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« Opération Vote Musulman »

Un spectre hante les élections générales, le spectre du ‘vote musulman’.

Des centres de presse, aux quartiers généraux et jusque dans les enceintes des mosquées, la rumeur publique augure que les fantômes d’Iraq, de Belmarsh et de Guantanamo seront les invités surprises de cette journée électorale, au grand effroi du Parti Travailliste.

La notion du ‘vote musulman’ est, de ce côte-ci de la Manche, tout autant controversée – les comportements de vote sont basés sur une multitude de facteurs et les musulmans voteront comme le reste de leurs concitoyens aujourd’hui pour différents partis et sur différentes questions. Mais sous le matraquage d’une presse à l’affût de tout ce qui pourrait créer la sensation et au travers des consignes de vote délibérément publiques de quelques groupes d’intérêts musulmans, les principales forces politiques britanniques sont convaincues que le ‘vote musulman’ pourrait aujourd’hui faire ou défaire leur fortune électorale.

Quelques données historiques et géographiques confirment que leur crainte pourrait ne pas être totalement infondée. Constituant dans leur grande majorité l’un des électorats les plus traditionnellement rattachés aux travaillistes et comptant approximativement pour 1,1 million sur les 44 millions d’électeurs britanniques potentiels, leur très forte concentration géographique dans le Sud-est (en particulier dans Londres et sa périphérie) et dans une poignée d’anciennes villes ouvrières dans le Centre (Midlands) et le Nord de l’Angleterre, atteste de leur appréciable contribution dans la destinée politique de plusieurs députés travaillistes siégeant à Westminster.

Dans près de 40 circonscriptions, au moins 10% de la population locale est de confession musulmane, dans neuf circonscriptions ce taux s’élève à 20% et dans trois circonscriptions électorales clefs pour les travaillistes, les chiffres sont spectaculaires : ‘Bradford West’ (38%), ‘Birmingham Sprakbrook and Small Heath’ (40%) et ‘Bethnal Green and Bow’ (39%).

L’invasion de l’Iraq a profondément bousculé les clivages politiques. Pour la première fois dans l’histoire de leur présence au Royaume-Uni, des milliers de citoyens musulmans sont devenus les acteurs majeurs d’un mouvement de masse et leur participation au cœur du mouvement anti-guerre mais aussi au sein d’organisations de défense des libertés civiles constitue un tournant historique : l’entrée dans une nouvelle temporalité, du processus de construction de la citoyenneté, d’une population restée jusque là largement en marge des mouvements sociaux.

En d’autres termes, si suffisamment d’électeurs musulmans se détachaient du Parti Travailliste, la position de ces derniers dans plusieurs circonscriptions deviendrait insoutenable. Le leader du Parti Travailliste connaît les possibles conséquences d’une défaite, dans un ou plusieurs anciens fiefs travaillistes, sur la poursuite de sa carrière politique à la tête du gouvernement.

C’est dans ce contexte électoral que les Libéraux Démocrates, troisième force politique derrière les Conservateurs, mais aussi la nouvelle coalition anti-guerre Respect, dirigée par le député George Galloway et qui est pour l’essentiel animée par une génération de jeunes musulmans nouvellement politisés, visent ouvertement le vote de l’électorat musulman.

En dépit des apparences chaotiques des messages de dernières minutes jetés dans les boîtes aux lettres, les trois principaux partis politiques ont poursuivi ces deux dernières années des stratégies d’une exemplaire similarité pour conserver ou attirer les électeurs musulmans.

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  • Le premier chapitre de ‘Opération Vote Musulman’ est un classique des manœuvres de cooptation avec la création de ‘commissions musulmanes’ au sein de chaque parti.
    En juillet 2003, Stephen Timms, le député travailliste d’East Ham (Est de Londres), inaugurait l’organisation ‘indépendante’ Muslims For Labour (devenue depuis Muslims Friends of Labour). Pour la petite histoire, Timms a, en dépit des promesses faites à ses administrés soutenu la guerre en Iraq dans une circonscription où 30% de la population est musulmane. Mais ceci n’est évidemment qu’une coïncidence.
    Pas du genre à se laisser dépasser par l’ingéniosité travailliste, les Conservateurs s’équipaient de leur ‘Forum Musulman’ fin 2004. Pure démagogie ? Pas du tout, selon Dominic Grieve, porte-parole de la commission sur les minorités ethniques du Parti Conservateur, l’objectif du Forum est de ‘permettre aux musulmans de faire leurs propositions au Parti Conservateur’.
    Finalement, les Libéraux Démocrates se laissaient également tenter et créaient leur attrape-nigaud en janvier 2005 au sein de la commission ‘Minorités Ethniques pour les Libéraux Démocrates’ (EMLD) fondée il y a onze ans. A ce propos, Fiyaz Mughal, le Président d’EMLD, ne semble pas particulièrement enchanté : ‘les musulmans ne veulent pas être isolés ou séparés… C’est une erreur de commencer à créer des petits groupes de manière purement opportuniste et c’est un facteur de désunion. D’autres minorités exigeront aussi le leur alors que la question fondamentale et commune aux minorités est la question de l’égalité ».

  • Le second chapitre d’Opération vote Musulman a consisté pour chaque parti à se doter de sa vitrine de musulmans de service. Ces élections seront marquées par un nombre record de candidats musulmans paradés par les trois principaux partis politiques. Les Lib Dems caracolent en tête avec 22 candidats alors qu’ils n’étaient que 10 en 2001. Les travaillistes ont sélectionné 8 musulmans parmi lesquels les actuels députés Mohammed Sawar et Khalid Mahmood qui tenteront de conserver leur siège respectivement à Glasgow Govan (Ecosse) et Birmingham Perry Barr. Les conservateurs ont élus 15 candidats musulmans, soit 3 fois plus que pour les dernières élections générales.
    Que personne ne s’attende cependant à voir un nombre record de députés musulmans siéger à la Chambre des Communes après le 5 mai. De l’aveu même de leur parti, une poignée d’entre eux seulement ont quelque probabilité de devenir députés. Seuls les travaillistes ont sélectionné des candidats pour défendre les chances du Parti dans des circonscriptions qu’ils administrent, une mesure qui, selon Hanif Adeel, le coordinateur national de Muslim Friends of Labour, est significative de l’engagement du Parti Travailliste pour assurer une représentation réelle des musulmans au ‘cœur de la politique du gouvernement et au centre des processus de décision politique’.
    Dominic Grieve nous rassure sur la bonne foi des conservateurs : ‘ce n’est pas dans la tradition de notre parti d’élire des candidats dans nos fiefs traditionnels sans que ces derniers n’aient fait leur preuve et comme la plupart de ces candidats se présentent pour la première fois, il aurait été surprenant qu’ils soient sélectionnés dans des circonscriptions où nous étions sûrs de l’emporter.’
    On reste cependant pour le moins dubitatif lorsque l’on apprend que les trois partis politiques ont sollicité la militante anti-guerre et candidate très en vue de Respect à Birmingham Sparkbrook, Salma Yaqoob, pour se présenter pour chacun de leur parti en dépit de son hostilité très ouverte envers eux : ‘les accusations que nous lancent nos opposants politiques sur notre pseudo politique communautariste et opportuniste sont hypocrites. Nous ne sommes peut-être qu’un nouveau parti mais nous sommes suffisamment vieux pour comprendre leurs jeux cyniques de récupération établis sur la base d’accomplissements chimériques et de fausses promesses »

  • Mais le troisième et plus controversé aspect de ‘l’Opération Vote musulman’ est le développement délibéré dans la course au pouvoir d’une rhétorique de type communautariste dont l’objectif est d’associer certaines parties d’un programme politique à des valeurs censées définir les préoccupations centrales des électeurs musulmans. Pas une journée électorale ne s’est écoulée sans que les appareils politiques ne placent dans des médias ciblés une propagande associant les Libéraux Démocrates à l’‘opposition’ à la guerre, les travaillistes aux ‘écoles religieuses’ et les conservateurs aux ‘valeurs familiales traditionnelles’. Une littérature a même été conçue spécialement pour les boites aux lettres de musulmans noyées de références positives sur l’Iraq, la Palestine, le Bangladesh et autres douceurs.
    Mais de manière plus inquiétante encore, la politique communautariste est aussi utilisée dans la direction opposée dans des circonscriptions où les Travaillistes ont perdu toute illusion de regagner la sympathie des électeurs musulmans. C’est le cas à Bethnal Green and Bow dans l’Est de Londres, où le duel entre la loyaliste de Blair, Oona King et le champion du mouvement anti-guerre et candidat de Respect George Galloway annonce une échéance fatale. Dans cette circonscription qui compte près de 40% de musulmans, Oona King a été élue à deux reprises consécutives avec une majorité de 10000 voix en 2001. Trop consciente de la colère que son suivisme blairiste a provoqué parmi une partie de ses administrés, Oona King a fait campagne en se référant sans arrêt à son identité juive et est même allée jusqu’à insinuer que les militants du parti rival étaient antisémites, au risque d’enflammer les relations intercommunautaires.

  • Mais ce ne sont pas uniquement les stratèges politiques des partis qui ont caricaturé les musulmans britanniques comme un bloc homogène uniquement préoccupé par le Moyen Orient et les questions religieuses. L’establishment musulman lui-même, en particulier à travers le Muslim Council of Britain (MCB) très proche du gouvernement a été un acteur central de ‘l’Opération Vote Musulman’, trop heureux de définir une plateforme politique étroite établie sur une base religieuse étriquée au détriment d’une analyse générale sur les logiques de domination économique, politiques et symboliques et dans la perspective de convergences avec d’autres communautés d’opprimés.

    Le danger, pour les Musulmans qui se sont radicalisés à travers le mouvement anti-guerre et sur les libertés civiles et qui se sont frénétiquement impliqués ces dernières semaines dans la campagne électorale pour défaire le Parti Travailliste, serait qu’une nuit de désenchantement les détourne à jamais de toute forme d’engagement citoyen. Ils sauront au contraire que les mouvements de libération et d’émancipation prennent des décennies à mûrir, et que l’étude et l’analyse d’autres mouvements d’émancipation minoritaires au Royaume-Uni mais également aux Etats-Unis et en France peuvent être d’une aide précieuse pour éviter les innombrables écueils et manœuvres de division qui se présenteront inévitablement sur leur chemin.

    Pour le moment, une seule chose est certaine, de nombreux Musulmans britanniques ne sont plus des téléspectateurs passifs prêts pour quelques menus deniers à cocher une croix à côté de la case des travaillistes tous les cinq ans.

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