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Les nouveaux Oncles Tom

Dans un discours, prononcé le 10 novembre 1963 à Detroit, qui aura profondément influencé l’historiographie de la population noire aux États Unis — le chanteur Harry Belafonte reprenait encore l’imagerie en octobre 2002 en référence à deux hauts fonctionnaires de l’administration du président George W. Bush —, Malcom X opposait le « house negro » au « field negro » du sud des États-Unis avant l’abolition de l’esclavage dans ce pays ; le premier, zélé serviteur de maison se préoccupant du bien-être du propriétaire des lieux plus que celui-ci lui-même, le second insoumis confiné au champ et ne désirant que la fin du maître.

De la même façon que, dans leur lutte pour leur émancipation, les noirs américains ont eu à observer le cheminement, souvent âpre, de ce continuum, et, à l’image d’autres populations qui ont connues diverses formes de soumission ou de stigmatisation, les Arabes et les musulmans de l’après-11 septembre en sont rapidement venus à connaitre intimement l’insidieuse mécanique du divide et impera.

Entamé au lendemain du 11 septembre, accéléré à la suite du 11 mars et amplifié après le 7 juillet, ce phénomène, à la fois ancien et nouveau, a désormais atteint une forme de maturité par laquelle de nouveaux messagers de lignage culturel arabo-musulman (direct ou indirect) portant la parole occidentale expriment sans réserves une hostilité à l’islam — qu’à l’image d’un sentiment anti-américain souvent décrié, on qualifiera de primaire — ; non pas l’islamisme en tant qu’idéologie politique circonscrite ou aux diverses et complexes positions de la multiplicité des acteurs stratifiés qui habitent l’univers sociopolitique arabo-musulman, mais simplement l’islam et, en filigrane, l’arabité en tant que tels.

Coup sur coup, ce phénomène prend de l’ampleur ces derniers mois. Lors d’un débat de l’émission hebdomadaire de la chaine d’information satellitaire Al Jazira, Al Ittijah al Mou’akiss (le sens opposé), Wafa Sultan, psychiatre syrienne résidente en Californie (qui s’était déclarée « plus américaine que les Américains  » en novembre 2007), multiplie, le 4 mars dernier, les invectives à l’égard de l’islam qualifiant cette religion de « tyrannie depuis ses débuts » et opinant que l’affaire des caricatures danoises « a réussie à ouvrir une fenêtre par laquelle va briller le soleil sur cet obscurantisme  ».

À tel point que la libérale Al Jazira qui en a pourtant vu d’autres (précisément dans cette émission dont le principe est de mettre face à face deux points de vues contradictoires sur un thème d’actualité), se sentira obligé de présenter ses excuses aux téléspectateurs et annulera la rediffusion de l’émission. Fin janvier, c’est sur la chaîne de télévision française France 3, lors de l’émission « Ce Soir ou Jamais », que l’écrivain tunisien Abdelwahab Meddeb déclare, avec une étonnante nonchalance, que la mort de vingt mille civils Afghans en octobre 2001 provoquée par les bombardements américains et britanniques en représailles aux attaques du 11 septembre (trois mille morts) était acceptable au titre de « dommages collatéraux ».

Le phénomène des auxiliaires Arabes et musulmans — dans le livre de Harriet Beecher Stowe, l’amour chrétien et la dévotion de Tom à ses maitres sont les clefs de son salut — a certes une longue généalogie, l’inconstance étant, historiquement, l’un des maux de ces supplétifs. Beaucoup d’avancées coloniales n’auraient pas eue lieu sans la collaboration active d’agents locaux. Dans son raciste Travail sur l’Algérie (1841), Alexis de Tocqueville remarquait que « Les faits, non seulement de notre temps, mais aux époques antérieures, ont prouvé que les mêmes Arabes qui montraient la haine la plus furieuse contre les Chrétiens pouvaient tout à coup prendre les armes pour eux et se tourner contre leurs compatriotes. Il ne faut donc jamais désespérer de les gagner soit en flattant leur ambition, soit en leur distribuant de l’argent. »

Plus près de nous, les cas fondateurs du dramaturge britannique Salman Rushdie et de la féministe bangladeshi Taslima Nasreen constituent le paradigme contemporain qui aura fait le lit de la prolifération d’un type d’autocritique moderne après le 11 septembre, comme on le voit aux États-Unis à travers, notamment, les contributions de Fouad Ajami, Shibley Telhami et Hisham Melhem. En France, la liste est tout aussi longue, illustrée, entre autres, par l’industrie de Mohamed Sifaoui, Tahar Ben Jelloun, Malek Boutih, Soheib Bencheikh, Loubna Meliane et Chahdortt Djavann.

Comprenons bien que ces individus et d’autres sont parfaitement en droit d’exprimer d’acerbes critiques de leurs sociétés ou de leur héritage culturel. Il y a assurément suffisamment à corriger dans la cosmogonie sociopolitique arabo-musulmane contemporaine (dictatures politiques, corruption endémique, clientélisme cancéreux et persistantes violations des droits de l’homme pour ne citer que ces dystrophies). Le problème n’est pas là et l’esbroufe ne trompe, ici, que ceux qui veulent bien l’être.

La virulence des réquisitoires, leur personnalisation, la consonance avec la diabolisation ambiante, et de plus en plus tolérée, de l’islam, ainsi que la sélectivité dans la présentation des arguments attestent du fait que la réforme désintéressée ou le noble appel au changement positif ne sont pas les objectifs (premiers) de ces discours.

Aussi, le propos qui se veut humaniste, démocrate et libéré dénote, en réalité, une ineffaçable posture de soumission et ses méthodes révèlent une triple contradiction. D’une part, et alors même qu’il se veut réformateur ou porteur d’un message de changement (beaucoup de ces écrits prennent la forme de lettre ouvertes), le commentaire est particulièrement en déphasage avec la réalité des théâtres sociaux et politiques des sociétés auxquelles il prétend apporter remède.

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Peu de populations arabes ou musulmanes désemparées face aux malheurs factuels qui les accablent se reconnaitront dans de telles diatribes notionnelles dont l’audience immédiate n’est en réalité que celle de ses proto-mécènes (sur le mode du « courage » de la politicienne hollando-somalienne Ayan Hirsi Ali loué par un Christopher Hitchens). Partant, ces nouvelles philippiques ne sombrent que trop aisément dans la surenchère sur ce qu’elles s’imaginent la galerie veut entendre (tel l’anthropologue algérien Malek Chebel, raconteur à l’Occident d’un Orient imaginaire que celui-ci affectionnerait ; érotique, mystique, insolent, ou « révélant » la traite négrière des Arabes à un moment où les dénonciations des crimes du colonialisme provoquent une palpable irritation).

Nombre de téléspectateurs des désolantes récentes performances télévisées de Mme Sultan et M. Meddeb ont, à cet égard, noté à travers les commentaires mis en ligne que ceux-ci semblaient moins chercher à convaincre les téléspectateurs concernés par les dysfonctionnements orientaux que de déverser sans répit un flot de récriminations constituant musique aux oreilles des islamophobes. Un « bravo, bien dit » dans un salon parisien ou un coffee shop new-yorkais vaut assurément mieux qu’un atelier de débat contradictoire en la poussiéreuse Sanaa ou le bruyant Caire.

D’autre part, alors qu’ils s’attribuent une universalité de propos et qu’ils proclament un dépassement de la réalité actuelle arabo-musulmane (ne serait-ce que dans ses cinquante-sept variétés nationales), beaucoup de ces contributions ont en réalité un ancrage excessivement personnel. La revanche, le coup de gueule, la frustration libérée — pauvres terrains de l’expression raisonnée et nuancée — ne sont pas loin ; chacun de ces auteurs réglant des comptes avec telle autorité qui l’a excommunié ou tel groupe qui l’accable, en généralisant à outrance sur une religion et une culture millénaires.

Enfin, tout à leur désir de dire leurs vérités aux (ex)« leurs », ces intellectuels démontrent une incapacité, presque clinique, à relever de manière synonyme les manquements de certains gouvernements occidentaux. Entendra-t-on ces avides de diagnostics (servant « femmes soumises », « jeunes désorientés » et « religion malade » à tour de bras) sur la genèse, bien réelle celle-là à Bagram, Abou Ghraib et dans les prisons secrètes au cœur de l’Europe, d’un nouvelle asservissement, survivance au vingt-et-unième siècle, de ce qui a été le plus combattu depuis soixante ans ? S’érigeront-ils contre les excès d’un Robert Redecker ou la banalisation d’un discours tel celui de l’écrivain britannique Martin Amis, professeur à l’université de Manchester, qui, le 9 septembre 2006, déclare au Times Magazine de Londres qu’il y a « une véritable tentation — ne l’avait vous pas ? — de dire “la communauté musulmane devra souffrir jusqu’à ce qu’elle règle ses affaires”. Quel type de souffrance ? Ne pas les laisser voyager. La déportation, un peu plus tard. La diminution de libertés. Fouiller les individus qui semblent originaires du Moyen-Orient ou du Pakistan… Des choses discriminatoires jusqu’a ce que cela fasse mal à toute la communauté  » ….

Faisant écho au plus vindicatifs critiques de la civilisation musulmane contemporaine (un panthéon dont on retiendra en France, notamment, Bernard Henry-Lévy, Alain Finkelkraut et André Glucksmann), la geste des nouveaux Oncles Tom reprend aujourd’hui à son compte la phraséologie en vogue (« dommage collatéral », « islamo-fascisme », etc..) pour rationaliser, limiter, voire invisibiliser, les crimes commis en Irak, en Palestine, en Afghanistan et à Guantanamo.

Convoqués à chaque nouvelle crise, ayants droit à tous les honneurs médiatiques, cette caste d’élus (ils le sont, mais à quoi ?) récitent, coiffés de bonnets phrygiens, le conte d’un monde arabo-musulman qui doit impérativement faire son deuil de ses structures sociétales et religieuses, s’élever à une modernité forcément synonyme du « Siècle des Lumières » et rejoindre ainsi les inévitables valeurs mondiales. Un storytelling qui nous aurait volontiers convaincu n’auraient été la fin de la fin de l’histoire, le retour du colonialisme, la mutation de l’impérialisme, l’avènement du choc des civilisations, l’officialisation de la torture et la prépotence des visions perverties du droit à l’expression.

Narratifs de déni, logiques d’exceptionalisme et métamorphoses des causalités sous-tendent, en réalité, ces servitudes volontaires. L’un des ressorts de l’émission télévisée « Tout le Monde en Parle » de France 2 avait été, il y a quelques années, de régulièrement mettre face à des intellectuels, sociologues, politologues ou hommes politiques occidentaux, préoccupés par la défense de la politique américaine au Moyen-Orient ou celle d’Israël en Palestine, quelque judoka, chanteur, acteur ou footballeur arabe ou musulman, chargé par défaut de défendre l’autre camp.

Au-delà de la pernicieuse normalisation de ce casting respectif, les premiers ne pouvaient qu’avoir le bon rôle face à l’émotionalisme (qui passait invariablement pour du misérabilisme) des seconds. Cet artifice n’est, désormais, plus nécessaire, il suffira de faire appel aux janissaires nouvellement formatés. Il s’en trouvera bien parmi eux un qui assignera la faute à la famille de Gaza qui refuse de mettre fin à son « terrorisme » ou à l’irakien qui rejette, ingrat, la générosité américaine. « Pour humilier, il faut être deux : celui qui humilie… et celui qui veut bien se laisser humilier. Si ce dernier fait défaut, il reste des mesures vexatoires, mais non cette humiliation qui accable » avait écrit Etty Hillesum, martyr juive décédée à Auschwitz en 1943 qui avait choisit de se livrer aux Nazis ayant déjà arrêté ses parents et ses frères.

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