in , ,

Le principe de ’lecture totale’ du Coran

Qu’est-ce qui distingue le Coran des autres religions du Livre ? N’est-ce pas le fait que le Coran se présente comme « révélation » divine alors que la Bible se présente comme un texte d’« inspiration divine » ?

Azzedine GUELLOUZ : Les musulmans ont ignoré pendant longtemps cette distinction, majeure, d’avec les autres religions du Livre. Ils croient même que la Bible et les Évangiles sont des “Livres“au même sens que le Coran et qu’ils sont révélés comme le Coran l’a été. En fait, les Évangiles sont des récits d’auteurs, choisis par les croyants pour l’honnêteté de leur témoignage, qui rendent compte de gestes et de paroles dont on peut dire qu’ils sont divins mais le texte des Évangiles n’est pas uniquement le texte de ces paroles divines car il comprend les paroles de ceux qui les rapportent. Alors que le Coran, ce sont uniquement les paroles divines, non accompagnées de l’intervention d’un autre “verbe“ destiné à les introduire. On ne dira pas “Dieu a dit”… sauf pour dire que Dieu dit qu’”il a dit”.

Le Coran c’est donc uniquement ce qui a été révélé mais également l’intégralité de ce qui a été révélé y compris telle remarque faite au Prophète, sur son comportement pendant la révélation : “Ne remue pas ta langue pour hâter sa récitation [celle du Coran]. Son rassemblement dans ton cœur et sa fixation dans ta mémoire Nous incombent, ainsi que la façon de la réciter. Quand donc Nous le récitons, suis sa récitation…” (Sourate LXXV, versets 17-18). Et cela dès les premiers versets, au sens chronologique : quelqu’un parle avec la certitude que cette parole constituera un livre.

Au début, pourtant, le Prophète fut frappé de terreur, et il s’est écoulé deux ou trois ans avant la révélation suivante… À ce moment a-t-il conscience que cela constituera un « tout » ?

Azzedine GUELLOUZ : Effectivement, Muhammad a d’abord questionné son entourage avant de se convaincre du caractère divin de ce qu’il avait entendu. Mais, dès cette date, ce qu’il appelle “Coran” ce ne sont pas ces seuls cinq premiers versets. Dès la reprise de la révélation, il est dit qu’il va s’agir d’une dictée qu’il ne faut pas craindre de recevoir si elle a pour auteur celui qui a déjà donné les preuves de sa puissance puisqu’il a créé l’homme. L’annonce d’un livre dont la révélation va se poursuivre est donc déjà là et le désarroi consécutif aux années sans révélation est aussi le signe que Muhammad sait que c’est d’un livre que la dictée est entreprise.

Une vision naïve conçoit parfois la révélation coranique à l’image de l’inscription foudroyante des Dix Commandements dans la pierre comme des générations de spectateurs ont pu se la figurer au spectacle du film de Cecil B. de Mill. Certains musulmans pensent que l’objet-livre qu’ils tiennent dans leurs mains a été conçu d’une façon identique…

Azzedine GUELLOUZ : Le Coran leur dit pourtant expressément le contraire… À preuve sa réponse aux détracteurs de la prophétie, qui la raillent en disant : mais qu’est-ce que ce prophète qui marche dans les “souks” et mange comme tout le monde… ? Un vrai prophète doit faire des miracles comme preuves de sa vocation. Pourquoi, demandent-ils, ce livre n’est-il pas descendu d’une seule descente, pourquoi n’est-il pas venu sous forme de livre écrit ?

Le Coran réplique que cette forme de révélation a existé mais qu’il est dans le pouvoir de Dieu de procéder autrement. La révélation échelonnée réalise un autre miracle : celui d’épouser le cheminement parcouru par le cœur de Muhammad et le cœur de ceux qui l’entourent. Cette “procédure de révélation” est donc une institution de l’homme. Il n’y a pas à l’opposer à d’autres : la présentation “miraculeuse” a fait que des gens ont cru, mais d’autres non. C’est donc qu’on ne peut évacuer la question de la responsabilité : l’homme est responsable de sa croyance. Le Coran inaugure une “pédagogie” : celle de la réponse directe aux problèmes vécus dans une existence d’homme suivie du rappel et de la confirmation, à chacune de ces étapes, des grands principes dont ces “moments” permettent la “vérification”.

Entre la révélation- réception, orales toutes les deux, et l’existence sous forme d’un livre, il y a l’écriture…

Azzedine GUELLOUZ : La consignation par écrit est attestée dès le début puisqu’on nous rapporte que, dès la cinquième année de la révélation, la conversion d’Omar (plus tard deuxième calife entre 634 et 644) eut lieu à l’occasion d’une lecture. Rappelons que l’alphabet arabe datait d’au moins une cinquantaine d’années  : nous disposons au musée du Louvre de la pierre tombale, écrite en arabe, d’Imrû’l-Qays, le poète pré-islamique. C’est un arabe déchiffrable malgré l’absence de signes diacritiques et de voyellation. Le Prophète a eu très tôt des “scribes”, des “logographes” à sa disposition : des jeunes issus de l’aristocratie dont le nombre s’est accru au fur et à mesure.

Toute la récitation a-t-elle été écrite ? Le savant Régis Blachère (Introduction au Coran, Maisonneuve & Larose, 1959) mentionne cette histoire du Prophète qui entend près d’un oratoire quelqu’un réciter un fragment du Coran qu’il l’avait lui-même oublié…

Azzedine GUELLOUZ : Je ne tire pas de l’épisode la même conclusion. L’oubli du Prophète n’implique pas que le fragment n’a pas été noté. De plus et surtout l’utilisation des deux formes de recension est hautement assumée : le texte établi est le résultat de leur rapprochement…

Comment appréhendez-vous la question du nâsih wa-l-mansûh (“l’Abrogeant et l’Abrogé“) ?

Azzedine GUELLOUZ : Ma référence en matière d’exégèse ce sont les trente volumes (47 ans de rédaction !) du savant tunisien Tahar Ben Achour, autorité tout à fait classique. Il explique que le nâsih n’a jamais abouti à la suppression de quoi que ce fût dans le Coran. Versets mansûh (effacés, abrogés) et versets nâsih (abrogeant) existent dans le Coran. Il propose, en effet, une interprétation du fameux verset : “Dès que Nous abrogeons une aya ou la faisons oublier, Nous en apportons une meilleure” (Sourate II, verset 106). Le Coran est l’intégralité de la parole divine : tout verset du Coran (quoi qu’il en soit de son contenu interne) est nécessaire à la formation (institution) de l’homme musulman.

Publicité
Publicité
Publicité

De là, la nécessité de la lecture totale : la vérité du Coran est celle qu’obtient le raisonnement d’un esprit qui a lu le verset abrogé et le verset abrogeant et qui comprend qu’il s’agit des éléments constitutifs du même discours, saisi dans son évolution et non pas dans la seule lecture de sa dernière étape chronologique.

Ce qu’enseigne Tahar Ben Achour, et que je reprends à mon compte, c’est le fait démontré suivant : l’éclairage par une lecture de tout le Coran étant exigible à l’occasion de la lecture de n’importe quel verset, l’existence de versets divergeants dans leur contenu isolé enseigne une vérité qui les transcende et qui réside dans le passage entre les deux, dans leur mise en perspective. L’attitude de prétendus défenseurs de la charî’a est paradoxale. Ils disent ne croire qu’au Coran et, cependant isolent les uns des autres les versets du Coran. Notamment les versets qui élargissent le débat, passant de l’énoncé d’une réponse à l’énonciation d’un principe.

Comment parvenez-vous à discriminer la bonne option entre deux options qui s’excluent ?

Azzedine GUELLOUZ : Je ne discrimine pas. Je dis : le Coran ne se dérobe pas lorsqu’une question précise est posée ; il formule une réponse pour l’institution du demandeur. Mais ensuite il élargit le débat. Par exemple, il peut dire : voilà pour cet héritage, deux parts doivent revenir à l’homme et une part à la femme ; mais après il prescrit que l’héritier qui concède à l’autre est le meilleur au regard de Dieu. Dans le Coran, il y a la permission de léser si on a été lésé (dans la mesure où on a été lésé) mais il y a aussi l’ordre de pardonner. Cette disposition n’est pas une exception. Elle figure dès le début de la Révélation ; elle figure dans tout le Coran aussi bien le “mekkois” [révélé à La Mecque, avant l’Hégire] que le “médinois” [révélé à Médine, après l’Hégire]. La prescription de pardonner suit celle qui applique la loi du talion, la prescription de concéder suit celle qui partage, etc. Une communauté, une collectivité humaine est donc non seulement libre de choisir cet esprit mais est requise de le faire si elle veut être pleinement agréable à Dieu.

Que vous apporte ce que vous appelez la “lecture totale” du Coran que vous appuyez sur l’interprétation de Tahar Ben Achour ?

Azzedine GUELLOUZ : Ce qui m’intéresse avec Tahar Ben Achour c’est de penser qu’à un moment de l’histoire, il est attesté que des gens qui vivaient dans et par le Coran ont entretenu avec le monde du commerce, de la science, de l’économie, etc., des relations “normales”. Cela a été rendu possible par une méthode de lecture du Coran, pas forcément explicite mais d’abord vécue. C’est ce que j’appelle (en des pages trop brèves de mon livre) la “civilisation du kouttâb”, une pédagogie corano centrique, matériellement axée sur le Coran. Le musulman ainsi “formé” ne pouvait avoir le sentiment que le Coran s’épuisait dans les seuls versets qu’il connaissait, ni que sa foi entrait en contradiction avec la découverte mathématique ou l’innovation politique. Vous voyez la différence que cela fait avec ceux qui vocifèrent que le Coran est “le” Livre en réduisant cette expression à l’affirmation de la vérité de chaque élément du Livre mais en oubliant que chaque morceau est vrai précisément parce qu’il est dans le Livre ; on ne peut lire sa vérité qu’à la lumière de tout le Livre.

Cette explication me semble importante à rappeler aujourd’hui. L’Islam a vécu une période au cours de laquelle il a pu joindre toutes les dimensions de la vie active. C’est que les musulmans jouissaient d’un système politique qui les rendait responsables de leur sort. Mais c’est aussi que le système éducatif autorisait cette présence diffuse et légitime de la foi. La perméabilité du système éducatif à la dimension coranique permettait la diffusion de tout savoir en convivialité avec la foi.

En l’absence de ce système pédagogique, aujourd’hui, comment peut-on lire le Coran ?

Azzedine GUELLOUZ : Voilà la question sur laquelle j’aimerais bien que s’instaure un débat auquel je suis prêt à participer. Je crois que les réponses apportées jusqu’ici ont échoué. La réponse que je connais le mieux a consisté à donner une part à l’enseignement religieux à côté de l’enseignement des autres matières. L’apprentissage du Coran est donc latéral par rapport à la scolarité. Cela procure l’assurance d’être citoyen moderne et d’avoir une connaissance de sa religion alors qu’on en n’en connaît autre chose que des citations disparates et que la connaissance directe est absente. Et qu’hélas, on ne soupçonne même pas son absence. Il y a alors une véritable scission, une fission de la personnalité chez les jeunes Algériens ou Tunisiens formés dans leurs propres pays.

la synthèse laïque ne vous semble plus adaptée ?

Azzedine GUELLOUZ : Dans le climat culturel actuel, qui dit laïcité dit Occident. Or, la laïcité de l’Européen n’est pas aussi totale qu’on le croit : en France, l’enseignement (y compris à Polytechnique) est distribué dans une langue imprégnée d’une civilisation où la référence religieuse est forte. Nonobstant la position officielle par rapport à la croyance, les mots Christ, communion, justice, pardon ont alors une résonance qui doit tout au passé religieux. Même et surtout si il y a opposition. Comment les gens de mon âge auraient-ils pu étudier, dans leur jeunesse, Le Diable et le Bon Dieu et même Les Mains sales de Sartre sans connaître le jansénisme ? Nous connaissions le jansénisme pour connaître un auteur laïque, pour réussir des études scientifiques. En réalité, la scission entre la croyance et la vie est beaucoup plus profonde dans la formation d’un musulman que dans celle des citoyens des pays laïques. Pourtant le bruit court que c’est le contraire… C’est cela qu’il faudrait reprendre pour faire dialoguer sainement des concepts comparables. n

Propos recueillis par Saïd BRANINE et Michel RENARD

Cette interview est la forme remaniée d’une version d’abord publiée par le magazine Islam de France n° 1, en janvier 1997 à l’occasion de la parution du livre de Azzedine GUELLOUZ, Le Coran, Flammarion, coll. “Dominos”, sept. 1996.

Publicité
Publicité
Publicité

Laisser un commentaire

Chargement…

0

Quel spécialiste consulter pour me faire circoncire ?

L’Islam, c’était mon destin