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Les structures de la relation entre spirituel et temporel en France

Les religions minoritaires et l’État en France

L’histoire éclaire notre réel d’aujourd’hui.

Nous nous posions à la fin de notre précédente partie, la question de savoir comment réfléchir aux questions posées par les évolutions démographique dans les pays d’islam et la présence d’une minorité musulmane notable en France. Difficile de donner des recettes mais ici l’histoire apporte ses enseignements, permet de comprendre ce qui a changé et ce qui n’a pas changé et, par la même, ouvre la voie aux bonnes analyses. Il est bien évident que la présence musulmane en France aujourd’hui n’a rien à voir avec celle des protestants ni des juifs. Ni la situation générale, ni les habitudes sociales, ni les fonctionnements politiques, ni les structures culturelles ne sont les mêmes.

Il faut donc requérir l’histoire pour chercher à travers elle ce que sont les données qui structurent, dans la longue durée, les relations entre le spirituel et le temporel dans un pays comme la France.

Dire que la loi de 1905 est le cadre juridique où doit s’inscrire le fonctionnement de cet islam est une évidence. On n’a pas avancé beaucoup avec cela. On oublie en particulier que les musulmans commencent à être présents dans l’hexagone en nombre notable cinquante ans après cette loi. On mesure mal les conséquences du fait qu’ils n’ont connu ni la structuration hiérarchisée de l’Eglise catholique, ni l’organisation, plus décentralisée, des protestants et enfin celui qu’aucun Napoléon ne leur a imposé comme aux juifs un cadre et des règles de fonctionnement. Ceux qui se sont pris pour lui ces récentes années n’ont apporté que confusion à la question.

On oublie surtout que la loi de 1905 est l’aboutissement d’une très longue maturation dont il faut bien appréhender la nature et la spécificité. Cette nature et cette spécificité doivent être essentiellement recherchées dans le fait que l’Etat français a toujours administré le religieux de l’intérieur d’une culture dont il est partie prenante et dans celui qu’il a existé en permanence, en France, une tension créatrice entre le spirituel et le temporel jusqu’à la séparation contemporaine.

Une administration de l’intérieur de la culture chrétienne.

Il faut en tout premier lieu comprendre que l’Etat, confessionnel pendant la plus grande durée de l’histoire de France, administre de l’intérieur la religion chrétienne, sous ses formes admises ou ses formes hérétiques. Dans le second cas, administration veut dire répression. Cet intérieur est celui d’une culture issue des mêmes valeurs, des mêmes codes, de la même symbolique dont se réclament à la fois une société civile, un Etat et la religion administrée. On peut même dire que c’est le rôle de protecteur de la religion chrétienne qui fonde l’autorité, sur un territoire donné, d’un empereur ou d’un roi. Les protestants aussi, tenants d’une réforme européenne du christianisme, sont inclus dans cet ensemble culturel qui englobe les catholiques qui les combattent et c’est le statut de chef protestant converti au catholicisme qui permet à Henri IV de mettre fin aux guerres de religion.

Plus tard, à un moment où l’Etat commence à se déconfessionnaliser, le concordat de 1801 prend bien soin de relever que la religion apostolique et romaine est la religion de l’immense majorité des citoyens français et de noter la profession particulière qu’en font les consuls de la République (1).

Enfin, lorsque l’Etat finit par se séparer des Eglises, par la loi du 9 décembre 1905, il coupe incontestablement le cordon ombilical qui lie la France au catholicisme, mais il ne peut guère effacer le fait que cette religion ait marqué de manière indélébile les valeurs dont il se réclame et jusqu’à la façon dont les domaines du civil et du religieux ont pris leur autonomie réciproque. Il administre au demeurant le culte catholique en fonction de ce qu’est la réalité catholique du moment et l’on peut dire que les modalités de la séparation sont dépendantes de ce que fut le catholicisme en France.

Une administration relativement autonome.

Malgré cela, une idéologie extrême nie une telle filiation et présente le processus d’évolution des rapports entre le spirituel et le temporel comme une libération progressive mais radicale d’un joug religieux obscurantiste qui aurait pesé pendant des siècles sur la France et l’Europe.

Nous avons, dans ces textes, traité des relations entre l’Etat et les religions minoritaires. Ce n’était pas le lieu de nous pencher sur la longue tension entre l’Etat et la religion majoritaire. Nous devons donc rappeler brièvement qu’en France médiévale le temporel a dominé le religieux pendant 450 ans avant que ne s’affirme une autorité spirituelle avec une monarchie théocratique élective, la papauté centraliste romaine, au milieu du XIe siècle. A partir de ce moment, la royauté française négocie son droit d’administrer le religieux dans son territoire avec une instance identifiée et puissante mais elle ne le résilie pas. Les papes, même les plus autocratiques, eurent toujours le souci de ménager les Capétiens.

Ces derniers ne leur rendirent pas toujours la pareille puisque Philippe le Bel imposa son autorité à une papauté qu’il annexa à Avignon pour l’avoir sous sa coupe. A la fin de la guerre de Cent ans, après une crise dans la papauté, la France se donne elle même, en 1438, les règles d’administration de la chose religieuse sur son territoire, c’est la Pragmatique Sanction de Bourges. En 1516, au lendemain de la victoire de Marignan, François Ier peut imposer un concordat très favorable à la France, c’est le concordat de Bologne. Il empêcha probablement, par l’autonomie laissée à l’Eglise de France et au roi, que le clergé du pays soit trop favorable au protestantisme dans les décennies suivantes.

Ce concordat put satisfaire la royauté française et l’Eglise de France jusqu’à la Révolution. Seul Louis XIV, aussi absolu en cela qu’il l’était ailleurs, tenta de s’attribuer un plus grand pouvoir avec ce que l’on appela les Quatre articles. Il n’aboutit pas réellement. La Révolution, sans projet clair sur ce point, imposa la constitution civile du clergé qui divisa la France. Napoléon se voulut réconciliateur et contraignit la papauté au concordat de 1801 et surtout aux Articles organiques qui ne furent jamais négociés car ils étaient un règlement administratif intérieur et non un traité international. C’est dire que l’idée selon laquelle la France vécu pendant des siècles sous un joug religieux est une absurdité.

En réalité l’Etat français eut à la fois la possibilité de connaître des affaires de l’Eglise de France et la contrainte de devoir tenir compte d’une tutelle spirituelle supérieure coiffant cette Eglise. De cet état de choses, qui domine dans les pays catholiques d’occident, naît une évolution spécifique qui conduisit à des modalités particulières d’autonomisation des domaines du religieux et du temporel.

Tension entre spirituel et temporel et autonomisation de leurs domaines respectifs.

Cette évolution est incontestablement une marque de la société chrétienne occidentale. Elle a permis de mener, depuis la confusion initiale entre religieux et temporel, inhérente à toutes les sociétés pré modernes, à une autonomisation progressive. Cette autonomisation a été rendue possible parce qu’il a pu y avoir une concurrence réelle entre des instances dont il était clair aux yeux de tous que l’une détenait une autorité spirituelle indépendante et l’autre un pouvoir temporel.

Le pouvoir temporel n’a besoin que de la force pour dominer. Il ne requiert l’autorité spirituelle que pour légitimer cette force et l’impliquer dans le contrôle de la société. L’autorité spirituelle a rarement la possibilité d’entrer dans un autre rôle que celui là. Au mieux peut-elle marquer de la désapprobation ou de la réserve. Or le particulier de l’histoire chrétienne occidentale réside en ce que l’autorité spirituelle a pu exister, se manifester en tant que telle et s’imposer dans une concurrence tendue mais créatrice avec le temporel.

Ce qui est au centre de cette concurrence est une négociation interne à un système symbolique en vue d’articuler les domaines du spirituel et du temporel. Tenant compte de l’organisation sacerdotale chrétienne, le spirituel est du domaine d’un corps clérical sanctifié par un sacrement. Ce corps a sa hiérarchie, ses pratiques, son savoir, ses modalités de reproduction. Le domaine du temporel est celui des agents disposant de la force légitime. Ces derniers sont un temps des castes militaires. Aussi longtemps que le corps clérical ne peut jouer avec les contradictions des pouvoirs temporels et qu’il ne dispose pas d’une capacité d’influence et d’une autorité susceptibles de négocier avec eux, il est soumis à leur arbitraire. Ce fut le cas pendant des siècles.

Seulement, à partir du XIe siècle, le corps clérical put gagner, par son implication dans le développement économique, par l’accroissement de son influence morale sur les populations, par sa capacité à se structurer et se centraliser, l’autorité qui jusqu’alors lui avait manqué. Parallèlement, du fait de l’accroissement de la sûreté, du développement des villes, de l’intensification des échanges, les castes militaires virent émerger la concurrence d’une nouvelle instance sociale, la bourgeoisie.

Ce qui se constitua dès lors avec tous ces nouveaux acteurs peut être considéré comme l’embryon d’une société civile, au moment même où s’impose la monarchie papale. Les éléments de la tension sont en place et c’est de cette tension que procède toute la construction idéologique qui aboutit à très long terme à l’autonomisation des deux domaines en concurrence, à l’intérieur du système symbolique de l’occident chrétien, celui du spirituel et du temporel.

L’histoire et la réalité d’aujourd’hui face à face.

Il nous faut maintenant poser une manière de compendium de cette interrogation du réel à travers l’histoire. Deux évidences nous sont apparues. L’islam ne peut pas être considéré d’un point de vue hexagonal et voué à une intégration pour solde de tout compte et à une assimilation à terme. Les masses musulmanes sont désormais telles, à l’intérieur de l’Europe et à sa périphérie, que toute décision concernant les musulmans de ce pays aura caractère exemplaire. Rien ne pourra se décider donc sans anticiper les relations ultérieures de la France et de l’Europe avec les périphéries musulmanes sous peine d’hypothéquer l’avenir. Il faut en conséquence se garder d’ajouter au ressentiment accumulé et toujours prêt à resurgir. Tout ce qui ressemble à de la hâte, à des arrangements circonstanciels sans vision historique et prospective reste de mauvaise politique, même si des apparences de solutions peuvent séduire un temps.

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En un mot, rien ne vaudra qui ne sera, en même temps qu’une organisation de l’islam de France, une occasion pour cette religion de résurgence intellectuelle, de ressaisissement de sa mémoire, de réhabilitation symbolique de sa civilisation impériale, de reprise en compte de ses multiplicités culturelles, de reconstruction de ses principes spirituels et dogmatiques dans le monde d’aujourd’hui, désenchanté et toujours peuplé de nouvelles questions. Pour tout dire, il ne faut pas que la France déçoive, dans l’hexagone et le monde islamique, ceux qui ont cru qu’elle pouvait être une chance pour l’islam.

Il faut craindre hélas que cette espérance ne soit vaine pour des raisons historiques et structurelles qui tiennent aux règles qui régissent en France, depuis un siècle bientôt, les relations de l’Etat et des religions. Ce n’est pas que ce régime soit mauvais en tant que cadre réglementaire. C’est qu’il est à l’origine d’une conception du religieux inopérante pour ce qui concerne les vraies questions posées par l’islam.

Nous avons vu que la loi de séparation entérine l’aboutissement d’une négociation tendue entre la société civile et ses instances de pouvoir face à une autorité spirituelle qui n’a pu préserver, dans ce cadre, que le domaine cultuel où l’Etat ne pouvait guère intervenir qu’à titre de garant de l’ordre public.

De ce fait, la perception du religieux par les pouvoirs publics cantonne ce dernier à ses aspects exclusivement cultuels. Il en découle le fait que l’Etat ne négocie plus qu’avec des agents du culte, organisateurs d’une pratique. Il ne songe donc pas à tenir compte dans l’islam d’une société civile musulmane elle même en tension, depuis une période assez récente, avec ce qui voudrait se faire recevoir, dans un système symbolique musulman, comme une autorité religieuse légitime. Pour un Etat issu de la longue histoire de la France, le débat est clos avec une autonomisation à la française des deux domaines en concurrence depuis le Moyen-âge.

Ce qui est demandé en conséquence aux musulmans, c’est de s’identifier en tant qu’instance cléricale susceptible d’entrer dans le cadre d’une loi régissant les conditions d’exercice d’un culte. La demande est formulée depuis longtemps. Il n’y a jamais été répondu parce qu’aucune instance de nature sacerdotale hiérarchisée n’existe dans l’islam sunnite contrairement aux autres religions abrahamiques, même s’il y existe des agents du culte. La question est, du point de vue de l’Etat, de trouver une légitimité à cette nébuleuse insaisissable d’intervenants. Il faut, en un mot, cléricaliser les agents cultuels de l’islam de France.

Or ces agents n’ont d’autre fonction que celle de gestionnaires du culte. Ils interviennent dans ce que la sociologie religieuse appelle la religion latente des conformismes saisonniers, c’est à dire ce qui ressortit aux grands moments de la vie et aux fêtes saisonnières. C’est peu de choses dans l’islam, comme chacun sait et rien qui requière l’intervention d’un agent spécifique. Comme ces agents ne peuvent arguer d’aucune onction sacramentelle ni d’une formation poussée dans les autres domaines de l’islam, ils ont, pour justifier leur existence, renforcé une fonction que tout musulman peut remplir, par un rôle auto attribué de contrôleur d’une norme et d’une orthodoxie. La première norme et la première orthodoxie étant à leurs yeux l’orthopraxie, ils se sont fait les gardiens de cette orthopraxie et, de leur point de vue, les gardiens de l’islam.

Il y a donc, au bout du compte, convergence de vues entre instances qui réduisent le religieux à la pratique cultuelle exclusive. Il ne faut pas s’étonner, en conséquence, que des pouvoirs publics enfantés par une longue histoire et inspirés par une vision réductrice du religieux rencontrent, sur la même vision réductrice, des interlocuteurs enfantés par une autre histoire. Les valeurs qui les animent sont antinomiques. Qu’importe. L’Etat laïc veut des clercs pour assurer, dans le respect de l’ordre public, un culte incontrôlable. Des agents du culte musulman veulent asseoir leur influence, souvent sous l’inspiration d’Etats étrangers ignorant de toute démocratie. Chacun fera donc en sorte qu’il y ait un clergé musulman reconnu et seules des luttes d’influences entre ces Etats ainsi que l’affrontement des ambitions personnelles retardera l’échéance. Il adviendra ce qui adviendra mais certainement pas ce qu’on aurait aimé espérer.

L’historien pourrait relever que, dans cette affaire, la démarche est l’inverse même de celle de la loi de 1905 qui s’est évertuée à éradiquer l’influence du clergé catholique. Il remarquerait également que l’approche des pouvoirs publics pour aborder à la fin des années 1990 la gestion de l’islam prend le contre pied exact de celle de Napoléon à propos des juifs, tout en lui empruntant ses apparences. En effet, la dynamique de ce qui fut, au début du XIXe siècle, un excellent travail d’assemblée, a consisté à faire dire les principes, les positionnements majeurs, par les juifs les plus inclus dans la société française. Dans un deuxième temps, les autorités religieuses du Grand Sanhédrin, majoritairement rabbiniques, ont été requises pour traduire en règles religieuses ces principes et leur donner caution. En réalité, c’est la sensibilité d’une société civile juive de l’époque qui est validée, comme avait été validée celle de la société civile en France au long des concordats puis avec la loi de séparation.

Rien de semblable dans la consultation du Ministère de l’Intérieur avec les musulmans. La société civile musulmane a été ignorée. On arguera qu’elle est introuvable. C’est inexact. Elle est largement aussi nombreuse que celle des juifs au début du XIXe siècle et les épigones récents de Bonaparte auraient largement trouvé de quoi constituer une assemblée s’ils s’étaient donné la peine de chercher.

Ils ne l’ont pas fait parce qu’ils sont tributaires de la vision réductrice du religieux que nous évoquions plus haut. Ils ont cependant songé à inclure, à dose homéopathique, dans cette consultation, des personnes autorisées d’une haute compétence et dignes à tous égard de considération. Le rôle de ces personnes aurait été, si elles n’avaient pas démissionné, de légitimer les agents cultuels contrôlables dont l’Etat a besoin.

On aura ainsi procédé à rebours de Napoléon rassemblant l’assemblée des notables avant le Grand Sanhédrin, pour faire poser par la société civile les premiers principes avant de consulter les religieux. Les choses vont ainsi, des gens sans mémoire parlent à des gens sans mémoire. Personne ne connaît son histoire ni l’histoire des autres.

C’est que l’histoire est science dangereuse et mère de questions. La République, bien avant la loi de 1905, s’en était saisie pour se bâtir une idéologie. Chaque nation a fait de même. Le totalitarisme l’a violée, déguisée, manipulée. L’orthodoxie extrême de l’islam est plus habile. Elle a disqualifié l’histoire d’emblée en mythologisant celle du Prophète à Médine et en considérant le parcours de l’humanité comme une nostalgie permanente de cet instant miraculeux. La nostalgie qui nous saisit pour notre part est celle de ce qui aurait pu être par rapport à ce qui sera. L’histoire nous a montré qu’elle est longue à accoucher de ce que les esprits lucides on conçu très vite. C’est que les esprits lucides sont rarement des politiques et que les politiques sont rarement des esprits lucides, pénétrés du sens profond de l’histoire. C’est si rare que lorsque cela arrive, on en parle pendant des siècles.

(1) Voir dans l’article précédent le préambule au Concordat de 1901 mis en lien.

 

 


Cette analyse en sept parties, à partir de brefs rappels historiques, tentera de retracer l’évolution des manières d’administrer la différence religieuse dans notre pays, marquées par une très longue domination idéologique de l’Eglise catholique et par une exigence constante d’autonomie de l’Etat royal, et des régimes qui lui ont succédé, à l’égard des autorités centrales de cette Eglise.

  1. La minorité religieuse et son traitement au Moyen Age ;
  2. La Renaissance et les guerres de religion ;
  3. La dernière guerre de religion et Henri IV ;
  4. L’Etat royal et les minorités religieuses de l’Edit de Nantes jusqu’à la Révolution ;
  5. La Révolution et l’Empire face aux religions ;
  6. De Napoléon à nos jours ;
  7. Les structures de la relation entre spirituel et temporel en France.
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