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La « question iranienne » : politiques du Moyen-Orient et propagande de guerre (1/2)

L’année 2008 a vu l’intensification des menaces de guerre visant l’Iran et par extension l’ensemble du Moyen-Orient. Si la perspective d’une guerre de grande ampleur semble désormais s’éloigner à la faveur d’une conjonction de facteurs économiques, géopolitiques et politiques (transition gouvernementale en Israël, élections présidentielles aux USA), il n’en demeure pas moins que la problématique iranienne demeure très présente et très structurante de rapports de force en pleine recomposition au Moyen-Orient.

 La fuite en avant constituant malheureusement l’une des portes de sortie du nouveau leadership américains aux blocages qui s’annoncent, il apparaît utile de revenir sur la genèse de la « question iranienne », d’une part en la resituant dans le cadre des jeux politiques, diplomatiques et stratégiques du Moyen-Orient actuel, d’autre part en revenant sur les principales accusations portées contre l’Iran. Ces dernières sont avancées comme autant de justifications à une guerre dont tout indique qu’elle demeure inscrite en pointillé, malgré l’incertitude qui les entoure, sur les agendas israélo-américains.

La problématique iranienne dans le nouveau Moyen-Orient

Les charges actuelles visant le régime iranien font suite aux profondes transformations qui agitent la région depuis le repositionnement américain consécutif aux attentats du 11 septembre et au triomphe des perspectives néoconservatrices sur cette région du monde.

Depuis 2001, le gouvernement américain applique au Moyen-Orient une stratégie construite au cours des années 1990 dans les différents cercles politiques constitutifs de la mouvance dite néoconservatrice. A l’international, cette mouvance se traduit par la volonté d’imposer un réengagement américain destiné à s’assurer du contrôle effectif de certaines zones géopolitiques.

 Le Moyen-Orient (entendu ici comme la région allant de l’Egypte à l’Afghanistan) occupe dans ce cadre une place essentielle pour des raisons stratégiques évidentes liées aux réserves de pétrole (Golfe Persique) et de gaz (Mer Caspienne) ainsi qu’aux débouchés terrestres et maritimes de ces matières premières ; aux concurrences qui se font jour entre les pays les plus riches et les puissances émergentes quant à l’accès à ces ressources ; au vide stratégique engendré par la disparition de l’URSS, disparition qui laisse le champ libre à une offensive majeure de la désormais seule « superpuissance ».

Les attentats du 11 septembre ont donné l’occasion aux groupes néoconservateurs – parvenus au sommet de l’Etat dans la foulée de l’élection de G. Bush – de mettre à exécution les perspectives stratégiques construites au cours des années précédentes. Sous couvert de lutter contre « le terrorisme », ils lancent une vaste opération, que l’on désignera progressivement comme une volonté affichée d’imposer un « Grand Moyen-Orient », au prix d’un contournement et d’un affaiblissement sans précédent des règles à la base du système international de sécurité collective, lui-même hérité de la seconde guerre mondiale et de la guerre froide[1].

Justifié au nom de la « démocratisation » et de la lutte contre la « terreur », cette opération a surtout pour objectif la prise de contrôle de la région sur la base d’une clientélisation accentuée d’un certain nombre de régimes (Egypte, Jordanie, Autorité palestinienne) et du renversement de certains autres (Irak, Syrie, Iran). Elle se fonde sur une alliance centrale associant les USA à Israël et, de façon plus ambivalente, l’Arabie Saoudite et le Pakistan[2]. Cette offensive géostratégique américaine va ainsi profondément modifier les jeux et (dés)équilibres hérités de la période antérieure.

Dès 2001, les USA positionnent des troupes en Afghanistan et, parallèlement, dans une grande partie des Etats qui constituaient par le passé la zone sud de l’URSS. En 2003, l’invasion de l’Irak et le changement de régime auquel a conduit cette invasion permet aux USA d’implanter plus de 100 000 hommes au cœur même d’une zone stratégique essentielle et d’un pays détenant une grande partie des ressources pétrolières disponibles dans cette région. La volonté d’y instaurer une sorte de protectorat similaire à ceux qui caractérisaient la période coloniale ne fait pas de doute. La chute de l’Irak offre aux armées américaines une frontière avec l’Iran et l’Arabie saoudite, un accès direct au golfe persique tout en facilitant l’établissement d’un rapport de force plus favorable vis-à-vis d’un allié ambigu, l’Arabie Saoudite.

 L’Irak constituait par ailleurs le maillon faible de « l’axe du mal » dénoncé par G. Bush. Il était totalement isolé sur le plan diplomatique, en situation d’hostilité avec l’ensemble de ses voisins immédiats (Syrie, Iran, Arabie Saoudite). Son économie, son appareil d’Etat et sa cohésion nationale étaient considérablement affectés par la guerre de 1991 et ses conséquences ainsi que par les 10 années d’embargo que l’ONU lui avait infligé. L’Irak constituait ainsi, à la différence de l’Iran ou de la Syrie, une cible militaire facile.

Dès 2003, les avantages stratégiques acquis par les Etats-Unis sont donc considérables. Profitant de l’affaiblissement de la Russie, ils cernent à la fois le Golfe Persique et la Mer Caspienne, se repositionnant aux portes de la Chine et de la Russie. Dans ce tableau, trois Etats demeurent comme des « cancers » stratégiques : la Syrie et le Liban d’une part, l’Iran d’autre part. Tous deux liés à la Russie, l’Iran et la Syrie renforcent dans ces conditions l’alliance militaire et défensive que leurs dirigeants avaient mise en place au cours des décennies précédentes.

La Syrie et le Liban

La Syrie et le Liban constituent l’ensemble le plus faible. La Syrie est farouchement attachée à son indépendance tout en étant soumise à des contraintes économiques, politiques et géographiques très fortes. Ses dirigeants ont pour objectif la récupération de ses terres occupées par Israël en 1967 et annexées en 1982. Du fait d’intérêts communs, le régime soutient activement les organisations palestiniennes opposées aux logiques du Grand Moyen-Orient, ainsi que les organisations libanaises et entretient de bonnes relations tant avec l’Iran qu’avec la Russie.

 En 2003, la Syrie continue à exercer sur le Liban un contrôle direct, tout en lui offrant un parapluie stratégique face aux ambitions d’Israël. Le Liban a, quant à lui, trois intérêts essentiels pour la coalition qui va le prendre pour cible : plusieurs centaines de milliers de palestiniens (dont on doit obtenir l’implantation et qui, comme sunnites, sont considérés comme susceptibles de grossir le réseau de clientèle du clan Hariri, lui-même proche de la famille régnante saoudienne) ; le Hezbollah (dont ont doit obtenir le démantèlement) ; sa région sud, riche en eau notamment, sur laquelle Israël est soupçonné de vouloir rétablir un contrôle plus ou moins direct.

Le déclenchement des hostilités a lieu en décembre 2003, peu de temps après l’invasion irakienne, avec le vote du Syria Accountability and Lebanese Sovereignty Restoration Act. La France ayant raccroché les Etats-Unis, elles se poursuivent avec le vote de la résolution 1559 en septembre 2004, puis s’accélèrent après l’assassinat, en février 2005, de Rafic Hariri[3], l’homme d’affaire libano-saoudien qui avait dirigé le pays de 1992 en 2004 dans le cadre d’une sorte de condominium syro-saoudien sur le Liban[4]. Peu de temps après cet assassinat, sous la pression conjuguée de l’ONU, des Etats-Unis, de la France et des manifestants libanais, les syriens retirent leurs troupes du Liban.

Il demeure pourtant un obstacle de taille, tout à la fois militaire et politique, pour que le Liban tombe définitivement dans l’escarcelle américaine (et donc israélienne) et serve de base arrière aux entreprises de déstabilisation et / ou d’invasion de la Syrie : le Hezbollah. Après que les « fausses nouvelles élites »[5] libanaises eurent tenté de l’isoler sur la scène politique interne, l’armée israélienne a été chargée d’en assurer le « nettoyage » militaire : c’est l’invasion de l’été 2006. Cette opération, et au-delà l’ensemble de la stratégie visant à couper le Liban de la Syrie, a échoué pour quatre raisons essentielles.

La première raison réside dans l’efficacité et le professionnalisme du dispositif militaire mis en place par le Hezbollah (avec le soutien plus ou moins explicite de l’armée libanaise) et le poids constant de ses soutiens stratégiques (syriens et iraniens mais aussi très probablement russes).

La seconde raison réside dans la très forte implantation sociale de ce conglomérat d’organisations dans la zone que le Hezbollah s’est donné pour objectif de défendre (le sud du Liban). Le Hezbollah constitue de ce point de vue, et à proprement parler, une armée populaire émanant directement de son environnement. Il s’agit-là d’une dimension que les stratèges, trop occupés à présenter le Hezbollah comme un simple instrument étranger, syrien et/ou iranien, semblent avoir négligé.

La troisième raison réside dans le soutien et les réseaux dont bénéficie ce parti auprès du reste de la population, toutes confessions confondues[6]. Il faut souligner que si l’agression israélienne a facilité dans un premier temps la mise en cause de l’autonomie militaire du Hezbollah (accusé de l’avoir déclenché) auprès d’une partie de l’élite politique, l’ampleur des destructions et des mouvements de population que cette même agression a suscitée a aussi, à l’inverse, contribué à légitimer le maintien de l’arsenal militaire auprès d’une autre partie de la population libanaise.

 C’est cette conception qui s’est réimposée à la tête de l’Etat libanais comme en témoignent aussi bien les déclarations du nouveau président libanais que la feuille de route du nouveau gouvernement. Pour beaucoup en effet, l’ampleur de cette agression et le fait qu’elle ait été manifestement préméditée constitue la preuve, non seulement de la permanence du risque stratégique que le régime israélien fait peser sur le Liban, sa population et son intégrité territoriale mais aussi – comparativement au sous-équipement de l’armée régulière – de la capacité du Hezbollah à y faire face[7].

La quatrième raison réside dans le rapprochement inattendu du Hezbollah et du Courant patriotique libre (CPL), dirigé par le général Aoun (un opposant de longue date à la domination syrienne sur le Liban). Sans être à proprement parler un parti confessionnel, ce dernier n’en constitue pas moins la formation la plus populaire chez les chrétiens du pays. En février 2006, alors que les deux partis connaissaient une marginalisation commune, ils avaient signé un « document d’entente » s’apparentant à un véritable programme pour la reconstruction politique du pays[8]. Issu de multiples convergences, ce ralliement et celui de la quasi-totalité de la gauche laïque et panarabe ont empêché l’isolement du Hezbollah sur la scène politique libanaise tout en formant à partir de septembre 2006 un front relativement cohérent face aux offensives israéliennes et américaines[9]. En fait et paradoxalement, le retrait syrien du Liban a permis la reconstruction, dans une large partie de la population (regroupée autour de « l’opposition »), d’un nouveau consensus anti-impérialiste et souverainiste, fondé tant sur le refus de l’occupation syrienne que de la tutelle américaine, israélienne ou encore saoudienne.

 Ce consensus repose sur le soutien à la Résistance incarnée par le Hezbollah, le respect de l’indépendance nationale du Liban par la Syrie, le maintien sur cette base du Liban dans l’environnement stratégique syrien (l’interdépendance économique et stratégique des deux pays étant perçue comme inhérente à leur survie réciproque) et la reconstruction de l’Etat libanais comme Etat social unifié, démocratique et multiconfessionnel, assumant son arabité[10].

Rendu possible par le retrait syrien, dont le Hezbollah a rapidement pris acte, ce rapprochement entre le nouveau leadership chrétien maronite et le parti de Hassan Nasrallah constitue pour nombre de commentateurs un tel paradoxe, une telle remise en cause des postures dominantes, qu’il est à proprement parler indicible, presque totalement passé sous silence, au mieux compris comme un rapprochement purement opportuniste et temporaire.

 Les deux années qui viennent de s’écouler ont au contraire montré que cette entente avait su résister à toutes les tentatives de la faire échouer, qu’elle était durable et qu’elle semblait même s’approfondir avec le temps, tel un nœud qui se durcit à chaque fois qu’on essaie de le défaire[11]. La forte base sociale dont bénéficie le général Aoun en milieu chrétien, loin de s’être réduite, paraît plutôt s’élargir, contrairement à toutes les prévisions. Plus proche désormais d’une alliance, elle en est venue à constituer une donnée structurelle de l’espace politique libanais et proche-oriental[12].

 En lui-même, le front qui s’est constitué autour de la « Résistance » constitue donc une preuve cinglante des erreurs d’analyse auxquelles conduisent les « lunettes » habituellement endossées par les médias européens pour lire la réalité politique et sociale du monde arabe. Héritées d’une vision orientaliste, elles conduisent tant à sur-dimensionner les clivages religieux, qu’à méconnaître la complexité de l’espace formé par les organisations islamiques[13].

Depuis lors, le camp pro-américain au Liban n’a pas réussi à imposer le tournant attendu. La lutte politique (parfois militaire ou clandestine) continue de faire rage comme en témoigne l’attentat qui a couté la vie, courant septembre, à un proche collaborateur de T. Arslan (opposition)[14] ou les derniers attentats contre l’armée, dans le nord du Liban. Parallèlement pourtant, un changement de perspective vis-à-vis de la Syrie et des acteurs libanais se confirme de jour en jour, suscitant des repositionnements plus ou moins spectaculaires dans le jeu libanais.

L’option militaire ayant lamentablement échoué, le nouveau jeu diplomatique semble désormais consister à raccrocher le régime syrien au nouvel ordre régional, via Paris. On fait donc miroiter à la Syrie une stabilisation du front libanais ainsi qu’un retrait du Golan, le tout en échange de la rupture de ses accords de défense avec l’Iran, l’arrêt du soutien qu’elle est supposée fournir au Hezbollah et à la résistance palestinienne et son implication dans un ensemble (l’Union pour la Méditerranée, UPM) très clairement dirigé contre l’Iran et les rivaux stratégiques des puissances atlantiques. Mais les discours occidentaux masquent mal ce qui s’apparente surtout à une fragilisation des positions américaines (qui risque de s’accentuer avec la crise financière puis économique), laquelle se superpose à la réaffirmation de la Russie (manifeste depuis cet été) et au renforcement des alliances que cette dernière entretient avec les rivaux stratégiques des puissances atlantiques (Syrie notamment).

 Le bouleversement des jeux régionaux qui découle de cette situation nouvelle se décline très directement au niveau local, particulièrement au Liban. La contre-offensive limitée du Hezbollah et de ses alliés en mai dernier (manifestement coordonnée avec l’armée libanaise régulière et dirigée contre les milices loyales aux familles Hariri et Jumblatt) a constitué le facteur déclenchant des repositionnements qui s’effectuent en ce moment même dans le pays. Etats-Unis et Arabie Saoudite paraissent avoir successivement levé les obstacles qu’ils posaient à l’élection du président Suleiman, à la formation du gouvernement d’union nationale demandé par l’opposition depuis près de deux ans, à la réforme de la loi électorale et à l’établissement de relations cordiales entre la Syrie et le Liban (accords de Doha).

 Dès juin, Walid Jumblatt rompait avec une rhétorique très agressive pour affirmer que la reconstruction de l’Etat n’était pas incompatible avec le maintien des acquis de la Résistance tandis que le clan Hariri se résignait courant septembre à renouer avec le Hezbollah dans le cadre d’un processus national dit de « réconciliation ». Plus que jamais – et c’est là le résultat inattendu du retrait syrien – Hassan Nasrallah et le Hezbollah sont donc placés au centre du jeu politique libanais, au grand dam des israéliens qui ne cessent depuis lors de menacer l’ensemble pays, sa nouvelle direction et son armée d’actions militaires « disproportionnées ».

L’Iran

Le second Etat hostile aux stratégies américaines et placé au cœur même de la zone en question est l’Iran. Il faut souligner plusieurs éléments importants le concernant. Ils permettent de comprendre à la fois les convoitises dont il fait l’objet et les dynamiques complexes qui le caractérisent.

La position stratégique de l’Iran est évidemment centrale. C’est un Etat qui, pour la région, bénéficie d’une profondeur stratégique très appréciable. Il est situé en plein centre de la zone allant de la méditerranée orientale à l’Inde. Son sol renferme d’importantes ressources pétrolières et gazières. Il a un accès large et privilégié au Golfe « Persique », débouché essentiel des matières premières extraites de la zone et par conséquent la possibilité de perturber la circulation des hydrocarbures.

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 Il a encore un accès privilégié à la Mer Caspienne, elle-même considérée comme zone d’importantes réserves de gaz notamment. Dans la guerre de l’énergie qui ravage actuellement le Moyen-Orient, l’Iran actuel constitue ainsi un atout essentiel pour une alliance stratégique concurrente autour de la Chine, de l’Inde, de la Russie ou même du Venezuela. Des Etats-Unis ou d’Europe, mais aussi d’Israël ou d’Arabie Saoudite, la durabilité de la République islamique est donc perçue comme une entrave majeure au nouvel ordre régional auquel aspire la coalition formée autour des néoconservateurs.

Au delà de la nature religieuse du régime iranien, ce dernier s’inscrit dans un continuum politique et stratégique axé sur la préservation de son indépendance et de son unité vis-à-vis des puissances impériales. Après avoir subi les assauts des britanniques et des russes, les iraniens ont subi, dès les années 1950, les assauts américains. En 1953, les USA et la Grande-Bretagne ont imposé, via la CIA, un changement de régime et la mise à l’écart de Mossadegh, qui avait nationalisé les ressources pétrolières. Ils ouvraient ainsi la voie au rétablissement de la monarchie et à l’instauration d’un régime à la fois autoritaire, aristocratique et pro-occidental. Jusqu’en 1979, l’Iran constitue ainsi l’un des piliers du dispositif américain au Moyen-Orient. La chute du régime en 1979 constitue de ce point de vue une perte considérable.

Au-delà toujours de sa nature religieuse, le régime iranien s’inscrit par ailleurs dans un continuum modernisateur, centré sur une aspiration au développement social, économique et technologique. D’une certaine façon, le « régime des mollahs » a poursuivi une modernisation autoritaire du pays. Le pays s’est fortement urbanisé et, sous couvert d’un conservatisme religieux apparent, les structures sociales du pays ont été profondément transformées (comme en témoigne par exemple l’accès massif des femmes à l’éducation, à l’université et au monde professionnel)[15]. Le régime iranien actuel repose ainsi sur un apparent paradoxe que résument parfaitement les expressions « République islamique » et « Révolution islamique ».

Or, le rapport que les puissances « atlantiques » entretiennent à l’égard de l’Iran est inséparable du tropisme tiers-mondiste (soutien aux résistances arabes qu’elles soient chiites ou sunnites) [16], anti-impérialiste et socialisant du régime (« welfariste » pour reprendre l’expression de J.-F. Bayart). Ces dimensions, au-delà des questions stratégiques, le rapprochent effectivement tant de la Chine que de l’Inde, de l’Amérique latine ou d’autres organisations issues du monde arabe[17]. Tout indique ainsi que ce n’est pas tant la nature religieuse ou fondamentaliste du pouvoir central iranien, ni même les atteintes aux droits de l’homme dont il est coupable qui indisposent les Etats occidentaux, que la combinaison de ces dimensions géopolitiques et tiers-mondistes / anti-impérialistes. De fait, ni le conservatisme aristocratique de l’Arabie Saoudite ou d’autres Etats du Golfe ni les multiples violations des droits de l’homme dont se rendent coupables de nombreux Etats de la région ne suscitent autant de virulence, pour peu qu’ils apparaissent « modérés »… vis-à-vis des perspectives américaines et israéliennes relatives au « Grand Moyen-Orient » et à l’établissement d’une tutelle Atlantique sur cette région.

L’aversion européenne, américaine mais aussi saoudienne pour l’Iran prend donc d’autant plus d’importance que ce pays en est venu, d’une certaine façon et paradoxalement, à reprendre à son compte un certain nombre des fondamentaux du nationalisme arabe, eux-mêmes abandonnés par des régimes clientélisés. Auprès des opinions publiques de la région, rien n’indique alors que les puissances atlantiques et l’Arabie Saoudite parviendront à réimposer le prisme au fondement de la géopolitique impériale, celui qui voudrait que, comme puissance à la fois perse et chiite, l’Iran soit « fatalement » conduit à se comporter comme l’ennemi héréditaire des Arabes.

Au contraire, l’Iran en est arrivé à constituer, pour nombre d’acteurs locaux par ailleurs en parfaite opposition avec les logiques djihadistes de type Alqaida[18], l’une des matrices de la résistance politique et stratégique au « nouveau Moyen-Orient » – celui que tentent d’imposer depuis 2001 américains, israéliens mais aussi saoudiens – et apparait bien, en ce sens, comme un facteur de stabilisation du Moyen-Orient[19].

Les raisons invoquées contre l’Iran et leurs significations

Dans le contexte décrit précédemment, trois raisons sont très souvent invoquées pour justifier l’invasion de ce pays ou, à tout le moins son agression militaire et politique en vue d’y imposer un « changement de régime » : les droits de l’homme et la démocratisation ; la volonté qu’animerait l’Iran de se procurer l’arme nucléaire et donc un potentiel de « destruction massive » ; la volonté hégémonique qui caractériserait le régime, laquelle viserait à la fois Israël, le monde arabe, les Etats-Unis et l’Europe[20].

A suivre…



[1] Pour plus de détails, cf. Willy Beauvallet, « La tentation néo-impériale des Etats-Unis d’Amérique », http://www.oumma.com, jeudi 10 juillet 2008.

[2] Pour des raisons qui leur sont propres, l’ensemble de ces Etats partagent la même aversion pour le tropisme tiers-mondiste, anti-impérialiste et socialisant, tant du panarabisme que du chiisme politique d’inspiration khomeyniste. C’est ce tropisme partagé qui fonde aussi et à l’inverse, le cadrage politique et intellectuel de coalitions a priori paradoxales, comme celle existant au Liban (désignée comme « l’opposition libanaise »). Ce n’est sans doute pas un hasard si c’est précisément une organisation à la fois arabe et « chiite » (issue du chiisme politique) qui incarne le mieux cette synthèse inattendue (et stratégiquement cauchemardesque, tant pour les israéliens que pour les néoconservateurs et les saoudiens) entre panarabisme et panislamisme. Sur cet aspect, voir notamment F. Dumont, W. Charara, Le Hezbollah, un mouvement islamo-nationaliste, Paris, Fayard, 2006.

[3] Il faut souligner que la responsabilité de la Syrie dans cet attentat n’est que l’une des pistes possibles. Malgré la commission d’enquête de l’ONU, aucun élément tangible ne permet véritablement d’en faire la preuve. L’ensemble des options restent dès lors ouvertes quant aux responsabilités de cet attentat.

[4] G. Corm, Le Liban contemporain, Histoire et société, Paris, La découverte, 2003.

[5] Je parle de « fausses nouvelles » élites libanaises pour bien mettre en évidence le fait que ceux qui sont depuis 2005 les piliers du camp dit « anti-syrien » étaient pratiquement tous des piliers de l’ordre syrien : le clan Hariri et le clan Joumblatt. Leur retournement est consécutif du retournement stratégique qui se dessine dans la région après 2003 : la continuité de leur centralité dans le système politique libanais supposait de changer de protecteur. Ils ont été rejoints par les alliés de longue date des puissances impérialistes et du régime israélien : les Forces libanaises et le clan Gemayel (extrême droite chrétienne libanaise, minoritaire).

[6] En septembre par exemple, était signé un document entre le Hezbollah et des groupes salafistes piétistes (sunnites donc) réaffirmant le refus de tout conflit sunnites-chiites et la condamnation commune du takfirisme. Le fait que ce document ait été « gelé » le lendemain de sa signature (à la demande du clan Hariri qui voyait ainsi la contestation de son leadership révélée au grand jour) ne l’empêche pas de mettre au jour les résistances multiples qui s’opposent aux stratégies de polarisation sunnites-chiites promues de facto tant par l’Arabie Saoudite et divers tendances djihadistes (souvent qualifiées de « takfiristes ») que par les Etats-Unis et Israël.

[7] C’est le sens du document relatif à la stratégie de Défense nationale rédigé par le Général Aoun dont le journal Al Akhbar s’est récemment fait l’écho. Ce dernier défend la complémentarité et la nécessaire coordination de l’armée régulière et de la Résistance pour faire face à la menance extérieure que constituent les visées hégémoniques de la politique israélienne. Cf. par exemple « La stratégie de défense présentée par le général Aoun est bien accueillie », http://rplfrance.org/index.php ?content=presse/081106tayyar1-ec.php

[8] Sur le parti du général Aoun, voir par exemple : B. Dumontier, « L’entente du Hezbollah avec le CPL », in S. Marin (dir.), Le hezbollah, états des lieux, Paris, Sindbad, Actes Sud, 2008, pp. 109-116. Le document d’entente signé entre le Hezbollah et le Courant patriotique libre est consultable à l’adresse suivante : http://mplbelgique.wordpress.com/category/tayyar-hezbollah/

[9] Cette cohérence s’est donnée à voir tout au long de la crise qui secoue le pays depuis 2006, et notamment ces dernières semaines. Forte au moment de la crise armée de mai 2008, elle s’est encore illustrée fin juin – début juillet, alors que les discussions relatives à la formation du gouvernement d’union nationale achoppaient sur la place qui serait accordé au CPL de Michel Aoun. Tandis que la « majorité » s’employait à le marginaliser, il reçu le soutien marqué du Hezbollah et du reste de l’opposition, son groupe obtenant finalement 4 ministères importants (affaires sociales, agriculture, télécommunications, énergie) ainsi que le poste de vice-premier ministre.

[10] Le quotidien arabophone Al Akhbar est l’une des expressions intellectuelles et médiatiques de ces recompositions qui, tout en étant récentes, restent inscrites dans une histoire longue. Sur ce projet de refondation nationale porté par le Courant patriotique libre et le Hezbollah, voir notamment : H. Nasrallah, « Lettre à un ami français », Le Figaro, 15 avril 2005 ; F. Dumont, W. Charra, Le hezbollah…, op. cit. ; Le document d’entente Hezbollah – CPL de février 2006, déjà cité ; R. Labévière, « Le général Aoun, un néo-chéhabisme à l’épreuve de l’irakisation… », Maghreb-Maschrek, n°192, été 2007, 61-69 ; M. Aoun, Une certaine vision du Liban, Paris, Fayard, 2007 ; B. Dumontier, « L’entente du Hezbollah avec le CPL », op. cit.

[11] Voir le récit de la visite du général Aoun dans le sud du pays, notamment à Cana, Nabatiyé et Bint Jbeil, surnommée « capitale de la Résistance », http://rplfrance.org/index.php ?content=eclairages/080826shaddad.php

[12] Plusieurs commentateurs y voient le prélude à un nouveau « pacte national », en référence à celui qui est à l’origine des institutions du Liban indépendant. Le terme de « refondation nationale » mobilisé par d’autres nous apparait plus pertinent. Il convient, dans tous les cas, de ne négliger ni l’influence politique et intellectuelle des partis et idéologies issus de la gauche keynésienne, marxiste ou panarabe sur les recompositions en cours, ni l’effet de la synthèse entre panarabisme et panislamisme qu’en est venu à constituer le Hezbollah libanais, ni encore l’ampleur des recompositions que le retour de l’impérialisme occidental va engendrer sur la région et dans le monde, ce que Frédéric Charillon désigne comme la « recomposition des clivages : l’Occident comme ligne de partage », in « L’Occident à l’épreuve du nouveau Moyen-Orient », Etudes de la documentation française, dossier Moyen-Orient, été 2008, p. 24-29.

[13] Les clivages intercommunautaires ne constituent que l’une des données de l’espace politique et social libanais dont on ne peut saisir les effets qu’au prisme de clivages sociopolitiques plus classiques. Les « communautés » ne renvoient par ailleurs à aucune « essence » mais doivent s’appréhender comme des constructions historiques plus ou moins stabilisées suivant les périodes, inséparables des contextes sociaux et nationaux dans lesquels elles s’insèrent, fréquemment soumises à de profondes redéfinitions et aux frontières toujours incertaines. Loin d’être des ensembles homogènes, elles doivent par ailleurs se comprendre comme des espaces de luttes multiformes, pour la définition des identités qu’elles recouvrent, pour la détermination des leaderships légitimes, etc.

[14] Ce dernier est le chef d’une grande famille druze, rivale de la famille Jumblatt, elle-même associée au groupe formé autour des Hariri.

[15] C’est-à-dire notamment aux femmes d’origine sociale modeste ou très modeste, d’origine rurale notamment. Thierry Coville, Iran : la révolution invisible, Paris, La Découverte, 2007.

[16] Le soutien politique de l’Iran tant au Hamas (sunnite) qu’au Hezbollah (arabe chiite) n’est pas caché, pas plus que ne l’est, à l’inverse, sa grande défiance vis-à-vis des mouvements djihadistes de type Al-Qaïda. Ces derniers, sérieusement anti-chiites, sont en revanche sous l’influence idéologique directe du wahhabisme, lui-même idéologie d’Etat en Arabie Saoudite. Le jeu de cette dernière apparait ainsi particulièrement trouble. Lors même qu’elle ne prodigue aucun soutien aux organisations islamiques palestiniennes (Hamas notamment), elle a facilité la mise en œuvre de l’embargo international contre la bande de Gaza et soutenu l’interruption du processus électoral palestinien demandé par les israéliens et américains, au bénéfice de Mahmoud Abbas. Lors de la guerre de l’été 2006, elle a ouvertement dénoncé le Hezbollah, certains cheikh proches du pouvoir allant même jusqu’à proscrire, sur le plan religieux, tout soutien politique à cette organisation au prétexte qu’elle serait « chiite ». Voir par exemple, B. Rougier, « l’islamisme sunnite face au Hezbollah », in E. Picard, F. Mermier (dir.), Liban, Une guerre de 33 jours, Paris, La découverte, 2007.

[17] Le tropisme socialisant et redistributif de la révolution islamique était particulièrement fort à l’époque de Khomeiny. C’est sur sa réactivation que Mahmoud Ahmadinedjad, extérieur au clergé, a fait campagne en 2005 et emporté les élections face à des challengers réformateurs dont le libéralisme économique inspiré des matrices à l’œuvre aux Etats-Unis et en Europe a contribué, comme dans de nombreux autres pays du tiers-monde, à la dégradation des conditions de vie d’une large partie de la population. J.-F. Bayart souligne ainsi que son élection doit au « rejet de la libéralisation économique qu’avait mis en œuvre dans les années 1990 son compétiteur Ali Akbar Hachemi Rafsandjani (…) Le coût social de la libéralisation s’est avéré très élevé en termes de pauvreté, d’inflation, de chômage, de déscolarisation, d’augmentation de la délinquance et de la prostitution ou d’accroissement des inégalités, sans pour autant que soit consommée une complète réintégration du pays dans le système international », J.-F. Bayart, « Et si l’Europe faisait fausse route dans la crise iranienne ? », Esprit, juin 2006, p. 26.

Dans le même sens, Bernard Hourcade expliquait que « le fait le plus important dans l’élection surprise de M. Ahmadinedjad en juin 2005 est moins le discours idéologique du nouveau président – assez banal dans les milieux islamistes – que l’arrivée au pouvoir (d’une) nouvelle génération d’hommes politiques. Aujourd’hui âgé de 45 à 55 ans, ces jeunes révolutionnaires ne sont pas des mollahs. Ils ont combattu pour des idées tiers-mondistes, anti-impérialistes, de justice sociale, de développement économique et scientifique et d’indépendance nationale, avec l’Islam comme référence. Ils considèrent que ces idéaux sont loin d’être réalisés et que le clergé – qui a occupé le pouvoir alors qu’ils combattaient sur le front irakien – a globalement trahi leur révolution. Ce rejet du pouvoir clérical parmi les militants islamistes explique l’échec électoral de Hachemi Rafsandjani qui symbolisait la puissance politique et économique du clergé (…) » Pour autant écrit-il, « le discours anachronique du nouveau président, sa politique économique populiste (…) et son inexpérience en matière internationale, notamment sur la question nucléaire, ont suscité, dès la fin de 2006, les critiques puis l’opposition des membres de la nouvelle élite, en particulier des anciens combattants du front irakien. On assiste donc à une recomposition des forces politiques pragmatistes et moins dogmatiques contre le président Ahmadinedjad dont l’élection est parfois considérée comme un accident électoral qui fragilise l’Iran dans tous les domaines », « La difficile construction d’une République », Questions internationales, n° 25, mai-juin 2007.

[18] L’opposition aux mouvements djihadistes et takfiristes, ses idéologies, ses pratiques et ses conséquences (plusieurs de ces mouvements entretenant de troubles relations avec certains réseaux d’influence saoudiens, comme le clan Hariri précisément…) constitue l’un des éléments cimentant l’alliance a priori hétéroclite regroupée autour du Hezbollah libanais. Il y a donc ici l’expression d’un double refus idéologique : celui de l’impérialisme occidental et israélien et celui du « djihadisme » incarné par ou se réclamant de la logique Alqaida.

[19] La récente visite du général Aoun en est l’une des illustrations.

[20] Sur les stratégies de « Regime change », voir la très intéressante présentation de Julien Salingue, « Comment les Etats-Unis ont organisé une tentative de putsch contre le Hamas. Quand les Palestiniens sont eux aussi victimes
de la politique de “Regime Change” de l’Administration Bush », http://juliensalingue.over-blog.com/article-19456849.html

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