conclusions : Aucune grille d’analyse ethnique ne permet de comprendre la criminalité en général, et l’enlèvement de personnes pour leur extorquer une rançon en particulier. Les clichés et stéréotypes qui essentialisent une population déterminée peuvent conduire au racisme ceux qui y adhèrent ; elle peut également les conduire aux pires exactions.

Le fait que Dieudonné soit capable de reprendre à son compte les stéréotypes ethnicistes de l’idéologie dominante quant aux Juifs ne le rend pas responsable de ces stéréotypes comme s’il en était l’auteur. Il n’est pas le seul à y succomber, et les « barbares » n’avaient sans doute pas besoin de lui pour y succomber eux-mêmes. Rien dans l’appel des Indigènes de la République ne va dans le sens de ces mêmes stéréotypes, ni ne tend à favoriser le repli d’on ne sait quelles communautés sur elles-mêmes. Analyser un fait divers à travers la grille de lecture de la « guerre des civilisations », c’est plus se faire mercenaire de cette guerre qu’aider à élucider ce fait divers. Le meurtre de Ilan Halimi n’a rien à voir avec de quelconques « tensions communautaires ». Ceux qui évoquent, à ce sujet, de telles tensions, instrumentalisent la mort de ce jeune homme pour leur propre – et douteux – combat.



[1] Voir sur cette question mon livre, Le Spectre du communautarisme, ed. Amsterdam, 2005.

[2] Voir idem.

[3] à moins qu’il n’ait dit « le sommet »… peu importe !

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