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Le Liban face au « Concept Carthage »

Le 24 mai 2000, le premier ministre israélien Ehud Barak [1] (mai 1999-mars 2001) décide, unilatéralement, de mettre fin à vingt-deux ans d’occupation armée du Sud Liban. Entre le mépris israélien et la main-mise syrienne, le gouvernement libanais n’a pu tirer un quelconque profit politique de ce retrait, ni pour promouvoir un Etat au « monopole de la violence » reconnu par toutes les factions libanaises ni dans le sens d’une souveraineté pleinement reconnue par ses voisins (Sharon, avec son retrait « unilatéral » de Gaza n’a pas fait mieux : résultat, le triomphe « démocratique » du Hamas aux législatives de janvier 2006.)

Le Hezbollah, à qui les gouvernements libanais successifs ont sous-traité la défense du Sud, peut alors se targuer d’avoir provoqué ce retrait sans en avoir fait payer le prix politique au Liban (un nouveau Camp David.) Le gouvernement Barak pouvait se prévaloir d’un acquis semblable : retrait « volontaire », donc ignorant de la dynamique politico-militaire qui l’a provoqué et de son acteur principal (le Hezbollah), et absence d’engagements politiques vis-à-vis du gouvernement libanais donc possibilité d’ « y retourner » quand c’est jugé nécessaire.

Hassan Nasrallah, le Secrétaire général du mouvement depuis l’assassinat par les Israéliens, en 1992, de son prédécesseur Abbas Moussaoui, peut se présenter, non sans quelques arguments, comme l’artisan de cette stratégie victorieuse (on fait savoir que c’est lui qui imposa l’apprentissage de l’hébreu à tous ses cadres.) Les Libanais lui reconnaissent, au moins, le rôle essentiel sinon exclusif dans la libération, en 2004, de 30 de leurs compatriotes et de 420 Palestiniens ainsi que la restitutions des corps de 60 combattants Libanais contre la libération d’un colonel de réserve capturé par le Hezbollah et la restitution des corps de trois soldats Israéliens tués en 2001.

Le Liban étant ce qu’il est [2], jamais la communauté chiite n’a autant pesé qu’avec le Hezbollah. Le leader du mouvement chiite rival Amal (Espoir), Nabih Berri (actuel président du Parlement), est plus un politicien qu’un politique, un tacticien qu’un stratège. Les Libanais n’oublient pas sa honteuse et inutile « guerre des camps » (1985-1988), dirigée contre les Palestiniens affiliés à l’OLP au profit peu défendable de Damas. En revanche, pour beaucoup de Libanais, le Hezbollah est plus un mouvement « patriotique » qu’un docile servant des Iraniens ou encore des Syriens. L’engagement de Hafez El Assad aux côtés des Américains contre l’Irak en 1991 et la politique d’ouverture du président iranien Mohammed Khatami (août 1997-août 2005) ne l’ont aucunement empêché de poursuivre son « agenda » militaire contre Israël et son opposition viscérale à la doctrine d’Al-Quaida l’inscrit davantage dans une perspective nationale libanaise qu’ailleurs.

Le Hezbollah, sursaut pour un sursis ?

Le but déclaré de l’opération « Promesse véridique » du Hezbollah est le sort des Libanais encore détenus en Israël et celui des quelques 10 000 prisonniers Palestiniens (dont une soixantaine de ministres, députés et maires apparentés au Hamas…) Le choix du moment, on l’oublie vite, n’est donc pas étranger à ce qui se passe en ce moment à Gaza surtout après les déclarations des dirigeants du Hamas s’associant à toute démarche d’échange de prisonniers. On notera, au passage, que si l’opération du Hezbollah (12 juillet 2006) avait été décidée après le déclenchement de l’opération « Pluie d’été » contre Gaza suite à l’enlèvement d’un soldat israélien, le 25 juin 2006, elle montre une haute qualité de renseignement et d’une rapidité de planification et d’exécution, sans subir de pertes.

Mais au delà de l’actualité immédiate, l’opération semble aussi être une réponse « différée » à la Résolution 1559 [3] à laquelle la Syrie, contrainte, s’est conformée en mai 2005 en retirant ses troupes du Liban. La séquence Hezbollah devait très logiquement succéder à celle de la Syrie si aucun événement extraordinaire ne venait à perturber cet agenda. Or, pour le Hezbollah, il ne s’agit ni plus ni moins que de la survie du mouvement tel qu’il est actuellement, c’est-à-dire un mouvement politico-militaire qui a deux ministres et une milice.

Stratégiquement donc, il s’agit, pour le Hezbollah, d’assurer le statu quo (ce dont Israël ne veut plus) quitte à s’exposer directement à la machine de guerre israélienne au risque de précipiter cette disparition soit pas le ciblage de son état-major par les Israéliens soit en provoquant un retournement des forces politiques libanaises contre lui. Peut-être que le Hezbollah estime le risque supportable et qu’il résistera aux assauts israéliens, comme en mars 1996 lors de l’opération « Raisins de la colère », déclenchée par le premier ministre intérimaire Shimon Pérès mais qui ne lui a pas permis d’emporter les élections face à Netanyahu. Sauf que cette fois-ci, la brutalité inouïe de la réponse israélienne, qui va au-delà du « modèle » des frappes otaniennes contre la Serbie en 1999, vise rien de moins qu’à « vider le bocal » dans lequel le poisson évolue : le Sud est vidé de ses 500 000 habitants (pour un Liban d’à peine 4 millions d’habitants) et le pays est littéralement démembré non pas pour gêner la logistique du Hezbollah (ce dernier n’a aucun « centre de gravité », ce qui le rend insensible à toute dissuasion, nucléaire ou classique) mais pour désorganiser totalement et durablement la société libanaise tout entière et hypothéquer gravement son avenir.

Pour comprendre les ressorts de cette démesure, il faut élargir le regard sur les enjeux régionaux dans lesquels le Liban fait figure de « pré-théâtre des opérations ».

Israël – Iran : début des hostilités

Dans la perspective d’un affrontement militaire, direct ou indirect, avec l’Iran, les Israéliens estiment qu’il faut « traiter » de suite le « front libanais » qui ne manquera pas de s’ouvrir aux premiers échanges de salves balistiques entre les deux pays. Les Iraniens peuvent avoir un raisonnement équivalent qui consisterait à « tester » leurs capacités balistiques et opérationnelles et de là les défenses israéliennes (donc et aussi l’armement américain.)

On peut encore rapprocher l’agenda du Hezbollah (lutte de survie) avec celui de l’Iran (et accessoirement de la Syrie) surtout si on note que cette opération intervient quelques jours après le « non » officiel de l’Iran à la demande d’arrêt des procédés d’enrichissement d’uranium. Est-ce un message politique aux adversaires de son programme nucléaire ? Toujours est-il que dans cette nouvelle guerre d’Israël contre le Liban, c’est l’armement iranien, davantage que le russe, qui est à l’honneur. Pour les Iraniens, c’est un test en grandeur nature face à une armée réputée. La surprise fut le missile sol-mer avec lequel le Hezbollah a réussi à atteindre un navire de guerre israélien, tuant quatre marins. On ne sait pas si les radars de l’armée libanaise ont aidé à localiser ce navire ou si ce missile a une autonomie de détection et de guidage. Pour la première fois aussi, la ville stratégique de Haïfa, et malgré les batteries anti-missiles Patriot, est sous le feu permanent des Zilzal-3 iraniens (portée, 175 km.) Nasrallah promet d’autres surprises…

En attendant la mise en place du système Nautilus (laser mobile et tactique de haute énergie) développé par des firmes américaines et israéliennes et destiné à abattre toute chose volante (oiseau, obus, missile, drone, avion, etc.), et malgré l’efficacité du système d’artillerie israélien (le plus sophistiqué du monde, utilisant le binôme drone-canon avec un temps détection-ciblage-tir proche de la demi-minute), il y a comme un vent de panique dans l’état-major israélien car la décision « politique » de recourir à une telle force équivaut, en réalité, à un largage atomique sur le Liban.

Cette extrême brutalité, c’est-à-dire la « fermeture » pure et simple du « front » libanais autrement dit la « destruction » du pays (le « front » syrien subira logiquement le même sort dans un avenir proche), est à la mesure de la « contrariété », tactique et doctrinale, que lui infligea le Hezbollah.

Israël : la doctrine stratégique « contrariée »

Le « modèle stratégique » préféré des Israéliens peut-être décrit ainsi : Défense stratégique du territoire (les frontières de 1948) et attaque opérationnelle et tactique, souvent préemptive, chez les voisins (le « paradigme 1967 »). L’avantage de ce modèle est d’éviter toute « retraite » (synonyme de défaite et, dans ce cas précis, de disparition) sinon un « retrait » payé en retour (Camp David par exemple), du territoire de l’adversaire. L’inconvénient, c’est que ce modèle mène inévitablement à l’« occupation » alors que la structure même de l’Etat d’Israël, sa géographie et sa démographie notamment, ne le lui permettent qu’au prix d’une remise en cause permanente de sa « défense stratégique » : permanence de ce que Clausewitz appelle les « intentions hostiles » qui nourrissent la montée en puissance inévitable des capacités militaires des uns et des autres jusqu’au point où, sans même atteindre un « équilibre de la terreur », l’échelle de la destruction disponible sera non seulement insupportable mais susceptible d’être directement administrée à la substance vive de l’adversaire, sans possibilité de contrôler cette montée « immédiate » aux extrêmes. Le Hezbollah (en a-t-il mesuré l’impact ?), en frappant en profondeur une ville stratégique comme Haïfa, a réintroduit, de manière inattendue et spectaculaire, le spectre (même sub-atomique) MAD (Mutual Assured Destruction), mais qu’Israël (en aura t-il toujours les moyens ?) est décidé à réinterpréter en SAM (Self Assured Destruction) du Liban tout entier.

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Mais avons-nous vraiment tiré tous les enseignements du « paradigme 1967 » ? Présentée, à juste titre, comme une victoire militaire décisive, elle a néanmoins révélé une anomalie de taille : Politiquement, cette « victoire » est à la fois une entrave au modèle stratégique israélien et sa propre limite car elle a abouti à cette inévitable mais intenable « occupation » et dont Israël paye encore le prix : six ans après la guerre des « six jours », le franchissement de la Ligne Barlev par l’armée égyptienne donna des sueurs froides à l’état-major israélien et obligea Golda Meir (mars 1969-juin 1974) à mettre ses forces nucléaires en état d’alerte (en vue d’une attaque stratégique, donc nucléaire, contre l’Egypte).

Les accords de Camps David qui ont donné l’illusion d’une occupation « qui paye » ne sont, si l’on juge l’hostilité de la société égyptienne à leurs égards, qu’une « pause stratégique » plus ou moins longue selon la longévité du régime en place et non une paix véritable en l’absence d’un règlement du problème central qui est palestinien. L’invasion du Liban en 1982 (30 000 morts Libanais) puis son occupation ont coûté si cher, tant militairement (la Résistance libanaise a tué plus de soldats Israéliens que toutes les armées arabes en 1967) que politiquement ; l’expulsion de l’OLP du Liban a aboutit à ce résultat paradoxal : les Palestiniens ont renoncé au « terrorisme international » au profit d’une forme originale de résistance, l’Intifada [4] , c’est-à-dire le niveau on ne peut plus minimal de « violence [5] » face à une occupation militaire. C’est d’abord cette forme « imparable » de résistance qui emmena le premier ministre Shamir et son ministre de la défense Rabin à la table de Madrid quoi qu’en disent les analystes de tout poils.

Pourtant, il n’est pas difficile de constater que toutes les formes israéliennes d’« occupation » ont échouées, qu’elles soient « démographiques » (Gaza, Cisjordanie, Golan, etc.) ou « électroniques » (Ligne Barlev, Sud Liban, etc.) Le Mur de sécurité de Sharon (pensait-il au Mur d’Acier de Ze’ev Jabotinsky ?) parce qu’il n’épouse pas la Ligne Verte et traverse souvent une ville ou un village, est une synthèse ridicule des deux.

Ouverture, fermeture ?

La « fenêtre de tir » politique actuelle, celle de l’établissement d’une paix Juste et Durable fondée sur le Droit international et lui seul, ne durera pas éternellement car l’égalité de la menace sera atteinte, au plus tard, dans les cinq années à venir. Les Israéliens ont toujours préféré traiter les « capacités » de leurs adversaires avec le cycle dramatique qu’on connaît. Feignent-ils d’ignorer que ce sont les « intentions hostiles » qu’il faut, de part et d’autre, combattre et réduire en se reconnaissant mutuellement une « égalité d’honneur » ?

Ou devrions-nous prendre acte de la ré-invention, par M. Ehud Olmert, se prenant pour un Publius Cornelius Scipio Israélien, du « Concept Carthage » : la folle idée et criminelle décision d’ETEINDRE un pays, le Pays du Cèdre Premier ? Hannibal Barca, dont la Numidie, la Maurétanie, l’Hispanie, les Pyrénées, les Alpes et Rome respirent encore l’halène jasmine de sa Tunisie natale s’invite brusquement, massivement et durablement à nos esprits et nous lance, à nous les enfants du Couchant et du Levant, c’est-à-dire les enfants de tous les lieux, ceux qui pensent que l’éternité du monde coïncide AUJOURD’HUI avec l’éternité du Liban… Hannibal nous lance donc un Punique et Entendu : « Plus Jamais ça ! » Gare sinon ! Pour les siècles et les siècles à venir, à la Mère accoucheuse de Toutes les Intentions Hostiles.



[1] Officier le plus décoré de l’armée israélienne, il participa, notamment, à l’opération « printemps de jeunesse » dans laquelle, déguisé en femme, il prit part à l’assassinat de dirigeants palestiniens à Beyrouth en 1973. Spielberg n’a pas manqué le clin d’œil dans son film « Munich ».

[2] Le président doit être chrétien maronite, le premier ministre musulman sunnite et le président du parlement musulman chiite.

[3] Cette Résolution (2 septembre 2004) est un OVNI juridique : elle n’est pas justifiée si l’on considère le mandat du Conseil de Sécurité en matière de maintien de la paix et de la sécurité internationales (l’organisation des élections présidentielles libanaises et l’amendement de la Constitution libanaise ne relèvent tout simplement pas des compétences du Conseil qui s’est « auto-saisi » de la question et contre la volonté du Liban.) Elle va également à l’encontre du principe de non-ingérence dans les affaires intérieures d’un Etat énoncé dans la Charte des Nations Unies s’agissant de la présence « légale » (Accords de Taëf, 22 octobre 1989) des troupes syriennes au Liban, quelque soit par ailleurs l’appréciation qu’on peut avoir sur la nature du régime syrien et son comportement mafieux au Liban. S’agissant du désarmement des milices libanaises (le Hezbollah) et non libanaises (les Palestiniens, bien que leur armement soit confiné dans les camps), le Conseil de sécurité évite soigneusement de le lier aux Fermes de Chebaa et plus généralement à la question palestinienne. Cette Résolution est, en réalité, le « cadeau de retrouvailles » entre la France et les Etats-Unis après leur brouille à propos de la guerre d’Irak. Ce renversement d’alliance entre la France et la Syrie n’est peut-être pas étranger à l’assassinat de Rafic Hariri, le 14 février 2005, même si la commission d’enquête internationale n’a toujours pas trouvé le coupable.

[4] On attribue cette « invention » à Abu Jihad, alors numéro deux de l’OLP et qu’un commando israéliens a assassiné, devant sa femme, dans sa résidence à Tunis en 1988. Les Israéliens se sont-ils au moins rendus compte qu’en éliminant systématiquement les « gestionnaires politiques » de la violence, les seuls à pouvoir en contrôler l’« intensité » (en théorie et dans ce cas précis du moins), on finit par avoir à faire à des « gestionnaires religieux » dont l’agenda, qui n’est pas forcément terrestre, peut la porter immédiatement à son paroxysme… ?

[5] A ce titre, il faut considérer les attentats suicides comme l’exact opposé de l’Intifada (en terme d’intensité de la violence) avec ses résultats catastrophiques aussi bien du côté israélien que palestinien. C’est une « stratégie de blocage » alors que l’Intifada était une « stratégie d’ouverture » dont les acquis se sont, malheureusement, perdus dans les méandres bureaucratiques et sécuritaires du « processus d’Oslo » que Amr Moussa, le Secrétaire général de la Ligue Arabe, a eu bien raison de déclarer « mort » tout récemment.

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