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Palestine : quelles perspectives ?

Conférence donnée à l’Institut d’Etudes Politiques par M. Bertrand Badie, professeur à Sciences Politique-Paris, le 19 janvier 2005. (1). Vu l’originalité, la pertinence et surtout la gravité de l’exposé, nous avons souhaité le porter à la connaissance d’un large public. Nous remercions M.Badie de nous en avoir accordé l’autorisation. Silvia Cattori

Ce conflit israélo-palestinien n’est pas comparable aux autres. Il ne s’agit pas d’un conflit entre deux Etats. C’est le conflit d’un Etat contre un peuple, d’une puissance institutionnalisée économiquement forte contre des acteurs sociaux très largement démunis.

C’est un des derniers conflits coloniaux. Un conflit où l’exceptionnalité de l’occupant est de ne pas avoir une lointaine métropole. Le colonisateur est l’Etat d’Israël. Il a annexé 78 % du territoire et en a laissé, de fait, 22 % aux colonisés. Tout le monde joue sur cette ambiguïté. La situation est aggravée par l’asymétrie. La bi-polarité avait donné à la Palestine un semblant de puissance. La disparition de la bi-polarité a distendu les rapports entre les Palestiniens et les Etats Arabes qui garantissaient un semblant de puissance au mouvement palestinien. Aujourd’hui les Palestiniens n’ont plus de superpuissance à leur côté. Et l’Europe s’éloigne du champ moyen-oriental avec la fin de la bi-polarité.

La chose grave qui me préoccupe est cette disparition d’un équilibre de puissance. Les Palestiniens se retrouvent orphelins de Puissance, condamnés à disparaître du jeu international classique, obligés donc de se réfugier dans des formes nouvelles et dangereuses de violence. 

Or, ce phénomène, évident et facile à observer, est nié par le système international, ce qui l’aggrave. Et ceci est quelque chose qui frappe lorsque l’on étudie la diplomatie mondiale sur le conflit israélo-palestinien.

Ce qui est préoccupant est de constater que cette asymétrie fondamentale que nous devons avoir bien présente à l’esprit pour comprendre ce conflit est niée par la communauté internationale. Niée de deux manières.

Premièrement elle est niée par cette dynamique de la Communauté internationale qui introduit toujours cette fausse symétrie.

Il y a ce discours qui m’étonne beaucoup quand on parle de la crise du conflit israélo-palestinien. Il consiste à dire : il faut que chacun fasse preuve de bonne volonté. Il faut que chacun y mette du sien. Il faut que chacun fasse un pas vers l’autre. Il faut, d’une part qu’Israël soit plus modéré, mais il faut aussi que les Palestiniens renoncent à la violence.

C’est-à-dire que tout le jeu diplomatique international, aux Etats-Unis, mais également en Europe comme dans l’enceinte des Nations Unies, repose sur la proclamation de cette symétrie, que chacun y mette du sien, que chacun fasse un pas vers l’autre !

Or, précisément, ce que je voudrais dire, est que dans une situation en réalité asymétrique, dans une situation qui prive les Palestiniens de puissance, qui prive le mouvement palestinien de puissance, cette symétrie proclamée ne fait aucun sens.

On ne peut pas demander la même chose – en grammaire des relations internationales si vous me permettez l’expression – à un Etat, et à un non-Etat. On ne peut pas demander la même chose à quelqu’un qui a tout et à quelqu’un qui n’a rien. Ceci est extraordinairement dangereux. Car c’est une source de violence, de radicalisation de la violence.

Deuxièmement, le symptôme de la négation par le système international de l’asymétrie de puissance dont est victime le mouvement palestinien, est la suspension du multilatéralisme.

Tout se passe comme si le jeu multilatéral était fait pour tout le monde, sauf pour l’Etat d’Israël. Tout se passe comme si il y avait un article secret de la charte des Nations Unies, qui dispense un Etat membre des Nations Unies de l’obligation de respecter les résolutions du Conseil de Sécurité.

Cette suspension du multilatéralisme est d’autant plus préoccupante, dans un contexte où précisément la seule façon de sortir de cette aporie de l’impuissance est d’avoir le soutien du multilatéralisme, et où la seule chance de la communauté internationale pour équilibrer ce déficit de puissance est précisément de réintroduire le multilatéralisme.

On est dans une situation de blocage complet. Blocage qui se voit autant dans la capacité de veto qu’ont les Etats-Unis, que dans ce formidable isolement des Etats-Unis flanqué de la Micronésie et de Paanao lors du dernier vote à l’Assemblée générale des Nations Unies. Vote qui n’a, là aussi, aucune signification car les votes de l’Assemblée générale n’ont pas d’effet exécutoire. Ce qui est un grand problème.

Il y a un autre problème que je vois apparaître dans l’évolution géo-politique : c’est la crise montante du nationalisme. Il faut rappeler que l’un des contreforts de l’existence passée du Mouvement palestinien, c’était quand même l’arme du nationalisme ; c’était la grande époque du nationalisme arabe qui mobilisait, structurait la géo-politique régionale.

Dans les années cinquante et soixante, les vrais piliers solides de l’ordre proche- oriental étaient ceux du nationalisme. Il structurait les régimes, il mobilisait les individus.

On est entré maintenant dans un autre monde dans lequel le nationalisme perd de sa crédibilité. Il y a une régression du nationalisme dans le monde, pas besoin de développer là dessus, c’est quelque chose qui est connu et dont les conséquences ne sont pas suffisamment prises en compte.

Au moment où le nationalisme ne mobilise plus, il ne faut pas s’étonner que les diplomaties d’état dans le monde arabe, aient du mal à se définir par rapport à la question palestinienne et qu’il soit tellement difficile aussi pour le mouvement palestinien de construire ou reconstruire son identité.

Je dirais même que le nationalisme palestinien, devenu une aporie suite à l’échec du processus d’Oslo notamment, conduit peu à peu à donner une surprime à ceux qui jouent d’autres cartes que le nationalisme et, bien entendu, apparaît ici cette compensation du nationalisme que constitue l’identitarisme et, effectivement, la montée de mouvements de type islamiste.

Un autre paramètre que nous devons prendre en compte est l’immense danger que constitue, non pas le processus d’Oslo, mais ce que j’appelle le processus d’échec d’Oslo. Ce processus d’Oslo – en quoi je ne croyais pas dès 1993 – est finalement apparu comme extraordinairement coûteux, pour une raison qui est très importante : c’est qu’Oslo avait marqué un début d’institutionnalisation du mouvement palestinien avec la création de l’Autorité palestinienne et que l’échec d’Oslo a marqué quelque chose dont le mouvement palestinien n’avait pas besoin ; à savoir un processus de désinstitutionalisation.

Le mouvement palestinien, le monde palestinien, le peuple palestinien – vous voyez, parfois j’hésite même à trouver le mot juste – se trouve victime des effets pervers du processus d’institutionnalisation. Cela est quelque chose de bien connu de la science politique. Je ne veux pas jouer les pédants, mais la science politique vous explique qu’à partir du moment où une société se désinstitutionnalise qu’est-ce qu’elle devient ? Elle devient une foule. Société moins institution, égale foule.

Le phénomène est très dangereux. Car une fois livré à lui-même, un peuple qui est en quête de son émancipation et de sa liberté, risque de produire de la violence.

Mais un peuple, qui est victime, qui a commencé à entrer dans une logique institutionnelle et qui ensuite est frappé de désinstitutionalisation, connaît quelque chose de beaucoup plus inquiétant qui est le passage à l’état de foule.

Quand vous êtes une société, si on démantèle les institutions de façon systématique, si on vous prive d’institution, on vous fait perdre toute crédibilité, toute signification nationale ou internationale. Dès lors, vous entrez dans une logique de foule. Cette logique de foule n’est compensable que, justement, par l’identitarisme. Et, là aussi, c’est à nouveau le nationalisme palestinien qui s’en trouve affaibli au profit des mouvements d’inspiration fondamentaliste.

Je termine par un dernier paramètre. Ce que j’ai décrit en termes, veuillez m’en excuser, plutôt pessimistes et inquiets, aboutit aujourd’hui à mettre en lumière de constats.

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Premier constat.

Tout ce que je viens d’exposer, de façon un peu schématique et brève, tend à produire de façon, hélas, banale, quelque chose qui est de moins en moins de la violence politique et de plus en plus de la violence sociale. C’est-à-dire une violence qui est de plus en plus difficile à encadrer, à institutionnaliser, à organiser.

La violence politique est une violence qui est pensée par une organisation politique à des fins politiques. Elle peut être la violence d’un Etat contre un autre Etat, une guerre interétatique classique. Mais elle peut être aussi la violence conduite par une organisation de libération en vue de s’émanciper d’une domination. 

La violence sociale, est tout autre chose. C’est une violence qui se produit dans un contexte de désinstitutionalisation, de perte de capacité des organisations.

Donc, la violence sociale, est quelque chose d’individuel, quelque chose de non contrôlable, quelque chose de non maîtrisable. Quelque chose qui est intimement lié à un certain nombre de facteurs que le sociologue Durkheim a su étudier : l’humiliation et la frustration.

L’humiliation et la frustration créent un manque d’intégration sociale ; le manque d’intégration sociale produit de la violence sociale, ce que Durkheim appelle l’anomie. Hélas nous en sommes là.

Si je cite Durkheim, ce n’est pas par hasard. Il a écrit un livre à propos des effets de la violence sociale et nationale et à propos de la violence anomique : c’est le suicide. Effectivement cette découverte du suicide comme instrument d’action violente va tout-à-fait dans le sens d’une violence qui n’en est plus au stade politique mais au stade de la production sociale. C’est quelque chose que je considère comme très dangereux car, ni canalisable, ni maîtrisable.

Deuxième constat.

C’est de la folie de répondre à cette violence sociale montante par des pulsions de puissance et par la coercition. Voilà où nous en sommes. C’est-à-dire, d’un côté l’Etat, en face le non-Etat et la désinstitutionalisation. Du côté de la désinstitutionalisation, une violence sociale à laquelle on répond par la puissance et la coercition. Ceci m’amène à deux constatations pour conclure.

Premièrement. On n’a jamais vu dans l’histoire du monde une puissance qui parvient à arrêter la violence sociale. Cela n’a jamais existé. Ce n’est pas possible. C’est une équation impossible. Je me permets d’apporter très modestement mes connaissances de sociologue pour dire : M. Sharon, vous n’arriverez pas, ce n’est pas possible. L’idée que l’on puisse utiliser les instruments de la coercition pour contenir une violence sociale, elle-même produite par l’humiliation et la frustration, c’est quelque chose d’impossible

Deuxièmement. Trois fois hélas et c’est l’un des paramètres les plus pénibles du conflit actuellement : la puissance, telle qu’elle est déployée par l’Etat d’Israël, fonctionne dans le court terme. Pourquoi ? Parce que les territoires soumis à un contrôle de puissance et coercitif, sont discontinus et donc, techniquement, contrôlables dans le court terme.

On s’aperçoit que l’Etat d’Israël dans sa configuration actuelle, est davantage protégé par les effets de la violence qu’hier. Mais c’est à court terme.

Donc, à court terme cela permet à Israël, de reproduire l’illusion de la puissance, pour être réélu et, en tous les cas, pour vendre de la sécurité à un électorat et une population crédules. Mais, à moyen terme et à long terme, cela ne peut pas marcher.

A moyen et long terme cette violence sociale, très conjoncturellement contenue, s’aggrave, se renforce et, ce que je crains, c’est que de cet effet de renforcement et d’in compassion naisse quelque chose de bien plus terrible encore.

En conclusion : ces élections, ce discours, ce pari de Mahmoud Abbas qui peut être un pari courageux, et qui consiste à dire « on va renoncer à la violence et sur la base de cette renonciation on va renouer le fil du dialogue », j’aimerais bien pouvoir y croire.

Mais je suis sceptique pour les raisons que j’ai avancées et je suis sceptique aussi par le fait que dans cette situation d’asymétrie où il se trouve plongé, sans violence, le peuple palestinien est dans une situation de totale faiblesse.

En face de lui on vous explique qu’il n’est pas question de changer quoi que ce soit. Et, s’il n’est pas question de changer, ce que l’on veut imposer aux Palestiniens est un contexte dans lequel le refus de changer reçoive au moins l’adhésion tacite et pacifique de l’adversaire. C’est quand même une très cruelle équation.

Pardon de ces éléments de conclusion qui ne prêtent pas à l’optimisme.

 

Fait à Genève, le 5 février 2005.

 

(1) Conférence enregistrée par Silvia Cattori à l’Institut d’étude politiques de Paris.

M. Badie intervenait à l’invitation des étudiants palestiniens en France (associations Adala et GUPS).

M. Badie est l’auteur, entre autre, de L’État importé (1992), La Fin des territoires (1995), Un monde sans souveraineté (1992), La Diplomatie des droits de l’homme (2002) Impuissance de la puissance. Essai sur les nouvelles relations internationales (2004) Editions Fayard.

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