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« Omerta » sur la bombe israélienne

En conflit sur la question du Cachemire, l’Inde et le Pakistan se livrèrent en 1998 à une escalade vertigineuse, offrant au monde le spectacle terrifiant de leurs essais nucléaires. Cette confrontation, toutefois, opposait deux puissances atomiques dont la crainte réciproque interdisait tout passage à l’acte. La crise indo-pakistanaise fournit alors une nouvelle illustration de l’équilibre de la terreur, la peur d’une destruction mutuelle assurée ramenant à la raison les deux protagonistes.

La crise du « nucléaire iranien », en revanche, s’inscrit dans une configuration parfaitement asymétrique. Elle oppose un Etat non nucléaire à l’hyperpuissance planétaire, alliée de surcroît à la principale puissance militaire du Moyen-Orient. Accusée de vouloir la fabriquer, la République islamique ne détient pas l’arme nucléaire. Les Etats-Unis, eux, sont de loin la première puissance nucléaire mondiale et la seule à en avoir fait usage. Quant à l’Etat d’Israël, il possède l’arme atomique tout en s’interdisant de l’avouer, même si évidemment nul ne l’ignore.

Cette « omerta » sur la bombe israélienne fait partie d’une stratégie de communication dans laquelle l’Etat hébreu est passé maître. Seul Etat nucléarisé du Proche-Orient, Israël jouit d’un privilège dont il n’entend pas se défaire : il a le droit d’avoir la bombe à condition de ne pas s’en vanter. Le faux lapsus d’Ehoud Olmert, en décembre 2006, ne déroge pas à la règle de cette « ambiguïté » dont le « père de la bombe israélienne », Shimon Pérès, a défini l’esprit de longue date.

En ajoutant Israël à la liste des Etats officiellement nucléarisés, Ehoud Olmert envoyait un signal limpide aux ennemis de l’Etat hébreu. En publiant aussitôt un démenti, il maintenait la fiction d’une bombe israélienne officiellement inexistante. La duplicité israélienne fait coup double : elle exerce un effet dissuasif puisque la bombe existe, sans encourir les foudres de la communauté internationale puisqu’il est entendu qu’elle n’existe pas.

De là, sans doute, l’aspect surréaliste du débat sur la crise nucléaire au Moyen-Orient : une bombe purement virtuelle donne des sueurs froides (Iran), à l’instant même où un arsenal colossal mais officiellement inexistant ne suscite aucune inquiétude (Israël). De là aussi, sans doute, le caractère presque humoristique, involontairement sans doute, de certains commentaires.

Ainsi Le Monde, dans son éditorial du 13 décembre 2006, s’indigne-t-il des déclarations d’Ehoud Olmert. Non, certes, pour déplorer l’existence de la bombe israélienne alors que le Moyen-Orient est en proie aux plus vives tensions. Mais pour reprocher à Israël, ingénument, d’avoir fait cet aveu au moment inopportun : « Cet aveu en forme de lapsus ne pouvait pas tomber à un plus mauvais moment. La communauté internationale essaie depuis plus de trois ans de décourager l’Iran d’utiliser son programme nucléaire civil pour se doter de l’arme atomique ».

Rien d’étonnant, au demeurant, à ce que la politique des « deux poids, deux mesures » s’applique aussi en matière nucléaire. Frappé d’irréalité par le discours officiel, soustrait à tout contrôle international, le programme nucléaire israélien bénéficie d’une complicité occidentale à toute épreuve. Sans parler des Etats-Unis, principal pourvoyeur d’armes de l’Etat hébreu, les grands pays européens peuvent-ils être crédités d’une parfaite objectivité dans le règlement de la « crise nucléaire iranienne » ? Pour négocier avec la République islamique, la France, l’Allemagne et la Grande-Bretagne furent dépêchées à Téhéran, initiant un processus qui aboutit à la résolution 1737 et à l’ultimatum onusien intimant à l’Iran d’interrompre l’enrichissement de l’uranium.

La France ? C’est elle qui livra à l’Etat d’Israël les clés de la technologie nucléaire à la fin des années Cinquante. L’Allemagne ? Elle a vendu à l’Etat hébreu des sous-marins de type Dauphin qui sont aujourd’hui équipés d’ogives nucléaires. La Grande-Bretagne ? Elle est l’auxiliaire zélée des Etats-Unis en Irak, où 20 000 de ses soldats stationnent dans le sud, à proximité de la frontière iranienne. Une étrange médiation, à vrai dire, fut ainsi confiée à trois puissances occidentales dont le parti pris n’est un secret pour personne.

A l’heure où la communauté internationale s’inquiète des risques de prolifération, l’histoire de la bombe israélienne en fournit pourtant un remarquable exemple. Fondateur de l’Etat hébreu, David Ben Gourion avait songé à l’option nucléaire dès la première guerre israélo-arabe. Le comité pour l’énergie atomique fut créé en 1952, et des prospections minières engagées dans le désert du Néguev. Celles-ci s’avérant infructueuses, Israël finit par acheter du minerai d’uranium à l’Afrique du Sud. Mais le partenaire essentiel, pour Israël, ce fut la France.

Un accord secret avec le socialiste Guy Mollet, en 1956, permit à l’Etat hébreu de maîtriser la technologie nucléaire. La centrale de Dimona fut construite, à partir de 1958, avec l’aide de techniciens français. Unis dans la lutte contre le nationalisme arabe, la France et Israël scellèrent par ce pacte nucléaire une alliance dont la calamiteuse expédition de Suez fut le principal fait d’armes. Nasser en sortit politiquement victorieux, auréolé de sa résistance à l’agression des puissances coloniales. Mais l’alliance franco-israélienne, elle, survit jusqu’aux révisions déchirantes que lui imposa le général de Gaulle lors de la guerre de juin 1967.

Prenant le relais de l’alliance française à la fin des années 60, les Etats-Unis ne furent pas moins coopératifs. Désireux de limiter la prolifération, le président Kennedy reprocha surtout aux Israéliens de lui cacher la vérité. Son successeur, lui, s’employa à forger un compromis aussi favorable que possible à l’Etat juif. Aux termes de l’accord entre Lyndon Johnson et Golda Meir, aucune pression ne devait s’exercer sur Israël pour lui faire signer le traité de non-prolifération. En échange, Israël devait cultiver l’ambiguïté sur la réalité de son arsenal nucléaire. Complaisante dérogation à la loi internationale, en somme, contre respect scrupuleux de la loi du silence.

Fruit d’une prolifération sciemment organisée, le programme nucléaire israélien put ainsi prospérer à l’abri d’une connivence occidentale jamais démentie. Bénéficiant d’un statut exorbitant du droit commun, la bombe israélienne plane comme une épée de Damoclès au-dessus du Moyen-Orient. Selon les estimations les plus courantes, Israël possèderait 200 à 400 têtes nucléaires, représentant une force de frappe équivalente à plusieurs milliers de fois Hiroshima. Pour les lancer, les forces israéliennes disposent à satiété de vecteurs aériens (300 chasseurs F-16), balistiques (50 missiles Jéricho-2) et navals (3 sous-marins Dauphin).

Ce formidable arsenal, les dirigeants israéliens en nient officiellement l’existence. Mais paradoxalement, ils ne répugnent nullement à évoquer son éventuelle utilisation. Dans son édition du 7 janvier, le Sunday Times révèle ainsi que l’armée israélienne aurait mis au point un plan de destruction des installations iraniennes d’enrichissement de l’uranium au moyen d’une frappe aérienne utilisant l’arme nucléaire tactique.

Citant des sources militaires israéliennes, évidemment anonymes, il indique que deux escadrilles de l’aviation israélienne se préparent à cette mission en effectuant des vols d’entrainement jusqu’à Gibraltar. Mais surtout, précise l’hebdomadaire britannique, l’option de l’arme nucléaire tactique aurait été clairement retenue par l’Etat-major israélien, lequel craindrait l’inefficacité des bombes conventionnelles contre des installations souterraines et bien défendues.

Difficile de voir seulement, dans ces révélations, de simples élucubrations journalistiques. Faut-il plutôt y déceler un message adressé à bon entendeur par des « fuites » qui n’en sont pas ? Probablement. Car l’essentiel, pour Israël, est d’accréditer peu à peu l’idée d’une frappe nucléaire préventive contre un Etat jugé extrêmement dangereux, qualifié de « menace multidimensionnelle » par l’administration Bush, et qui figure au premier rang de la démonologie occidentale. Le plan israélien évoqué par le Sunday Times ressemble fort, d’ailleurs, à celui qu’auraient envisagé les Etats-Unis si l’on en croit les révélations du New Yorker en avril 2006.

Lors du bombardement israélien de la Syrie, en octobre 2003, Ariel Sharon déclara qu’« Israël frapperait ses ennemis à n’importe quel endroit avec n’importe quel moyen ». Comme l’a montré la « guerre de 33 jours » contre le Liban, l’état d’esprit des dirigeants israéliens n’a guère changé. Et l’on aurait tort de croire Israël moralement incapable d’une attaque nucléaire préventive contre l’Iran : surtout lorsque ce dernier semble sur le point d’acquérir l’arme atomique, et qu’il apporte sa propre tête sur un plateau en multipliant les provocations verbales contre l’Etat hébreu.

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Le principal objectif de la dissuasion nucléaire, c’est d’éviter la guerre. Mais encore faut-il se doter d’une doctrine d’emploi adéquate. Avec la « dissuasion du faible au fort », le général de Gaulle forgea une doctrine qui interdit toute frappe préventive, a fortiori contre un Etat non nucléarisé. Appliquant à la stratégie nucléaire la doctrine israélienne de la guerre préventive, l’administration Bush, en revanche, a fait exploser le concept de dissuasion. Substituant une doctrine offensive à une doctrine défensive, la nouvelle stratégie américaine abolit la différence entre état de guerre et état de paix.

La menace étant planétaire et permanente, il faut pouvoir frapper le premier, partout et par tous les moyens. Cette doctrine, aujourd’hui adoptée par l’administration Bush, fut d’abord celle de l’Etat d’Israël dans sa confrontation avec le monde arabe. Il n’a pas hésité à lancer ses forces aériennes sur l’Egypte, la Syrie, le Liban, la Jordanie, l’Irak et la Tunisie, sans parler des territoires palestiniens constamment pris pour cibles. L’histoire militaire israélienne, avec l’offensive aérienne de juin 1967 contre l’Egypte et la Syrie, fournit d’ailleurs l’archétype de la guerre préventive. Cette stratégie a toujours été payante. Pourquoi ne pas la mettre en œuvre, demain, contre la République des mollahs ?

L’utilisation de l’arme nucléaire en première frappe, manifestement, ne soulève aucune objection métaphysique dans ces deux démocraties exemplaires que sont les Etats-Unis et Israël. L’humanité étant répartie d’avance entre deux catégories (les bons et les méchants), le choix des armes répond uniquement à des critères d’efficacité. Pour les Etats-Unis, il suffit de consulter la Nuclear Posture Review, qui a résumé en janvier 2002 la nouvelle doctrine stratégique américaine : l’arme nucléaire y est banalisée, elle devient une arme comme les autres, susceptible d’être utilisée à sa guise par le président, de façon offensive ou défensive.

Agitée sans relâche contre le régime des mollahs, cette menace militaire a eu pour principal effet de donner un coup d’accélérateur au programme nucléaire iranien. Téhéran a tiré les leçons de l’expérience irakienne : une nation rétive à l’ordre néo-impérial court le risque de la vitrification par la cybernétique militaire américaine, suivie d’une occupation de longue durée par la soldatesque occidentale, au prix d’un chaos destructeur et du pillage de ses ressources. La seule façon d’échapper à un sort aussi funeste, de toute évidence, c’est d’acquérir au plus vite les armes de destruction massive capables d’exercer un effet pour le moins dissuasif.

Si le régime iranien avait envisagé de renoncer à toute ambition nucléaire, nul doute que la politique américaine eût été prompte, par conséquent, à le faire changer d’avis. Sans doute faut-il y voir le principal dommage collatéral de la stratégie néoconservatrice : à vouloir plier les autres à sa propre volonté, on les contraint à faire exactement l’inverse de ce que l’on attendait. A l’instar de la menace soviétique en Europe dans les années 50, le bellicisme américain confère aujourd’hui un prestige inédit à la stratégie de dissuasion du faible au fort. Paradoxe historique qui ne manque pas de saveur : l’une des premières décisions de la République islamique fut l’interruption du programme nucléaire du Chah.

Encouragé par les Etats-Unis dont il était l’allié régional, le monarque iranien signa après 1973 de juteux contrats avec la France et l’Allemagne pour la construction de centrales nucléaires. En contrepartie, l’Iran participait financièrement au projet Eurodif. Avant la chute du régime, l’opposition dénonça cette politique, jugée onéreuse et inutile pour un pays riche en hydrocarbures. Le programme fut suspendu par Chapour Bakhtiar en janvier 1979, décision aussitôt confirmée par Mehdi Bazargan, premier chef de gouvernement de la République islamique.

Mais la sanglante guerre Iran-Irak changea la donne. Seul face à l’agresseur irakien, le régime iranien mesura sa propre faiblesse face à une coalition internationale faisant bloc avec Saddam Hussein. La participation indirecte des puissances occidentales, les livraisons massives d’armes chimiques à l’Irak, la destruction en plein vol d’un Airbus civil iranien par la chasse américaine, ont fait prendre conscience à l’Iran qu’il ne pouvait vraiment compter que sur lui-même. Et c’est durant cette guerre impitoyable (1980-1988) que l’idée du parapluie nucléaire a sans doute fini par s’imposer auprès de l’élite dirigeante.

Les exigences de la Realpolitik coïncidèrent, du reste, avec la ferveur nationaliste. La maîtrise nationale des sources d’énergie n’est pas pour les Iraniens une question anodine. Premier ministre de 1951 à 1953, Mosaddeq avait fait de la souveraineté iranienne sur les ressources pétrolières un principe intangible. Il fut chassé du pouvoir par un coup d’Etat militaire fomenté par la CIA. Les dirigeants de la République islamique, à leur tour, voient dans la maîtrise de la technologie nucléaire un attribut fondamental de la souveraineté et une source de fierté nationale.

A supposer qu’elle voie le jour, l’arme nucléaire iranienne exercera évidemment une fonction défensive. Même s’il consentait des efforts titanesques, le régime iranien serait bien en peine de constituer un arsenal capable de rivaliser avec les stocks d’engins colossaux dont disposent ses adversaires. Dans le meilleur des cas, il acquerrait suffisamment d’armes pour dissuader quiconque de l’agresser, mais jamais assez pour passer à l’offensive.

Lors de ses déclarations controversées à la presse internationale, le président de la République française n’a pas dit autre chose. « Je dirais que ce n’est pas tellement dangereux par le fait d’avoir une bombe nucléaire – peut-être une deuxième un peu plus tard, bon … ça n’est pas très dangereux. Mais ce qui est dangereux, c’est la prolifération. Ça veut dire que si l’Iran poursuit son chemin et maîtrise totalement la technique électronucléaire, le danger n’est pas dans la bombe qu’il va avoir et qui ne lui servira à rien » (Le Monde, 1er février 2007).

C’est la prolifération, en effet, qui constitue le véritable danger. Notamment celle dont trois pays non-signataires du TNP ont bénéficié en toute illégalité de la part des puissances occidentales : Israël, l’Inde et le Pakistan. Trois pays géographiquement proches de l’Iran, et dont la capacité à brandir la menace nucléaire en cas de crise grave ne fait aucun doute. Ajoutée au surarmement nucléaire américain, cette politique de prolifération sélective a jeté le discrédit sur le TNP. Soucieux d’équilibre régional, il n’est pas surprenant que l’Iran cherche à obtenir à son tour un instrument aussi convoité de la puissance étatique.

Détenteurs d’un mini-arsenal nucléaire, les dirigeants iraniens seraient-ils plus dangereux pour la paix du monde que ceux d’Israël ? Il faut un sérieux parti pris pour ne voir dans la République islamique qu’un repaire d’illuminés flirtant avec l’apocalypse. L’Iran est une puissance qui n’a jamais été offensive depuis des siècles, l’immensité de son territoire montagneux et sa diversité ethnoculturelle lui assurant profondeur stratégique et rayonnement régional. Pourquoi exercerait-il une menace nucléaire ? Serait-ce pour « rayer Israël de la carte » ?

Chacun sait que les diatribes du président Ahmadinejad évoquent la destruction de l’entité sioniste, et non un nouveau génocide, même si les ambiguïtés de la conférence de Téhéran ont entretenu la confusion. Au fond, les dirigeants iraniens rêvent de la suppression d’Israël comme les Etats-Unis, durant la guerre froide, rêvaient de l’effondrement de l’URSS. Et encore cette rhétorique antisioniste ne fait-elle pas l’unanimité à Téhéran, où les partisans de l’ancien président Mohamad Khatami ne ménagent pas leurs critiques contre la direction actuelle.

Une théocratie fanatique, le régime iranien ? Ce n’est pas un mollah, pourtant, qui déclara que « notre Etat est le seul en communication avec Dieu », mais Effi Eitam, ex-ministre israélien et chef du parti national-religieux. Sans parler des obsessions messianiques de l’administration Bush, et de sa tendance à diviser le monde selon les catégories binaires du catéchisme évangélique. L’Iran fait peu à peu son deuil du « Grand Satan », mais l’Amérique, elle, fulmine contre « l’Axe du Mal ».

Entre Israël qui prépare ouvertement une guerre nucléaire préventive, et l’Iran qui veut se doter d’un arsenal dissuasif, on laissera chacun juge, en conclusion, des périls qui menacent réellement la paix mondiale. Les puissances occidentales ont beau prêter de noirs desseins à l’Iran tout en accordant leur bénédiction à l’Etat hébreu, les faits sont têtus : les missiles sont en Israël et les cibles à Téhéran. En fixant une limite objective aux ambitions israéliennes, la nucléarisation de l’Iran présenterait un immense avantage : elle mettrait fin à un déséquilibre de la terreur dont on mesure aujourd’hui à quel point il fait planer le spectre de la guerre.

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