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Les finalités et les objectifs supérieurs de l’islam

La science des objectifs de la religion (maqassid Chari’a) est l’une des branches les plus importantes de l’enseignement traditionnel musulman. S’intéressant à la philosophie et aux finalités des prescriptions islamiques, elle ne comporte pas de technicité méthodologique, ni de lecture littérale des textes, mais intègre surtout un haut degré de malléabilité et de souplesse.

Notre article a pour vocation de fournir un bref aperçu de l’histoire de cette école et de sa pensée, laquelle, par l’approche systémique  qu’elle offre, est capable de rénover la manière d’appréhender les questions du droit et de la jurisprudence islamique.

La genèse de l’école des finalités

On peut affirmer que les prémices de cette science ont vu le jour dès l’avènement de l’islam. Le Prophète a éduqué ses compagnons en matière d’Ijtihad afin de les rendre indépendants.  Il n’a eu de cesse de les consulter et de les valoriser. Le hadith du compagnon Mu’adhIbn Jabal[i] est très instructif à ce sujet. En effet, son  profond respect à la fois pour le  livre de Dieu et pour la Sunna du Prophète, n’excluait en rien l’usage de sa raison. Les opinions et les jugements de ce compagnon sont une preuve de sa conception finaliste de l’islam.

Par son excellence, la pédagogie prophétique a promu l’idée du pluralisme dans les interprétations. L’histoire de Bani Qourayda en est une parfaite illustration. [ii] C’est ainsi qu’en  milieu musulman, a eu lieu  l’éternel débat entre deux lectures : une lecture qui observe les finalités du message et une autre qui se conforme plutôt à la lettre. Ces deux approches se sont développées après la mort du Prophète afin de répondre à la question centrale : qu’est-ce qu’être fidèle au message de l’islam ?

Observer les objectifs supérieurs de l’islam était une pratique quotidienne imputable à la présence du prophète et à l’assimilation profonde des dispositions générales du message et de l’esprit qui sous-tend la législation islamique dans son ensemble. C’est cette clairvoyance qui incita lors d’un voyage, ’Amr Ibn Al-’Ass de présider la prière en état d’impureté majeure en se contentant du Tayammum (ablution sèche), estimant qu’il y avait un risque sérieux d’atteinte à sa santé en se lavant[iii]. L’un des objectif supérieur de l’islam étant de préserver sa vie[iv].

La manière dont Omar a changé certaines lois qui paraissaient immuables aux yeux des musulmans est une autre preuve de cette dynamique initiée par le Prophète. En effet, le calife ’Umar ibn al-Khattab a décidé de suspendre, au nom donc de la finalité de la Chari’a l’application de la peine sanctionant les voleurs au cours d’une année marquée par la  famine. Il a ainsi évité une grande injustice à l’égard des pauvres qui volaient par nécessité en vue de survivre à une situation de pauvreté généralisée. Le texte Coranique est des plus explicites en la matière.

 Une nouvelle forme d’intelligence du droit musulman est donc apparue en raison de l’émigration des compagnons du Prophète,  de la dispersion de la science islamique, et de l’arrivée de questions nouvelles dans des contrées où les coutumes et les pratiques différaient,.

A partir du II ème siècle de l’hégire, la vie sociale, économique, politique et intellectuelle, alors en pleine effervescence a suscité une multitude d’interrogations auxquelles il fallait apporter des réponses appropriées. Pour combler ce «  vide juridique », plusieurs écoles du droit et de la jurisprudence ont vu le jour entre le IIème et le IIIème siècles. On peut en dégager deux grandes tendances dans le domaine de la jurisprudence :

  École d’opinion (écoled’Arra’y en Iraq) : représentée par l’école des Hanafites, elle s’appuie particulièrement sur les interprétations, l’extrapolation et la méthode inductive.

  École des traditions (école dite d’Al Hijaz[v] ou d’Al Athar (des traditions)). Se basant notamment sur les textes scripturaires (c’est-à-dire utilisant la méthode déductive), ce courant de pensée, est incarné par les Malékites, les Hanbalites et les Chafi’ites.

L’écart important qui a fractionné ces deux modes de pensées au début, s’est réduit grâce à la diffusion de hadiths, notamment après l’élaboration de deux sciences reposant essentiellement sur l’exercice de la raison : il s’agit de la science des fondements du droit et de la jurisprudence islamique (usul al-fiqh)[vi] et de la science de la terminologie des Traditions prophétiques (mustalahat al-hadith)[vii].

En étudiant le développement de la pratique du droit islamique au cours de l’Histoire, on peut remarquer que les savants musulmans sous l’égide de leurs écoles respectives, ont toujours cherché la finalité et la sagesse d’une règle avant d’établir un avis religieux. Le questionnement sur le pourquoi d’une règle et la référence à la "raison d’être" d’une obligation ou d’une interdiction était en effet une constante.

A titre d’exemple, l’imam Malik (93-179 H). est connu pour son attachement au bien commun, "Al Maslaha Al mursala", considéré comme une source de la législation. L’imam Abou Hanifa (80-150 H), utilisait  également la préférence juridique/l’appréciation personnelle, "Al Istihssan", comme une cinquième référence du droit musulman. La finalité première étant la préservation du bien, et de l’utile pour le genre humain et la protection contre le mal et ce qui est nuisible en général.

Au-delà des deux tendances citées plus haut, une nouvelle grille de lecture globalisante, susceptible de cadrer et d’orienter l’exercice d’application des règles aux nouvelles réalités, a émergé. Cette nouvelle grille de lecture globalisante est le fruit des débats intellectuels complexes entre les différentes écoles de pensée  (la jurisprudence, le dogme, exégèse, la philosophie, etc…). Il s’agit de l’école des objectifs et des finalités de la religion (maqassid al ahkam).

Elaboration et développement

Certains chercheurs contemporains[viii] ont mis en lumière l’existence d’une réflexion sur les notions des objectifs et des finalités, qui existait déjà au 3ème siècle, auprès de certains érudits (toute école confondue). Cette science encore naissante  qui a produit quelques traités, évolua progressivement. Les premiers livres parvenus jusqu’à nous sont les suivants : le livre "les finalités de la prière" de l’imam Al-Hakim At-Tirmidhi (m. 320H)[ix], le livre "ma’alim as-Sounan" (jalons des traditions) de l’imam Al-Khattabi (m. 388H), le livre "mahasinou Chari’a" (les perles de la Voie) de l’imam Ash-Shachi al Kaffal (m. 365H) et tant d’autres.

 

Le savant mecquois Al Juwayni (419-478H)  va initier une démarche originelle, dans son œuvre magistrale "Al Burhan fi ousouli al fiqh", en élaborant une méthodologie juridique fondée sur l’appréciation du degré d’utilité d’un bien (maslaha) – idée maîtresse de l’école mâlikite. L’imam Abu Hamid Al Ghazali, son disciple, va s’employer quant à lui, à raffiner le travail de catégorisation de son maitre,  qui deviendra ultérieurement une référence.

Dans son livre "al-moustassfâ min ’ilm al-ussul" , l’imam Abu Hamid Al Ghazali (450-505H) déclare : « la finalité supérieure de la religion pour les êtres humains est au nombre de cinq : il s’agit de leur préserver leur religion, leur vie, leur raison, leur filiation « nasslahum », et leur propriété[x]. Tout ce qui est de nature à préserver ces cinq finalités est un intérêt/bien (maslaha) ; et tout ce qui concourt à faire manquer ces finalités est un préjudice. En effet, la préservation de ces cinq finalités entre dans la catégorie des indispensables. Ces dernières constituent le plus haut degré des intérêts. »[xi].

En premier lieu, il faut préserver la religion, qui est le garant même des autres finalités[xii]. Ensuite, c’est l’intégrité de la personne (an-nafs) qu’il faut conserver, quelle que soit son origine ou sa religion, en interdisant de se donner la mort ou de tuer quiconque. Le Coran stipule ainsi : " Et quiconque sauve une vie c’est comme s’il sauvait la vie de toute l’humanité"[xiii].

Puis, c’est au tour de la raison. L’islam prohibe tout produit capable d’altérer le discernement chez l’homme, comme l’alcool, les drogues, etc. L’usage de ces substances peuvent provoquer des perturbations physiques ou mentales graves.

Ensuite, il est nécessaire de préserver la progéniture/filiation. Dans cette optique, l’islam encourage le mariage et interdit les relations sexuelles extraconjugales, les viols, les violences conjugales, et la transmission de maladies.

Enfin, préserver le bien, constitué de l’ensemble du patrimoine humain : que ce soit un actif matériel de valeur pécuniaire (l’argent, la maison..), mais aussi le capital immatériel : la santé, le temps, le savoir, etc.

Par ailleurs, Al Ghazali affirme que ces finalités sont classées par ordre de priorité, de façon à ce que l’on puisse choisir laquelle appliquer en cas de conflit d’intérêts. A titre d’exemple, la préservation de la vie passe avant celle de la raison, il est donc permis de consommer de l’alcool en vue de sauvegarder sa vie.

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En outre, il a proposé de classer les objectifs par ordre d’importance en déterminant trois niveaux différents (selon l’intensité du bien commun maslaha) :

Ad-Daruriyyates : les besoins obligatoires et essentiels pour le bon déroulement des affaires spirituelles et temporelles.

Al Hajiyyates : les besoins complémentaires pour alléger les contraintes de telle façon que les prescriptions islamiques puissent être suivies sans trop de difficultées[xiv].

At-Tahssiniyyates : les besoins liés à l’embellissement ou au perfectionnement[xv].

 

L’imam Al Ghazali remarque à juste titre : « Il est inconcevable pour toute religion ou philosophie qui veut le bien des hommes de ne pas chercher à préserver ces cinq éléments »[xvi]. Ainsi, il affirme avec force que les cinq objectifs supérieurs transcendent toutes les religions d’une manière explicite ou implicite.

Cette approche telle qu’elle a été élaborée par Al Ghazali, sera intégrée par les savants de toutes les écoles islamiques. Quelques siècles plus tard, l’imam Shihab Eddine Al-Qarafi (m. 684H) et Taj dine Ibn As-Subki (m. 771H) ajouteront aux cinq objectifs, un nouvel objectif qui sera « l’honneur ».



[i]Mu’adh ibn Jabal avait été nommé juge au Yémen par le Prophète Mohamed. Avant son départ, le Prophète lui demanda : Selon quel critère tu jugeras ? Il répondit : Selon le livre de Dieu. Mohamed demanda : Et si tu n’y trouves rien ? Il répondit : Selon la tradition du Prophète de Dieu. Mohamed demanda finalement : Et si tu n’y trouves rien ? Il dit : Alors je m’efforcerai de former mon propre jugement… (Hadith rapporté par Abou Daoud).

[ii] D’après ibn ’Omar (que Dieu l’agrée) le Prophète nous a affirmé lors de notre retour de la bataille des coalisés (ahzâb) : « Qu’aucun d’entre vous ne prie la prière du ’Asr à moins d’être chez les Bani Qourayda ! » l’heure du ’Asr est arrivée alors que certains d’entre eux étaient en route. Une partie a dit : « Nous ne prions pas avant de l’avoir atteint (c-a-d Bani Qourayda) », et une partie a dit : « Au contraire, nous allons prier, on ne veut pas cela de nous ! ». Ceci fut évoqué devant le Prophète qui ne fit de reproches à aucun d’entre eux.

[iii] ’Amr Ibn Al-’Ass (que Dieu l’agrée) rapporte  : "Lorsque je fus envoyé à la bataille "des bandages", j’ai fait un rêve dans une nuit de très grand froid, j’ai eu peur qu’en me lavant je périsse, j’ai donc fait le Tayammoum puis j’ai présidé la prière du matin [As-Soubh]. Quand nous sommes retournés, ils ont rapporté cela au Prophète qui a dit : "’Amr, tu as présidé la prière en état d’impureté majeure ?". J’ai fais cela par rapport au propos du Très-haut : « Et ne vous tuez pas vous-mêmes. Dieu, en vérité, est Miséricordieux envers vous », j’ai donc fais le tayammoum et prié. Le Prophète a rigolé sans rien me reprocher" (rapporté par Ahmad, Abou Dawoud, Al-Hakim, Ad-Darqoutni et Ibn Hibban).

[iv] Par ailleurs, c’est en observant les objectifs de la religion (principe de la justice par exemple) que Aîcha a rejeté l’idée selon laquelle le mort serait châtié à cause des pleurs que sa mort suscite au sein de sa famille. Dieu a affirmé en effet, dit-elle : « Personne ne portera le fardeau (responsabilité) d’autrui » (Coran, 6/164).

[v] La région d’Al Hijaz se situe au nord-ouest de l’Arabie, englobant ainsi les deux grandes villes saintes la Mecque et Médine.

[vi] Elle établit les principes sur lesquels s’appuient les juristes pour rendre sentence : Coran, tradition prophétique, Ijma’ (unanimité des savants), raisonnement par analogie (al-quiyas), principe de l’approbation (al-’istihsan), principe d’utilité commune (al-istislah), coutumes ( ’urf) et tant d’autres. Toutes les écoles adoptent quatre fondements essentiels : le Coran, la Sunna, le consensus (ijma’) et le raisonnement par analogie (al-quiyas).

[vii] Un tournant décisif sera pris au 5ème siècle de l’Hégire « lorsque les quatre grandes écoles madhhab en se confrontant, se rallièrent tous – malgré leurs divergences – sous la même enseigne ».

[viii] Cheikh Abdallah Ben Bayya, Dr Ahmed Ar-Rayssouni entre autres.

[ix] Al Hakim at-Tirmidhi : Abu ’abd Allah Muhammad ibn `Ali, maître du troisième siècle de l’hégire. Il existe plusieurs divergences quant à l’année de sa mort. Il semblerait qu’il soit mort à la fin du III ème siècle (H), voire au début du IV ème.

[x] Il semblerait que ce n’était pas son maitre Al Juwayni qui était le premier à évoquer les cinq objectifs supérieurs. En effet, l’imam Abu Al hassan Al ’Amiri (m. 381 H) les avait déjà cités dans son livre "Al i’lam bi manaqibi Al Islam", page 20 (arabe), cf. Dr Ahmed Rayssouni, Dr Ben Bayya.

[xi] Voir « Al mousstassfa », Ed. Al-Rissala, année 1997, tome 1, p 416 et 418.

[xii] On pourrait, dans ce cas, reconnaître qu’il s’agit justement là des fondements mêmes des Droits de l’Homme, de ceux de la personne et de la famille, de ceux de la culture et de la vie économique, tous enracinés dans les droits mêmes de la dimension religieuse de l’être humain – Dieu étant le premier et le dernier garant.

[xiii]Coran 5/32.

[xiv]Exemple des "Al-Hajiyyates" : Les allégements dans les actes cultuels tels que le rassemblement entre les prières en cas de besoin, le raccourcissement de la prière pendant le voyage, la permission de rompre le jeûne à cause d’une maladie, les dérogations autorisées sur certaines transactions commerciales non permises à la base, la Mousharaka, la Moudaraba et l’ijara

[xv]Exemple des "At-Tahsiniyyattes" : les règles de bienséance "Adab", le nettoyage du corps, la beauté, le parfum etc.

[xvi] Cette idée sera reprise plus tard par Chatibi.

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2 commentaires

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  1. Avec cette démarche les choses me semblent beaucoup plus cohérentes et, cela donne plus de sens à nos pratiques et prescriptions religieuses.Mieux comprendre nous amène à mieux nous assumer et à mieux défendre notre religion.Car la meilleur façon de protéger la religion,c’est de mieux la pratiquer,ce passe forcément par une bonne compréhension de celle-ci.De plus les objectifs supérieurs de la religion ainsi définis ont un ancrage concret et pratique avec notre vie quotidienne; ce qui a l’avantage de montrer l’utilité et la nécessité à la fois pratique et spirituelle de la religion…. Pour ma part, je pense que c’est cette vision globale des choses qu’il nous faut approfondir et garder constamment à l’esprit….Merci pour cet article!

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