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Les « nouveaux notables » de la République

En France, à coté des organisations et personnalités anciennement « notabilisées », historiquement reconnues comme étant les relais dociles des pouvoirs institutionnels français et étrangers (Dalil Boubakeur symbolisera pour longtemps ce type de personnage), émergent les « nouveaux notables musulmans » de la République. Ils sont représentés aujourd’hui par les quelques dirigeants de l’UOIF. Mais cette alliance entre ces derniers et le recteur de la Mosquée de Paris, sous l’œil approbateur et actif des services du ministère de l’Intérieur, pourrait n’être que conjoncturelle. En effet, à l’approche des prochaines élections du CFCM, il était impératif d’afficher un accord consensuel sur le fameux projet de Fondation concocté dans les bureaux de M. de Villepin. Mais au-delà des manipulations politiciennes et des ambitions des uns et des autres, cette collaboration entre anciens et nouveaux notables n’est pas uniquement liée à des raisons circonstancielles. Il y a d’autres explications qui dépassent de loin notre simple cadre national.

Quant à la communauté musulmane, elle observe et constate. La surprise et l’incompréhension font place à la gêne : autant il était facile de dénoncer les agissements et les déclarations intempestives de Dalil Boubakeur, fidèle relais des « dominants », autant il semble difficile de dénoncer les positions de ces « nouveaux notables » qui, à travers les multiples péripéties du CFCM, multiplient les « arrangements », « accords » et « compromis(sions ?) » dont on a du mal à mesurer les enjeux et les conséquences.

Quand «  nos frères » se notabilisent

Tous ceux qui ont assisté à la conférence de presse du Bourget 2005 (diffusée sur Oumma TV) ne pouvaient que se sentir mal à l’aise. Les louanges de M. Dalil Boubakeur adressées aux dirigeants de l’UOIF ressemblaient fort à l’intronisation de ces « nouveaux notables ».

Mais ces « nouveaux notables » ont la particularité d’être issus de la mouvance réformiste musulmane. Mouvance dont est issue la majorité des acteurs associatifs musulmans. Une particularité qui rend leurs compromis(sions) lourdes de conséquences pour le mouvement associatif musulman, mais aussi et surtout rend difficile un débat intra-communautaire sur des bases sereines, constructives et franches.

Un détour historique : la légitimité du mouvement réformiste musulman

On ne peut comprendre les nouvelles réalités et orientations de l’Islam de France sans un bref rappel historique du mouvement réformiste musulman, qui à travers ses fondateurs et organisations, jouit d’une légitimité et d’une respectabilité au sein des « masses » musulmanes. Personne n’oserait remettre en cause les apports incontestables de personnalités telles que Ibn Badis en Algérie, Hassan al-Banna en Égypte, Muhammad Iqbal au Pakistan ou Saïd an-Nursî en Turquie.

Durant la période coloniale, les mouvements réformistes ont activement participé à la décolonisation. Ils furent, par la suite généralement écartés de la direction des nouveaux États indépendants au profit de mouvements nationalistes, idéologiquement plus proches des anciennes puissances colonisatrices. Les nouveaux pouvoirs politiques de ces États indépendants, en rupture avec leur propre société, sont parvenus à conserver une mainmise sur leur pays, en se plaçant sous la protection bienveillante et intéressée des puissances occidentales. Les mouvements islamiques réformistes entrent alors en résistance (parfois violente) contre ces régimes dictatoriaux et leurs alliés occidentaux.

La chute du mur de Berlin parachève la domination américaine qui, après l’expérience douloureuse de la Révolution iranienne, décide de maintenir son soutien aux régimes dictatoriaux musulmans.

Un siècle de luttes et de résistances ont conféré à ce mouvement réformiste, à leurs organisations et à leurs dirigeants une légitimité historique et ce, pour plusieurs raisons :

1/ Ces mouvements réformistes musulmans (avec les mouvements nationalistes) ont fermement combattu le colonialisme.

2/ Ces mouvements ont participé à la “réislamisation” des peuples musulmans tout en dénonçant la mondialisation et l’américanisation des modes de vie. Même s’ils ne se sont attachés qu’au volet culturel et religieux.

3/ Enfin, ces mouvements durant la période post-coloniale ont été les rares voix à dénoncer les dictatures arabes à la solde de l’Occident post-colonial.

Le mouvement réformiste en crise dans le monde musulman

Aujourd’hui, le mouvement réformiste musulman vit une crise sans précédent. Quelques décennies après les indépendances, ce mouvement désespère d’une alternative politique aux régimes en place. Certains de ses militants se désolidarisent de ces mouvements, qu’ils jugent inefficaces en prônant l’action armée. Ils seront instrumentalisés par les pouvoirs en place. D’autres proposeront de jouer « le jeu démocratique » dans des États de non droit. Et cela s’apparentera réellement à un jeu.

Les événements du 11 septembre 2001 serviront de prétexte à l’impérialisme américain qui s’exprimera sans aucun complexe. Devant ce rapport de force plus que défavorable, les mouvements réformistes dans les pays musulmans appellent, quand cela est possible, à une coopération avec les pouvoirs politiques en place, bien qu’ils jugeaient ces derniers illégitimes, quelques dizaines d’années auparavant.

Pour certains, ces mouvements et organisations réformistes ont opéré des revirements qui peuvent certes s’expliquer, mais qui s’apparentent à une trahison de ses principes fondateurs. Ce qui induit plusieurs conséquences :

  • D’une part, l’apparition de mouvements armés dits « islamiques » qui ne se reconnaissent plus dans les idéaux réformistes, et prônent la violence, sans véritable projet politique. Ces mouvements qui sont aujourd’hui directement ou indirectement contrôlés par les Services de sécurité d’États arabes (mais aussi occidentaux) jouent le jeu de leurs manipulateurs. Connus, dénoncés et utilisés par la machine médiatico-politique occidentale (et ses relais dans les pays du Sud), ces groupes armés sont ultra minoritaires bien qu’ultra médiatisés.

  • D’autre part, ce mouvement réformiste amorphe ne proposant aucune autre alternative, se transforme en un mouvement piétiste petit bourgeois qui milite pour sa reconnaissance, mais reste peu sensible aux nouveaux enjeux de politiques nationales et internationales.

  • Leur programme politique : s’intégrer au jeu politicien et trouver des arrangements avec les pouvoirs en place (comme en Algérie, Jordanie, Égypte, Yémen, Koweït et… en France).

  • Leur programme économique : accepter, de manière fataliste, une mondialisation ultra-libérale dont souvent, ils ne comprennent pas les mécanismes.

  • Leur programme social : se limiter aux développements d’institutions caritatives, humanitaires et éducatives privées. Ainsi sur la question palestinienne on mettra plus en avant la question humanitaire que la revendication politique beaucoup plus dérangeante.

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Une crise qui se prolonge dans les organisations musulmanes françaises

En France et dans le même ordre d’idée, l’UOIF mise sur la reconnaissance institutionnelle qui a constitué sa priorité absolue, depuis pratiquement une décennie.

Aujourd’hui, on s’interroge : entre coopération, adaptations, concessions nécessaires, compromis et compromissions, la frontière devient de moins en moins claire et de plus en plus discutable.

Cette nouvelle orientation des mouvements réformistes (conservatrice petit bourgeois ), particulièrement en France nous font craindre le pire. Car ces mouvements et organisations jouent et jouissent d’un capital historique qui les légitiment auprès d’une certaine base militante musulmane, même si leur programme (si programme il y a) aujourd’hui est loin d’être « radical », résistant et anticolonialiste.

Cependant, ce serait une erreur de se focaliser uniquement sur les organisations les plus médiatisées, telles que l’UOIF. Il en existe beaucoup d’autres, qui se réclament du mouvement réformiste, qu’elles soient nationales (CMF, PSM…) ou locales. Représentent-elles une véritable alternative ? Leurs oppositions à l’UOIF (sur la question du CFCM, de l’alter mondialisme ou de la loi anti-foulard) résultent-elles d’une différence de vision ? Serait-ce seulement qu’une différence de méthode ? Serait-ce également qu’un seul et même souci de reconnaissance et d’intégration : les uns axeraient leur stratégie sur les institutions étatiques (à travers le CFCM) et les autres sur les structures et organisations du mouvement social ? Il est encore beaucoup trop tôt pour répondre à ces questions.

Si une telle hypothèse devait se confirmer dans un proche avenir, cela signifierait que le mouvement musulman réformiste (en France en particulier mais aussi dans le reste du monde musulman) n’a pas réussi (pour l’instant) à accoucher d’une véritable alternative face à la violence de l’ordre ultra-libéral (avec ses conséquences politiques, socio-économiques, culturelles, militaires et sécuritaires).

Trouver une alternative

Le mouvement réformiste musulman dans le monde en général et en France en particulier vit une crise qui pose une question cruciale : Y a-t-il une troisième voie entre une voie violente et nihiliste et une voie conservatrice piétiste et petit bourgeois ?

L’instauration d’une autre voie serait possible, à condition de respecter trois préalables :

1/ Œuvrer à une prise de conscience, des militants en particulier, de l’ampleur de la crise actuelle et de nos limites. Cela implique l’aménagement de véritables espaces de débats parmi les militants musulmans avec une parole qui soit à la fois franche, sans concession mais respectueuse et sereine.

2/ Établir des fronts de Résistances communs à l’ordre libéral-sécuritaire avec ceux (musulmans ou non) qui prônent un monde plus juste. Avec nos partenaires, c’est d’abord la valeur de Justice qui nous rassemble au-delà de toutes les autres. Établir des fronts de résistance, c’est aussi accepter de défendre des causes qui ne sont peut-être pas les mieux comprises par l’opinion publique aujourd’hui, et accepter de se trouver parfois à la marge.

3/ Mettre en place et expérimenter d’autres modes de résistance non-violents. La Résistance est possible si l’on refuse les discours fatalistes devant des enjeux qui semblent nous dépasser. Les luttes du mouvement social paysan (les mouvements de désobéissance civile contre l’utilisation des OGM en particulier) et des mouvements issus de l’immigration (les mouvements de dénonciation et de résistances du MIB ou de DiverCités) contre la double peine, en particulier) sont des exemples sur lesquels nous devons réfléchir.

Proposer une véritable alternative globale (politique, sociale et économique) est une œuvre de longue haleine qui nous concerne et qui nous dépasse à la fois. Nous devons modestement y participer.

Établir, par contre, des nouveaux modes de résistance alternatifs et originaux, nous concernent au premier chef et de manière urgente. Ce qui nous permettrait d’échapper aux deux voies vers lesquelles l’ordre ultra-libéral voudrait nous mener :

1/ La voie du désespoir : à travers des actions et réactions violentes jusqu’au-boutistes et revanchardes.

2/ La voie de l’individualisme et de l’égoïsme : à travers un conformisme social et politique et la soumission à l’ordre injuste. Cela se traduirait, de façon individuelle et communautaire, par une défense sélective de nos intérêts petit-bourgeois et communautaristes.

Deux voies qui ne sont que deux manières, conscientes ou non, de trahir.

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