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Le regard de quelques auteurs musulmans sur l’orientalisme français (partie 1/2)

 Pourquoi les Orientaux – en l’occurrence les arabo-musulmans – ne pratiquent-ils pas davantage ’l’occidentalisme’ (al-istighrâb), pour donner le change aux orientalistes ? Cette question, Ahmad al-Shaykh, auteur égyptien contemporain, la formule à maintes reprises dans un ouvrage que nous évoquerons plus loin. Si les Orientaux n’ont pas de tradition d’étude critique de l’Occident, c’est pour des raisons similaires à celles qui expliquent la naissance de l’orientalisme, soit la domination de plus en plus affirmée, à partir du XVIIIe siècle, de l’Occident sur l’Orient. Pourtant, la situation a bien changé, en apparence du moins, depuis cet orientalisme classique que les musulmans percevaient comme un des avatars du colonialisme. Ainsi, à cause de cette collusion historique entre science et politique, les chercheurs français actuels sur le monde arabo-musulman refusent désormais l’étiquette d’orientalistes. Parallèlement, en terre d’islam, la riposte s’est organisée, structurée ; elle y est encore parfois grossière et maladroite, mais aujourd’hui, grâce à une meilleure connaissance de l’autre et aussi à une plus grande confiance en eux, certains intellectuels musulmans sont parvenus à l’étape du dialogue constructif.

D’après le sondage que j’ai effectué à partir de quelques ouvrages, les positions des auteurs arabo-musulmans divergent considérablement. Cela va des tenants d’une ligne dure, qui sont foncièrement hostiles à tout ce qui relève de l’istishrâq (« orientalisme » en arabe) … aux admirateurs des grandes figures de l’école française, avec lesquelles ils ont souvent étudié. Toutefois, ils sont unanimes à dénoncer les origines politico-idéologiques de l’orientalisme. Comme c’est la cas communément en pays arabe, ils voient dans les Croisades la première entreprise occidentale de mainmise sur l’Orient, plus. Par la suite, expliquent-ils, l’impérialisme européen du XIXe siècle eut besoin, pour mieux dominer l’indigène, de connaître sa langue, sa culture et sa religion . Un auteur aussi modéré que le Syrien Mahmoud al-Miqdâd stigmatise la collaboration que la France a délibérément instaurée, pour mieux conquérir l’Algérie, entre l’armée et les orientalistes . Le rôle joué par la France, dans l’affaiblissement de l’Empire ottoman, dans l’émergence des foyers juifs en Palestine, et son alliance avec l’Angleterre et Israël contre l’Egypte en 1956 ont introduit – ou entretenu – une réprobation générale à l’égard de la politique étrangère française et de tous ses agents . Puis vint de Gaulle, qui changea totalement le regard porté sur cette politique.

Pour les auteurs les plus radicaux, tels que Ahmad ’Abd al-Rahîm al-Sâbih, nous ne sommes pas sortis des Croisades, car l’orientalisme n’a été, à leurs yeux, qu’un support pour la déislamisation et la tentative d’évangélisation de l’Orient (tabshîr). Toutefois, il faut le souligner, la plupart des auteurs consultés mettent moindrement en relief cette dimension religieuse et, lorsqu’ils s’y prêtent, ils l’inscrivent dans un cadre d’idéologie impérialiste. Pour Mahmûd al-Miqdâd par exemple, le dessein de christianiser l’Orient, de la part de l’Occident, venait après les objectifs d’hégémonie linguistique, culturelle et économique . Cela est d’autant plus vrai, bien évidemment, que l’on se rapproche de notre époque. Mais revenons à al-Sâbih. Selon lui, les orientalistes, animés par des motivations pernicieuses, n’auraient fait que défigurer la réalité de l’islam. L. Massignon, par exemple, a par trop mis en relief al-Hallâj, figure hétérodoxe de la mystique musulmane, et exécuté à l’instigation des autorités religieuses .

Edward Saïd, observateur pourtant plus éclairé, émet un jugement similaire. « Massignon, écrit-il, lui [c’est-à-dire Hallâj] accorde une importance disproportionnée, d’abord parce que le savant a décidé de mettre un personnage en valeur au-dessus de la culture qui le nourrit, et ensuite parce que al-Hallâj représente un défi constant, irritant même, pour le chrétien occidental pour lequel la foi n’est pas (ne peut pas être) un sacrifice de soi poussé à l’extrême comme pour le soufi. Dans un cas comme dans l’autre, Massignon donne littéralement pour objet à al-Hallâj d’incarner des valeurs mises essentiellement hors la loi par le système de doctrine central de l’islam, systéme que Massignon lui-même décrit surtout pour le circonvenir avec al-Hallâj » . Les spécialistes actuels du soufisme, il est vrai, reconnaissent que l’obsession hallajienne de Massignon a un caractère éminemment passionnel, ce qui n’enlève rien, au demeurant, à la valeur de son oeuvre.

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Pour al-Sâbih, la plus dangereuse entreprise de déstabilisation, réside dans l’Encyclopédie de l’Islam. Celle-ci, en effet, est considérée par beaucoup de musulmans comme une référence incontournable, alors qu’elle contient « beaucoup d’erreurs, d’altérations de sens [le fameux tahrîf] et de préjugés » . Mais où situer, alors, les islamologues musulmans qui participent à l’Encyclopédie ? Selon cette vision dichotomique hâtive et simpliste, ils ne seraient que des traîtres à la bonne cause !

Laissons là les procès d’intention, singulièrement dépourvus du sens de la nuance, pour aborder des travaux plus sérieux. Je n’ai trouvé une appréciation globale sur l’école orientaliste française que chez Edward Saïd. Cet universitaire américain, d’origine palestinienne, a publié en 1978 un ouvrage intitulé L’Orientalisme – L’Orient créé par l’Occident. Le livre a suscité beaucoup d’émoi dans les milieux orientalistes, car il démonte point par point les constructions idéologiques de leur discipline. A partir du constat que « l’Occident a fondamentalement mal représenté l’islam », E. Saïd se pose cette question : « Peut-il y avoir une représentation fidèle de quoi que ce soit ? » .

Pourtant, les critiques de Saïd sont souvent pondérées, et même laudatives en ce qui concerne l’orientalisme français. Le « schéma explicatif » mis en oeuvre par cet auteur n’est pas « simpliste et mécaniste », comme on a pu le lire encore récemment . E. Saïd décrit l’orientalisme français comme « universaliste, spéculatif et brillant », en comparaison de l’école anglo-saxonne jugée, elle, « sobre, efficace et concrète » . E. Saïd reconnaît à L. Massignon, qui incarne pour lui l’esprit français, « un certain degré d’engagement », et une capacité de s’identifier aux « forces vitales qui inspirent la culture orientale » . Cet engagement, inauguré par Massignon dénonçant par exemple la guerre d’Algérie, nous le retrouvons chez Jacques Berque. Celui-ci, comme le note Ahmad al-Shaykh, a défendu l’islam et sa culture dans le climat d’animosité qui règne en Occident à leur égard . Berque, qui affirmait depuis la guerre du Golfe que nous vivons une nouvelle croisade, avait également le courage de remettre en cause ses propres travaux. « Leurs oeuvres, dit E. Saïd, à propos de Berque mais aussi de Maxime Rodinson, font toujours preuve, d’abord d’une sensibilité directe à la matière qui s’offre à eux, puis d’un examen continuel de leur propre méthodologie et de leur propre pratique, d’une tentative constante pour que leur travail réponde à la matière et non à des doctrines préconçues » . Dans le sillage de ces personnalités, des chercheurs français ont soutenu ou soutiennent des causes politiques, voire religieuses, qui interfèrent directement dans leur terrain d’étude. Parfois, celui-ci semble même avoir été déterminé par des motivations militantes. Ainsi, pour certains, François Burgat a poussé un peu loin sa présentation apologétique de l’islamisme.

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