in ,

Liberté de conscience dans le champ religieux islamique (partie1)

Il est difficile, en ces débuts du 21ème siècle, d’aborder la question de la liberté de conscience dans le champs religieux islamique sans la situer par rapport aux notions de “sharî’a”, de “loi islamique” et de “droit musulman” qu’on présente comme les déterminants qui expliquent et commandent les comportements des musulmans dans tous les domaines.

Nous commencerons donc par voir quelles sont les significations que recouvrent ces notions pour les comparer à celles qui leur sont attribuées de nos jours aussi bien par les islamistes que par des chercheurs et des spécialistes, à un titre ou à un autre, des réalités islamiques. Cet examen cherchera à reconstituer la généalogie des significations en question en tenant compte de la diversité des usages et des acceptions car s’il y a un sens à donner à la liberté de conscience, c’est d’abord la reconnaissance de la diversité des faits et des conceptions qui constituent une religion.

En effet, le premier signe de non respect de la liberté de conscience est la réduction d’une religion, quelle qu’elle soit, à l’une de ces lectures, que ce soit pour s’en réclamer et en faire l’apologie ou pour la rejeter et la dénigrer.

Mon propos n’est donc pas de présenter ce qui serait le point de vue de l’islam sur la liberté de conscience car, sur cette question comme sur bien d’autres, en islam comme dans les autres religions, il n’y a pas un seul mais plusieurs points de vue qui engagent avant tout leurs adeptes et auxquels on ne peut réduire les religions dont ils se réclament sans faire le jeu de la logique d’anathème contraire à la liberté de conscience. Je vais donc présenter les différente approches islamiques de cette question en montrant comment elles se situent par rapport aux textes et aux faits fondateurs de cette religion.

I – Sharî’a, droit et loi :

La notion de « sharî’a » est trop souvent présentée comme voulant dire la loi sacrée, immuable et intangible de l’islam régissant, ou devant régir, tous les comportements et tous les aspects de la vie des musulmans. Elle serait pour les musulmans l’équivalent de la somme des codes du droit pénal, civil, administratif, commercial, constitutionnel, etc. ; c’est à dire l’ensemble des lois qui régissent les rapports au sein de la société et qui président aux conduites des institutions et des membres du corps social.

Dans ce sens, les auteurs du « que sais-je ? » intitulé Le droit musulman – en précisant que leur souhait est « d’exprimer et de faire partager » leur « vraie et sincère sympathie (…) pour le monde musulman, bouleversé par la présence de courants contradictoires et déstabilisé par de cruelles vicissitude »(1) – parlent de la “sharî’a” en disant qu’elle est la loi islamique qui « découle du Coran » (2).

Pour ne laisser aucun doute sur le sens qu’ils lui donnent, ils affirment : « Il ne s’agit pas d’un simple acte de foi, mais d’une soumission complète aux règles de vie de la communauté islamique – vie publique, statut personnel et patrimonial, vie courante aussi bien que pratique religieuse -, adhésion sans réserve ni discussion, définitive, non rétractive, sous peine de devenir un renégat. »(3).

En ce sens, elle est aussi, sinon totalement, du moins largement confondue avec ce qu’on appelle le « droit musulman » dans le sens où le droit est l’ensemble « des règles qui gouvernent les rapports des membres d’une même société. »(4) Cette assimilation est confortée par l’usage courant dans les pays musulmans où tout ce qui à trait au droit est souvent référée à la sharî’a (ainsi parle-t-on, à titre d’exemple, de faculté et d’études de sharî’a pour dire « de droit »).

Ce genre de confusion est largement repris par tout ce qui s’écrit de nos jours sur la notion de sharî’a aussi bien par des musulmans que par les médias ou des spécialistes de l’islam. Pourtant, rien dans l’étymologie et l’usage coranique du terme ne justifie une telle confusion.

L’étymologie arabe du mot sharî’a renvoie à l’idée de source d’eau et de voie menant à la source. Les dérivés « sharra’a » et « tashrî’ », utilisés de nos jours au sens de légiférer et de législation, désignaient – et désignent toujours dans l’usage quotidien des bédouins au Maghreb comme au Mashrek – l’action de conduire le troupeau à un endroit où il peut s’abreuver (puits, fontaine, rivière, étang ou mare).

Les quatre versets coraniques qui évoquent cette notion – deux fois sous la forme verbale « shara’a » (V.13/Ch. 42), au singulier, et « shara’û » (21/42), au pluriel, et deux fois sous la forme nominale « sharî’a » (18/45) et « shir’a » (48/5) – ont été interprétés par les différents exégètes musulmans au sens de religion en tant que celle-ci peut être considérée comme une voie de salut proposée aux humains tout autant que comme une source ou un réservoir de sens et de valeurs pour ses adeptes qui sont, comme tous les humains, à la recherche de ce qui peut donner sens à leur existence, à leurs actes et aux relations qu’ils établissent avec d’autres comme avec le monde.

De même, les philologues, les grammairiens et les spécialistes de la langue arabe qui se sont intéressés aux différents usages de la notion de sharî’a à l’époque classique l’ont toujours rattachée à ce champ sémantique sans la référer aux notions de loi ou de droit. Il suffit pour s’en rendre compte de revenir à la recension relative à ce sujet dans le célèbre dictionnaire Lisân al-’arab d’Ibn Manzhour (1233-1311/630-711).

C’est pourquoi, les théologiens comme les autres penseurs musulmans ont de tout temps utilisé la notion de sharî’a plus comme synonyme de religion que comme une notion d’ordre juridique. Même pour les auteurs de ce qu’on appelle les « doctrines juridiques » traditionnelles la sharî’a n’était pas la loi mais une source, parmi d’autres (dont la coutume, les « intérêts courants », la raison, etc.), de l’élaboration des normes relatives aux conduites des humains et aux relations entre eux.

En effet, la sharî’a – au sens de religion, que ce soit l’islam ou toute autre religion, étant porteuse de normes concernant le bien et le mal, la justice et l’injustice, le licite et l’illicite, ce que les humains doivent ou peuvent faire et ce qu’ils ne doivent ou ne peuvent pas faire, etc.,- a toujours servi, comme une source parmi d’autres, aux législateurs comme aux auteurs de traités et de doctrines morales et politiques.

Les « versets normatifs » (’âyât al-’ahkâm) du Coran ne constituent pas forcément, comme le pensent ceux qui y voient des « versets juridiques » ou de « sentence », des règles de droit immuables et intangibles « parce que d’origine divine », mais des « limites » (ce qui est le sens du terme hudûd qu’on traduit abusivement par « sanctions légales ») que le législateur, ou tout autre acteur, ne doit pas dépasser sans qu’il soit pour autant obligé d’aller jusqu’à les appliquer ou exiger leur application, puisque « pardonne c’est encore plus pieux » (238/2). (L’incitation au pardon revient dans près de quinze versets, sans parler des versets relatifs au pardon divin).

C’est la raison pour laquelle cet aspect de la religion ne fait partie ni des piliers de la foi ni des pilier du culte (appelés couramment les piliers de l’islam) ; car, équivoques, ils ont toujours donné lieu à des interprétations divergentes quant à leur implications comme à leur portée ou leur caractère -contraignant ou laissé à la libre appréciation de la conscience de chacun – comme le rappelle Averroès dans sont traité relatif aux divergences entre les juristes théologiens musulmans (5).

Publicité
Publicité
Publicité

Ce n’est que très tardivement, avec l’apparition des codifications juridiques inspirées par les conceptions liées à l’Etat-nation moderne et avec l’avènement d’une volonté d’unifier les juridictions séculières, coutumières et religieuses qui avaient toujours cohabité dans les sociétés musulmanes jusqu’aux 19ème et 20ème siècles, que le terme sharî’a a commencé à prendre, à côté de ses significations traditionnelles, le sens de « loi religieuse » englobant les codes établis – parfois par des militaires et par des agents de l’administration coloniale, comme fut le cas en Algérie6, à partir du 19ème siècle.

Cette évolution n’est pas sans rapport avec la volonté des pouvoirs politiques de légitimer par la religion des codes présentés comme étant “la loi édictée par Dieu” ou, du moins, découlant de la religion et en faisant parie intégrante.

C’est le meilleur moyen pour faire passer la désobéissance à la loi, et à l’autorité qui l’incarne et qui en est la gardienne, pour une forme d’hérésie, voire un acte d’apostasie méritant le châtiment suprême.

Cette instrumentalisation politique de la religion, qui ne date pas d’aujourd’hui et qui n’est pas propre à l’islam, est une arme terrible que des mouvements politico-religieux ont toujours réussi à retourner contre les pouvoirs qui s’y livrent : une véritable surenchère amènent les différents protagonistes à s’accuser mutuellement d’hérésie et de non respect de la sharî’a, dont ils prônent des versions plus intégristes les unes que les autres, allant jusqu’à l’improvisation d’interprétations et de pratiques inédites comme celles dont on a vu des exemples en Afghanistan ou en Algérie ces dernières années.

C’est l’occultation, ou l’ignorance, des significations originelles et les plus courantes de la notion de sharî’a, et des facteurs qui ont présidé à son usage politico-idéologique contemporain, qui permettent le glissement de son sens général renvoyant à la religion comme « voie », « source », ou « réservoir de sens et de valeurs » – sens qui s’applique à toutes les religions – à celui de « loi islamique » et de « droit musulman » avec l’illusion – voulue, entretenue ou subie -qu’il s’agit d’une normativité juridique implacable, intangible, immuable et sacrée – comme le Coran dont elle serait directement tirée – comme l’affirment, sans laisser place au moindre doute, des spécialistes aussi différents que Bernard Lewis (7), Camille Lacoste-Dujardin (8), les auteurs de l’ouvrage précité sur ce qu’on appelle « le droit musulman »(9), et bien d’autres spécialistes qui réduisent l’islam à des images d’Epinal et à ses lectures idéologico-politiques les plus totalisantes et les plus intégristes.

(A suivre…)

Notes :

F. J. Pansier et K. Guellaty, Le droit musulman, PUF, Paris2000, pp 3-4.

2 Ibid, p. 23.

3 Ibid.

4 Le Grand LAROUSSE, 1962.

5 Ibn Rushd, Bidâyatu’l-mudjtahid wa nihâyatu’l-muqtaçid (ce par quoi doit commencer celui qui veut faire l’effort de réfléchir par lui même, et le minimum que doit connaître celui qui veut faire l’économie d’un tel effort), cet ouvrage a fait l’objet de plusieurs éditions.

6 Voir à ce sujet les travaux de J.R. Henry dont Loctrine coloniale du droit musulman, CNRS, Marseille 1979.

7 Entre autres, dans son Langage politique de l’islam, ou dans Le retour de l’islam, Gallimard, Paris, 1985 et 1982.

8 Voir son article sur le statut des femmes musulmane dans Etat du monde des religions, La découverte, 1987.

9 Outre ces confusions très graves, l’ouvrage est truffé d’affirmations sur le “caractère global” “définitif” et “immuable” des préceptes que “constitue le Coran” et qui concernent “”tous les comportements du croyant”, “tous les aspect de la vie”, “(morale, religion, famille, vie sociale et vie publique, etc)” (pp.24-25), tiennent-ils à préciser. On y apprend que le Coran a été rassemblé par Zayd ben tarek (au lieu de Zayd Ibn Thâbit) “reçut le mission de rassembler le Coran (p.27)qu’à l’origine rite malikite il y a “l’un des premiers commentateurs du coran” du nom de Abd el Malik (au lieu de Mâlik Ibn Anas), que le raisonnement par analogie se dit en arabe “qyya (au lieu de qiyâs), dérivé (on ne sait par miracle linguistique)de gaya ” qui voudrait dire “comparer” (p.28) ; on y apprend à confondre les délits avec les sanctions présentées comme des “peines canoniques” (p.37)

Publicité
Publicité
Publicité

Laisser un commentaire

Chargement…

0

Diversité et Islam dans l’armée française

En quoi l’Islamisme est un faux