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“Ne soyez ni oppresseurs, ni opprimés”

Ali Shariati (1933-1977) est l’auteur d’une biographie du Prophète Muhammad (sws). Son récit, dont la traduction française est publiée par la maison d’édition Albouraq, puise dans les sources traditionnelles – notamment la Sira d’Ibn Hicham et l’Histoire d’al-Tabari – mais opte pour une approche inédite où la spiritualité est revivifiée par les réflexions sociales :

“La vision de l’individu sur le monde s’enracine dans les dimensions matérielles et morales de sa société. Quand les murs de défense de la ville se développent et se modifient, la perception du monde extérieur qu’ont les individus qui vivent ensemble dans cette ville se transforme aussi en conséquence. L’image mentale que chaque individu se fait du monde est ainsi liée à sa position dans la société.”

Ainsi, Shariati nous met en garde contre une réception de la prophétie qui serait isolée de son contexte historique – et par extension, du nôtre. Par exemple, il n’est pas anodin de mentionner, comme il le fait dès les premières lignes du texte “les sources des frères sunnites” et son espoir que ceux-ci “s’appuieront à leur tour sur celles de leurs frères chiites afin que tous ces frères puissent se rapprocher après des années de séparation.” Et d’ajouter : “il va en effet de soi que chacun des groupes musulmans possède des croyances que l’autre peut adopter à son tour”.

Cette simple phrase a le mérite de rappeler un principe que les instigateurs des récentes guerres impérialistes, en Iraq notamment, ont pris soin d’effacer de la mémoire des musulmans – exacerbant et manipulant les divergences entre les différentes tendances de l’Islam pour mieux asseoir leur domination. La biographie du Prophète (sws) par Shariati offre à plusieurs reprises, au détour d’une remarque bien sentie ou du commentaire avisé d’un verset du Coran, matière à comprendre les enjeux de notre époque.

L’ouvrage s’ouvre sur l’Hégire – هجرة – qui correspond au moment décisif de la rupture, de l’exil. C’est à cette date – le 9 septembre 622 de l’ère chrétienne – que Muhammad (sws) et ses compagnons rompent les liens avec le passé, abandonnant leurs familles et le modèle sociétal établi des tribus pour établir une nouvelle communauté de croyance, fondée non plus sur l’appartenance à un clan mais sur l’égale soumission de tous à un seul Dieu.

A une hiérarchie enracinée dans l’organisation clanique de la Mecque, s’est donc substituée la fraternité de ceux qui ont trouvé dans la foi le courage de s’arracher au confort de l’ordre établi par l’injustice sociale. En plus de l’analyse politique, Shariati a rédigé des pages très belles à propos des enjeux spirituels de l’émigration :

“Ceux qui s’asservissent afin de protéger de leurs âmes, leurs biens et leur considération sociale, s’oppriment eux-mêmes. Ils seront privés de cette raison qui les incita à vendre leur liberté et leur foi. Ceux qui en revanche, se privent de tout ce qu’ils avaient pour la cause de Dieu, et émigrent obtiendront plus que ce qu’ils avaient perdu. (…) Après la foi, et parfois même avant le Jihad, le Musulman se trouve face à une question décisive, c’est-à-dire face à ce devoir d’émigration sur les plan intérieur et extérieur (…) C’est sur la base de cette vision que l’Islam agit pour mettre la société en mouvement. (…) C’est de cette manière qu’il cherche à préserver de la stagnation, de la décadence et de l’immobilisme perpétuel et à pousser vers le mouvement, le développement et la révolution permanente. (…) Le Prophète n’aurait pas choisi, parmi tous les adjectifs possibles, celui de Mouhajir, pour désigner ses premiers compagnons, si l’émigration n’avait pas eu un rôle immense dans la pensée islamique”.

Il ajoute que l’émigration, “notamment sous sa forme la plus élevée qui est la migration intellectuelle et doctrinale, est un principe sacré et un devoir pour l’homme.”

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Les musulmans ont ainsi choisi d’établir le commencement de leur histoire, non pas l’année de naissance de leur prophète, ni même à la date de la conquête de la Mecque ou encore au jour où commença la Révélation mais à l’instant de l’Hégire – l’arrachement à soi-même comme point de départ absolu.

Shariati raconte ensuite les dix années de vie à Médine, émaillées de batailles jusqu’à la conquête de la Mecque. Dans ce chapitre, l’auteur se réfère moins directement à la Révélation elle-même. Sans la négliger pour autant, il porte son attention sur les relations du Prophète (sws) aux autres membres de la société – compagnons, proches, ennemis, etc. – dessinant ainsi la cartographie sociale et politique où s’est incarnée la Prophétie.

Un chapitre, à la fin du livre, retient particulièrement l’attention. C’est celui intitulé “La mort de Muhammad” (sws) car il relève autant du récit historique que de la méditation philosophique :

“La mort est en elle-même un art comme les autres, qu’il faut apprendre à maîtriser. (…) Il va de soi que ceux qui savent le mieux vivre sont ceux qui savent aussi le mieux mourir. Ce sont qui considèrent que la vie n’est pas une simple succession d’inspirations et d’expirations…”

Contrairement à certains philosophes, tristes penseurs de la finitude, Shariati ne rend pas l’action prisonnière de sa méditation. Celle-ci au contraire lui permet de défier l’Histoire – cette “servante de l’aristocratie”, comme il l’a qualifiée.

Au final, dans l’appréhension de la Prophétie qui est toujours un recommencement, il reste les lumineuses paroles que le Prophète (sws) confie lors de son pélerinage à ’Arafa et dont on peut retenir ce seul fragment à méditer, une injonction aussi simple à saisir que complexe à mettre en oeuvre : “Ne soyez ni oppresseurs, ni opprimés”.

Muhammad, Le Sceau des Prophètes, de l’Hégire à la mort par Ali Shariati, Editions Albouraq, 2007

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