in ,

« Le CRIF indique aux pouvoirs publics les bons interlocuteurs musulmans »

Vous affirmez que la gestion de la question musulmane par le ministère de l’Intérieur est marquée par le « syndrome algérien ».

C’est un mode de gestion très ancien, ainsi qu’on l’évoque dans les premiers chapitres de l’ouvrage, où la plupart des « conseillers de l’ombre » de la Place Beauvau (siège du ministère de l’Intérieur) s’expriment. C’est assez rare pour le souligner. Les structures, les hommes, par exemple, Raoul Weexteen, conseiller au temps de Pierre Joxe, l’un des ministres de l’Intérieur qui a le mieux compris la situation, sont marqués dans leur histoire personnelle par l’Algérie.

La façon dont à partir de la Troisième République, le personnel politique et administratif a administré « les musulmans » a été décisive pour la suite. Les musulmans n’étaient pas des citoyens à part entière et si aujourd’hui en terme de droit cela a changé, dans les faits, c’est moins le cas. Les élites politiques considèrent que lorsqu’on est musulman, on n’est pas vraiment Français parce qu’au temps de l’Algérie française, il en était ainsi.

Aujourd’hui, la République fait face à une situation tout à fait nouvelle : il existe des citoyens français avec tous les droits et devoirs inhérents qui sont aussi musulmans. Ni le ministère de l’Intérieur ni les politiques ne se sont adaptés à cette nouvelle donne. Jusqu’à récemment, les musulmans étaient soit indigènes, en Algérie française, par exemple, relevant d’un statut dérogatoire au droit commun, le statut personnel ou ils étaient majoritairement de nationalité étrangère en France métropolitaine.

Les questions qui se posent aux institutions sont tout à fait nouvelles, il faut regretter que les intellectuels, principalement médiatiques, n’aident pas à la compréhension en amalgamant des situations extra-européennes aux comportements des musulmans français.

L’exemple du « succès » médiatique des « idées » de Chahdortt Djavann, auteure entre autres de Bas les voiles (Gallimard, 2003), en est un exemple tout à fait remarquable et regrettable. Dans ce cas précis, on a jugé de la situation des musulmanes françaises à travers le prisme iranien, reconstruit à partir d’une expérience intime et personnelle. Le discours émotionnel, alimenté par les préjugés orientalistes d’un autre temps, prévaut sur l’analyse rationnelle.

Ce « syndrome algérien » appartient-il seulement au passé ?

Non, bien sûr, il est encore très présent. Par « syndrome algérien », nous entendons aussi les rapports très particuliers entre l’Etat français et l’Etat algérien, ce que certains auteurs ont appelé avant nous la « FrancAlgérie » (Lounis Aggoun et Jean-Baptiste Rivoire, Françalgérie. Crimes et mensonges d’États , La Découverte, 2004). Aujourd’hui, il est incontestable qu’il existe une main mise des autorités algériennes sur des secteurs entiers de l’islam de France, situation de quasi-monopole qui est largement encouragée par les pouvoirs publics français.

Dans notre ouvrage, nous donnons de nombreux exemples de cette incursion de la « FrancAlgérie » dans la gestion hexagonale de l’islam : outre la présidence du CFCM concédée au Recteur de la Grande Mosquée de Paris, Dalil Boubakeur, au mépris des résultats électoraux et du « choix démocratique » des musulmans de France, l’Etat-FLN est aussi présent dans de nombreuses régions, comme à Marseille, par exemple, où les musulmans indépendants sont marginalisés au profit des leaders musulmans inféodés aux Etats d’origine, tout ceci avec la bénédiction des pouvoirs locaux, et notamment du sénateur-maire de Marseille, vice-président de l’UMP, Jean-Claude Gaudin.

C’est quand même drôle de constater que ce sont généralement les « nostalgiques » de l’Algérie française et de la colonisation qui sont aujourd’hui les plus farouches défenseurs de l’immixtion de l’Etat algérien dans les affaires internes des musulmans de nationalité française.

C’est le monde à l’envers. Il faut reconnaître que certains « conseillers de l’ombre » au ministère de l’Intérieur déplorent cette situation et veulent rétablir un équilibre en rompant définitivement avec le « syndrome algérien » mais ils sont souvent contrés dans leur initiative par leur hiérarchie qui, elle, privilégie toujours l’axe Paris-Alger au détriment de l’indépendance du culte musulman. En 2007, le dossier « islam de France » relève encore de la raison d’Etat et d’une gestion à la fois diplomatique et sécuritaire.

Depuis les années 1980-1990, y a-t-il un ministre de l’Intérieur qui a réellement échappé au syndrome algérien ?

C’est difficile à évaluer, parce que Pierre Joxe qui à notre avis a bien compris la façon dont, en terme de gestion politique, il faut organiser le culte musulman a eu parmi ses conseillers celui qui a été le plus marqué par l’Algérie. Pour un ministre de l’Intérieur, surtout au début des années 1990, la question de l’organisation de l’islam est marginale, ce sont les conseillers qui géraient cette question au quotidien. Si bien que Raoul Weexteen a peut-être eu malheureusement plus d’influence que son ministre, plus ouvert sur les questions religieuses.

En même temps, cette époque est aussi la première où on va remettre en cause le monopole de représentation de la Grande Mosquée de Paris. Pierre Joxe est au final celui qui aura tracé le chemin pour tous les autres, bien avant Nicolas Sarkozy, qui se présente pourtant comme le « bâtisseur » de la représentation du culte musulman.

C’est une paternité abusive. Autant le CORIF (1989-1993) que le CFCM (2003-2007) sont des créations socialistes, même si elles ne sont jamais assumées comme telles. Le Parti socialiste a un problème à assumer sa paternité en matière de culte musulman : il fait des « enfants » mais il ne les reconnaît jamais.

A ce propos, le dernier rapport d’Eric Besson, Les inquiétantes ruptures de Nicolas Sarkozy (2007), est délirant : il accuse N. Sarkozy d’avoir créé le CFCM, alors que l’essentiel du processus était déjà en place sous Jean-Pierre Chevènement et sous Daniel Vaillant. Le président de l’UMP n’a fait que récupérer la mise, en s’attribuant la paternité du CFCM. Mais N. Sarkozy est en quelque sorte un père illégitime qui a, certes, finalisé l’accord du CFCM (Nainville-les-Roches, décembre 2002), mais ne l’a pas créé en soi.

Dans notre ouvrage, nous analysons, preuves à l’appui, le hold-up opéré par Nicolas Sarkozy sur le CFCM qui a abouti à la déliquescence actuelle. De ce point de vue, l’on peut dire que le président de l’UMP a sacrifié sa créature, après avoir l’avoir revendiqué comme « tremplin » pour son pouvoir personnel. Il veut faire oublier son implication sur le « dossier islam », comme si c’était une tâche honteuse sur son CV de candidat à la présidence de la République.

Quelle est la définition du « bon musulman » pour l’Etat français à la recherche d’interlocuteurs ?

Le « bon musulman » du point de vue républicain, c’est celui qui l’est le moins possible et qui est le moins visible possible. Il doit toujours être d’accord avec ses tuteurs et ne jamais montré son indépendance d’esprit. Et avant de prendre la parole, il doit dire qu’il est gentil avec tout le monde, notamment avec les amis de Roger Cukiermann, les femmes ou les moutons.

En définitive, le « bon musulman » pour les politiques français, c’est celui qui mange du couscous (pas trop épicé quand même !), qui fait pratiquer la danse du ventre à ses filles et à ses femmes et qui ouvre des hammams et des salons de thé pour les bourgeoises françaises avides d’exotisme oriental.

On n’est vraiment jamais sorti des paroles de la fameuse chanson coloniale « Fatima, la mouquère, la la la… ». On aime les musulmans serviles qui disent systématiquement « oui » et qui baissent la tête à chaque fois qu’on leur pose une question.

Un haut fonctionnaire vous a affirmé que le syndrome colonial dans la gestion de l’islam de France s’explique également par l’immaturité des représentants musulmans. Le profil des membres du CFCM ne confirme-t-il pas ce constat ?

Oui, c’est en partie vrai. Ce haut fonctionnaire a témoigné que certains leaders musulmans se complaisaient dans des postures de « colonisés », façon d’obtenir des avantages et des gratifications auprès de leurs tuteurs. Le grand penseur réformiste algérien, Malek Bennabi (1905-1973), a analysé magnifiquement cette attitude qu’il a traduit à travers le concept de colonisabilité.

Aujourd’hui, si les musulmans de France sont dans un état de relative « impuissance », c’est parce qu’une grande partie de leurs leaders et « représentants » confortent cette situation d’impuissance chronique : ils entretiennent un complexe d’infériorité en demandant à leurs coreligionnaires de baisser la tête et de se tenir « tranquilles » chaque fois que ça va mal.

A l’heure actuelle, un candidat à la présidence de la République insulte quotidiennement l’honneur des Français de culture et de religion musulmane dans ses meetings de l’UMP, et aucune association musulmane ne réagit, certaines par opportunisme, d’autres par peur des représailles. C’est consternant. On a parfois l’impression que l’islam organisé a fait un « grand bon en arrière » ces dix dernières années en France .

Les musulmans français y gagneraient beaucoup à redécouvrir des auteurs réformistes comme Malek Bennabi et à puiser des pistes de réflexion pour leur futur. Sur ce point, un auteur comme Sadek Sellam (dont on ne peut que recommander la lecture de son dernier livre, La France et ses musulmans, Fayard, 2006) a parfaitement raison : les musulmans francophones doivent renouer avec l’esprit du réformisme qui faisait le lien au sens fort du terme entre les « intellectuels » et les « croyants ordinaires ».

Publicité
Publicité
Publicité

Les tentations à se replier sur les aspects ritualistes et « bigots » de l’islam est, à moyen terme, suicidaire pour la « communauté musulmane » de France. Certains pays comme l’Arabie Saoudite encouragent largement ce type d’attitudes frileuses : « Sois musulman et surtout tais toi ! », au contraire des réformistes maghrébins du siècle dernier qui prônaient une attitude de participation critique des musulmans à l’espace public et aux affaires de la cité.

Heureusement, dans certains villes de France, comme à Marseille, Vénissieux, Roubaix…, une nouvelle génération de « musulmans indépendants » est en train d’éclore et de bousculer le statu quo hérité de la gestion coloniale. Le dynamisme de l’édition musulmane francophone en est la preuve.

Vous évoquez dans votre livre une stratégie du FN pour séduire les musulmans. Y aurait-il un vote musulman FN ?

Il s’agit surtout d’une posture. Certes des musulmans à titre individuel peuvent être tentés de voter FN pour des raisons de conservatisme moral et social ou en raison des prises de position de Le Pen en politique étrangère mais cela reste tout à fait marginal. En revanche, il existe une volonté réelle de la part de certains dirigeants du FN lié à Marine Le Pen et par l’intermédiaire d’Alain Soral d’entrer en contact avec cet électorat.

Il n’existe pas de vote musulman même si toutes les études que l’on cite dans notre ouvrage montrent que majoritairement ceux qui se réclament de l’islam votent surtout à gauche et surtout pour le PS. Ce qui là aussi en dit long sur la posture de nombreux musulmans prompts à dénoncer ce parti comme avant tout pro-israélien mais qui in fine vote tout de même pour lui.

En même temps, cette position est plutôt rassurante, dans la mesure où le danger qui guette notre pays aujourd’hui, c’est quand même le « national-sarkozysme » qui reprend des vieux thèmes de l’extrême droite, en opposant systématiquement « immigration » et « identité française ». C’est inquiétant pour l’avenir des citoyens français de culture musulmane et pour tous les Français d’ailleurs.

Selon vous, le CRIF [Conseil représentatif des institutions juives de France] est régulièrement consulté par les politiques au sujet de la « politique musulmane » de la France.

Nous l’affirmons et le démontrons.C’est un des éléments les plus probants sur la gestion coloniale de l’islam de France par les pouvoirs publics. Au nom de quoi, le CRIF est consulté : il indique aux pouvoirs publics les bons interlocuteurs.

C’est une longue dérive de communautarisation de la République organisée par la République elle-même, c’est aussi au CRIF que le ministère de l’Intérieur délègue le recensement des actes antisémites en France, avec toutes la manipulation que tout cela peut laisser supposer.

D’ailleurs, la plus mauvaise chose qui puisse arriver aux musulmans, c’est la création d’un CRIF musulman (un CRIM !). Imaginez une organisation musulmane nationale qui se complairait dans un « communautarisme politique » et qui appellerait, lors de son dîner annuel, à la défense des intérêts de l’Arabie Saoudite, du Koweït ou de tout autre régime du monde arabo-musulman.

Quelque part, l’échec à créer un CRIF musulman n’est pas une si mauvaise chose, dans la mesure où elle préserve les citoyens français de religion musulmane d’une bureaucratisation de la pensée et de l’identité musulmanes.

Vous démontrez dans votre ouvrage l’existence sur le plan local et régional d’une véritable politique musulmane « communautariste » des politiques français. Comment expliquez-vous cette politique ?

Comme l’affirmait l’un de nos interlocuteurs musulman de l’UMP en Seine-Saint-Denis, la Cinquième République, et même avant, a toujours fonctionné en tenant compte des différentes clientèles électorales : autrefois, elles pouvaient êtres sociales ou économiques maintenant elles sont aussi ethniques et religieuses.

Selon la force des communautés, les partis politiques s’adaptent à un électorat potentiel. L’économie de marché génère aussi la démocratie de marché. La société est segmentée à charge pour les politiques de répondre à chaque segment de l’électorat.

La nouveauté c’est qu’aujourd’hui, les politiques doivent prendre en compte la réalité d’un électorat musulman qui vote comme cela existe dans plusieurs villes ou départements. Nous prenons dans notre ouvrage les exemples de Montpellier, Marseille et de la Seine-saint-Denis, caricatural avec un personnage central Eric Raoult maire et député, « pro-israélien » dans sa ville bourgeoise du Raincy et n’hésitant pas à stigmatiser les musulmans, alors qu’il devient subitement « pro-musulman » dans sa circonscription qui compte Montfermeil et Clichy-sous-Bois, villes populaires.

Il y a d’ailleurs trouvé un relais assez efficace, l’Union des associations musulmanes (UAM), dont de nombreux membres dirigeants sont sarkozystes ! Nous établissons le même constat dans d’autres municipalités françaises : Georges Frêche (PS) à Montpellier, Jean-Claude Gaudin (UMP) à Marseille, André Gérin (PCF) à Vénissieux, Jean-Paul Alduy (UMP) à Perpignan : ils pratiquent tous la « double stratégie » de stigmatisation et de séduction à l’égard des « électeurs musulmans ».

La conclusion de votre ouvrage, Marianne et Allah, s’intitule « Décoloniser l’islam de France ». Quelle est votre « recette » pour entreprendre cette décolonisation ?

Il n’y a pas de recette miracle tant les pesanteurs sociales et idéologiques sont nombreuses. Mais il faut laisser les musulmans choisir leurs représentants, sans présélection de la part des pouvoirs publics. Les musulmans qui sont nés et/ou grandi en France doivent s’installer dans toutes les directions nationales et régionales. Il n’y a qu’eux qui peuvent arriver à parler d’égal à égal avec la République.

Ils sont « structurés » mentalement sur le logiciel français et sauront montrés leur indépendance d’esprit par rapport à tous les tuteurs qui gèrent l’islam comme au temps des colonies, que ce soit l’indépendance par rapport aux Etats, dont leurs parents sont originaires, ou bien par rapport aux élites politiques et intellectuelles à qui ils sont capables de répondre du tac au tac et encore une fois de répondre à égalité de citoyenneté.

Ils n’auront pas à s’excuser d’être musulmans, comme c’est aujourd’hui trop souvent le cas lorsqu’un musulman, y compris un intellectuel, s’exprime. S’excuser d’être « musulman » devant un ministre, un député, un maire ou même un simple conseiller municipal, est une marque d’impuissance qui doit disparaître à tout jamais. Il est donc nécessaire de sortir une fois pour toute du complexe du musulman honteux. Espérons que notre ouvrage aidera à cette démarche.

Propos recueillis par la rédaction

Vincent Geisser, Aziz Zemouri, Marianne et Allah. Les politiques français face à la question musulmane, éditions La Découverte.

Vincent Geisser, politologue au CNRS, à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman, est président du Centre d’information et d’étude sur les migrations internationales ( CIEMI).

Aziz Zemouri, grand reporter au Figaro-Magazine depuis 1999, possède une longue expérience d’enquêtes en France sur des sujets divers (banlieues, islam, nationalisme corse…), mais aussi dans le monde arabe et musulman (Algérie, Maroc, Irak, pays du Golfe…).


Cliquez ici pour vous procurer ce livre sur Amazon

Publicité
Publicité
Publicité

Laisser un commentaire

Chargement…

0

Les services publiques : premières cause de discrimination à l’encontre des musulmans.

Le foulard islamique : choix ou soumission