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Les doubles mâchoires du piège

Quel était le sens des caricatures publiées par le quotidien danois Jyllands-Posten ? Blasphémer ? Le blasphème est une offense, faite en conscience, au Dieu auquel on croit, le mécréant insulte le vide… ou les croyants. Critiquer ? Une critique d’un certain obscurantisme religieux, certes « caricaturale », mais légitime ? Carsten Juste, le rédacteur en chef du journal a expliqué, dans une lettre ouverte à ses concitoyens musulmans, que la publication des portraits du prophète par plusieurs dessinateurs « faisait partie d’un débat en cours sur la liberté d’expression, une liberté particulièrement chérie au Danemark » (1).

Mais d’abord qu’est-ce que Jyllands-Posten ? Un journal conservateur qui se veut « populaire », un peu moins vulgaire que la presse de caniveau britannique, mais qui s’est fait, plus encore que cette dernière, le porte voix de la xénophobie, et notamment sous sa forme islamophobe. Une xénophobie qui sévit au Danemark depuis quelques années, plus particulièrement sous le gouvernement de droite d’Anders Fogh Rasmussen, soutenu par l’extrême droite.

Chacun sait qu’un dessin de presse exprime une opinion au même titre qu’un article ou un éditorial. Ces dessins là portaient un message politique. Une critique éclairée d’un certain obscurantisme religieux ? Certains n’évoquent même pas directement la religion musulmane ou son prophète ! Mais dans leur majorité les dessins étaient agressifs et racistes. Un ton familier de ce journal, pas celui de graphiste au service de la liberté, mais celui de petits soldats de la guerre des civilisations, dont le dessin représentant le prophète avec une bombe comme turban va pouvoir servir d’affiche de recrutement !

Ces dessins ont été publiés le 30 septembre 2005, et c’est quatre mois plus tard que l’Arabie saoudite a utilisé les puissants moyens à sa disposition pour provoquer une sorte « d’affaire Rushdie ». L’œuvre littéraire de Rushdie n’a évidemment rien à voir avec la propagande belliciste du Jyllands-Posten, par contre la manipulation politique des saoudiens s’est inspirée de celle de Khomeyni en son temps, à l’époque où celui-ci avait besoin de relancer son régime.

La clique maffieuse au pouvoir en Syrie et le clan d’Ahmedinejad en Iran ont suivi plus tard, quand ils ont vu tout le profit qu’ils pouvaient tirer de cette affaire, chacun pour des raisons qui lui sont propres. Comme le remarque à très juste titre le collectif des Musulmans de France, voilà « une diplomatie du monde arabo-musulman subitement soucieuse de la dignité des musulmans en dehors de ses territoires, alors que le monde arabo-musulman est le théâtre quotidien du manque de démocratie, des droits de l’Homme, et de respect des préceptes islamiques » (2).

Ce n’était pas la défense de la dignité des musulmans mais la réponse des régimes oppresseurs d’Orient aux petits soldats du Danemark, pour le développement symétrique d’une l’idéologie de la guerre des civilisations commune aux uns et aux autres.

Ailleurs, puisque la guerre fait rage, d’autres petits soldats de la même idéologie sont montés au front. On peut considérer comme légitime d’informer le public sur le contenu des dessins, à condition de se démarquer du message politique qu’il véhicule. Mais évidemment quand c’est Philippe Val, directeur de Charlie Hebdo, voltigeur de pointe du combat islamophobe, qui prend la responsabilité d’une telle publication, le sens est clair, et ce n’est pas celui de la liberté d’expression, y compris de la critique des religions, mais un apport de munitions volontaire et assumée effectué du coté « croisade » du front. Evidemment du coté « djihad » du même front les radicaux et autres ultras « salafistes » s’efforcent d’engranger le maximum de bénéfices de cette affaire et multiplier leurs provocations, à commencer par celle, particulièrement odieuse, du journal iranien Hamshahri pour ridiculiser le génocide des juifs par les nazis.

Pour ceux qui veulent rompre ce front mortifère des croisés (fussent-ils laïques sincères) et des djihadistes (fussent-ils piétistes sincères), deux questions se posent. Elles se posent à la fois au Nord et au Sud (ou en Occident et en Orient si vous préférez utiliser les points cardinaux dans l’autre sens), même si c’est dans des proportions différentes.

La première consiste à savoir répondre à la colère d’une partie de la population musulmane, en en mesurant bien le sens. Car si cette colère est manipulée, elle est aussi l’expression d’un immense sentiment de frustration et d’oppression accumulé, largement nourri par des politiques qui prennent leur source dans nos propres pays, du soutien aux dictatures – pour ne prendre qu’un seul exemple récent pensez ce que signifie le fait que le dictateur tunisien Ben Ali aie pu se présenter comme le maître d’oeuvre du sommet mondial de l’information grâce à la complicité des gouvernements, européens notamment – , au recours permanent au double discours – comparez les discours tenus en Occident lors des victoires électorale du Likoud, parti qui préconise dans son programme la destruction de l’Etat de Palestine, le maintien des Palestiniens à l’état de sous-citoyen sous occupation et justifie le recours au meurtre de civils, avec ceux tenus lors de la victoire électorale du Hamas qui se réclame d’un programme symétrique – .

La deuxième est celle de la manière de mener la lutte pour la liberté de conscience et pour la liberté d’expression, l’une et l’autre et pas l’une contre l’autre.

Il est non seulement légitime, mais nécessaire de résister aux cléricalismes de toutes sortes qui sont toujours des facteurs d’oppression. Ce qui signifie d’abord lutter aux cotés de ceux qui sont opprimés par ces cléricalismes et dénoncer explicitement les oppresseurs ; pas dénoncer les croyants en ciblant le prophète, au service de la construction d’une image de l’ennemi dans la logique de guerre des civilisations. Dans ce genre là, en France nous avons connu les caricatures racistes anti-boches de la première guerre mondiale (qui étaient en général graphiquement de meilleure qualité que la plupart des gribouillages d’aujourd’hui), ou les caricatures antisémites des années 30, nous ne devons pas nous étonner que certains mettent leur talent (ou leur absence de talent), au service d’une nouvelle cause de propagande nauséabonde. Le fait que celle-ci ne se réclame pas aujourd’hui du nationalisme mais des lumières est une ignominieuse escroquerie qu’il faut dénoncer politiquement pour ce qu’elle est.

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Rappelons au passage à ce sujet que si, au nom de la lutte contre l’idolâtrie, l’Islam orthodoxe se méfie de la représentation des figures humaines et rejette en particulier celle des prophètes, celle-ci fait pourtant partie de la tradition ottomane, môghole et surtout persane… et sourions à cette occasion de la propension de nos pseudo laïques, nouveaux docteur en islamologie d’Occident, de prêcher le bon islam au mauvais musulmans en opposant cette fois-ci une tradition iranienne à celle des Egyptiens !

Et évidemment, il faut dénoncer l’escroquerie faite au nom de l’Islam pour monter une mayonnaise de guerre de religion, poussant certains jusqu’à attaquer des églises au nom de l’honneur du prophète, et faire enfler la mauvaise pâte de la haine en essayant de dresser communauté contre communauté, peuple contre peuple. Si ceux-ci insistent sur l’offense de la représentation de la figure de Mohamed plus que sur le contenu politique des dessins, c’est évidemment dans le but d’éviter les questions politiques qui pourraient les mettre en difficulté, sur leur gestion du pays quand ils sont au pouvoir, sur les résultats catastrophiques de leur lutte quand ils n’y sont pas.

Ainsi se referme le piège que dénonce Tariq Ramadan « D’un coté les extrémistes affirment : « On vous l’avait dit, l’Occident est contre l’islam » et de l’autre ils disent : « Regardez, les Musulmans ne peuvent être intégrés en Europe, et ils détruisent les valeurs qui sont les nôtres » (3) .

Il est donc urgent de desserrer ce piège à doubles mâchoires, et d’abord bien sur pour nous, là où nous sommes, en France, en Europe. Un piège qui a pour effet de nous emprisonner tous et de broyer les premiers concernés, chez nous, en France, en Europe. Une situation que décrit très bien Tabish Khair, musulmane d’Aahrus, au Danemark, dans une lettre au quotidien britannique The Guardian : « Entre le gouvernement danois et les politiciens islamistes, entre Jylland-Posten et les foules de Beyrouth, entre Laban (un islamiste radical vivant au Danemark) et Khader (un politicien d’origine musulmane « intégré »), la Musulmane modérée a été effectivement réduire au silence. Elle a été forcée à prendre partie d’un coté ou de l’autre, forcée de rester à la maison et de laisser d’autres mener la croisade pour une cause qui lui est chère, la Liberté, et pour un héritage culturel qui lui est essentiel, l’Islam. A la télévision ont voit la folie des foules barbues et des hommes blancs biens rasés qui prêchent. Dans ce choc des civilisations soigneusement construit, elle est entre les deux » (4) .

Il est essentiel, pour le respect de la liberté et de la dignité de Tabish et de toutes et tous ceux qui sont piégés comme elle, pour notre propre liberté et notre propre dignité dans l’avenir, de déconstruire ce piège. Nous avons la chance qu’existent, au moins en France, des forces qui agissent en ce sens. Ne les laissons pas mourir d’étouffement entre les doubles mâchoires de la machination.

Notes :

(1) Carsten Juste « Ærede medborgere i den muslimske verden », Jyllands-Posten, 30 janvier 2006.

(2) Collectif des Musulmans de France : « Au sujet des caricatures du Prophète de l’Islam », 2 février 2006.

(3) « Cartoon controversy is not a matter of free speech, but of civic responsability » entretien avec Nathan Gardels, New Perspectives Quarterly, 2 février-2006

(4) Tabish Khair : “We have lost our voice”, The Guardian, 7 février 2006

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