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La communauté musulmane en France et le problème de sa « conscience historique » (1/2)

Dans un entretien récent, Saïda Kada, militante musulmane engagée sur le terrain depuis plusieurs années, affirmait : « j’ai toujours eu l’impression que les musulmans sont nés sous X. Ils ont rompu avec leur histoire ». Elle ajoutait : « le problème, c’est qu’abord de s’émanciper du regard qu’on a sur soi. A un moment donné, on devient son propre colon. On intègre un vocabulaire qui était celui de nos maîtres. Pour moi, on vivait vraiment un modèle à déconstruire fondé sur le déni de l’histoire de l’immigration ». Ce problème du rapport à l’histoire, entraîne, selon Saïda Kada, « une absence de culture politique évidente » au sein de la communauté musulmane vivant en France[1].

En fait, nombre d’acteurs engagés de l’islam en France ont été porteurs d’un « islam désincarné » c’est-à-dire qu’un islam réduit à une foi transcendante coupée du lien fondamental unissant la religion musulmane à la communauté humaine et à l’espace géographique portant son message. Cette conception de l’islam, réduit à une religion, au sens occidental du terme, ne prenait pas en compte la dimension civilisationnelle de l’islam. Les « jeunes » musulmans qui s’investissaient dans le « travail islamique », se percevaient souvent comme des « convertis », ou comme des « réislamisés », niant ou minorant l’islamité de leurs parents qui pourtant furent souvent les principaux vecteurs de transmissions de l’identité musulmane.

L’islam professé par les parents était souvent dénigré au motif qu’il était marqué par les traditions culturelles – perçus comme porteuses de « déviances » – des pays dont ils étaient originaires. En conséquence, les « jeunes » musulmans voulaient revenir à l’islam originel des premiers temps, épuré des « déviances » produites par le temps dont était porteur l’islam familial.

Si cette volonté de retrouver le souffle des origines pouvait être vecteur d’un élan de renouveau, la rupture générationnelle qu’elle entraîne souvent, pose le problème de la cohésion interne entre les différentes générations de la communauté et empêche, ou au moins limite, la transmission des expériences intergénérationnelles.

 « L’islam désincarné », porteur de rupture, oppose des obstacles à la volonté de penser l’histoire de la communauté musulmane en France car il nie sont historicité propre c’est-à-dire son lien avec les espaces – avec leur histoire et leur culture – d’où sont originaires les premières générations de musulmans ; comme il nie l’histoire spécifique de l’immigration. Ainsi, « L’islam désincarné », en éludant le substrat humain portant le message de la religion du Prophète, marque une rupture avec la dimension civilisationnelle de l’islam en limitant celui-ci à sa dimension strictement cultuelle.

Cette approche de l’islam nous parait d’autant plus problématique que sous-couvert de stricte observance de la lettre du Coran, elle nous semble s’opposer à l’esprit de la révélation coranique qui insiste particulièrement sur l’importance de l’expérience historique comme source de connaissance. Le respect de la lettre du Coran et l’approche souvent très juridique et très ritualiste de l’islam, cache souvent le non respect de la vision globale proposée par l’ultime message révélé à l’humanité qui nécessite une lecture dynamique des textes en relation avec les différents contextes socio-historiques dans lesquels vivent les musulmans.

Message révélé, le Coran n’est pas uniquement un rappel de la présence du Créateur, il est aussi porteur d’une vision du monde, d’une weltanschauung. Celle-ci est, selon le philosophe Mohammed Iqbal, porteuse, en son épicentre, de « l’intelligence inductive » : « dans l’Islam, la prophétie atteint sa perfection en découvrant la nécessité de sa propre abolition. Ceci implique la fine compréhension que la vie ne peut-être tenue à jamais en lisière, qu’afin d’atteindre une pleine conscience de soi, l’homme doit finalement être livré à ses propres ressources »[2].

Dans cette perspective, le Coran appelle les hommes à faire pleinement usage de leur raison et à recourir aux données empiriques, tirées d’expériences concrètes, comme fondement de la connaissance humaine. Les donnés empiriques sont considérées comme des signes – ayat – d’Allah.

Le devoir de l’homme est de juger dans quelles mesures ces signes peuvent constituer des sources de connaissances utiles à la connaissance de son créateur et du monde global. Le Coran affirme qu’Allah « règle l’Ordre [de tout] et expose en détail les signes afin que vous ayez la certitude de la rencontre de votre Seigneur »[3]. Déduisant une méthodologie d’analyse de l’exposé coranique, Mohammed Iqbal expliquait que « la connaissance doit commencer avec le concret. C’est la capture intellectuelle du concret et le pouvoir sur lui qui donnent à l’intelligence de l’homme la possibilité d’aller au-delà du concret »[4] c’est-à-dire de proposer une analyse théorique basée sur la connaissance du réel.

Ainsi, le Coran nous invite, à de multiples reprises, à observer et à comprendre le monde dans lequel nous vivons. Il voit des signes de l’existence d’Allah sur le terre et dans les phénomènes naturels qui se développent en son sein. La présence du Créateur se manifeste aux hommes au travers de Sa révélation mais aussi dans Sa création : le livre déployé – al-kitab al-manchour – étant le pendant du livre révélé, le Coran.

 Celui-ci fait devoir au musulman d’observer et de réfléchir aux signes l’entourant dans le monde immanent ; la création immanente étant un reflet de la transcendance divine. Invitant les hommes à regarder le monde afin de voir au-delà de sa simple matérialité, Allah nous dit : « en vérité, dans la création des cieux et de la terre, et dans l’alternance de la nuit et du jour, il y a certes des signes pour les doués d’intelligence »[5].

Dans un verset mettant en avant de multiples éléments que la perception sensorielle de l’homme découvre dans la nature, Allah dit : « n’as-tu pas vu que, du ciel, Allah fait descendre l’eau ? Puis Nous en faisons sortir des fruits de couleurs différentes. Et dans les montagnes, il y a des strates blanches et rouges, de couleurs différentes, et des roches excessivement noires. Il y a pareillement des couleurs différentes, parmi les hommes, les animaux, et les bestiaux. Parmi Ses serviteurs, seuls les savants craignent Allah »[6]. Dans un autre verset, Allah affirme : « et c’est lui qui a étendu la terre et y a placé montagnes et fleuves. Et de chaque espèce de fruits Il y établit deux éléments de couple. Il fait que la nuit couvre le jour. Voilà bien là des preuves pour les gens qui réfléchissent »[7].

Appelant à une observation concrète du monde, Allah ordonne au Prophète Mohammed [PSL] de mettre en avant l’ensemble de la création comme preuve ultime de l’existence du Créateur : « dis : « regardez ce qui est dans les cieux et sur la terre » »[8]. Cette invitation à observer l’univers, s’explique par le fait que dans la perspective islamique la recherche rationnelle, la connaissance scientifique ou la démarche expérimentale sont avant tout perçues comme des moyens de connaissance et de rapprochement du croyant avec son Créateur.

Du fait, de la place centrale accordée à l’expérience sensible et à son esprit concret, Mohammed Iqbal affirmait que le Coran est « essentiellement anticlassique » car il s’oppose à la nature spéculative de la philosophie grecque qui s’attache à la théorie et négligeait les faits. Méthodologiquement le Coran appelle un retour au réel en accordant une place centrale aux données empiriques dans le processus de connaissance.

L’importance de l’expérience était perçue, par le philosophe musulman, comme une « révolte intellectuelle contre la philosophie grecque »[9]. De cette « révolte intellectuelle », de cette « guerre prolongée » contre la pensée grecque, naquit la méthode inductive, basée sur l’observation et l’expérience, qui est un trait marquant de l’esprit de la civilisation islamique.

Dans cette perspective, l’expérience spirituelle, unissant l’homme à son Créateur, est perçue comme une expérience naturelle, permettant un examen critique, au même titre que les autres aspects de la connaissance humaine. L’expérience spirituelle, la connaissance de soi, au même titre que la connaissance du monde extérieur, est une source de connaissance humaine. Ici le tassawwuf, la science de la mystique musulmane, tel qu’a peu la développer un Abu Hamid al-Ghazali ou un Djalal ed-Din Rumi, a pour but de systématiser et conceptualiser l’expérience intime de la transcendance spirituelle.

Toutefois, l’expérience mystique n’est qu’une forme de savoir qui ne peut prétendre à lui seul à l’exhaustivité de la connaissance universelle. L’expérience intime est seulement une des sources de connaissance humaine parmi d’autres. « Selon le Coran, expliquait Mohammed Iqbal, il existe deux autres sources de connaissance, la nature et l’histoire, et c’est en captant ces sources de connaissance que l’esprit de l’Islam apparaît sous son meilleur jour »[10].

Ayant déjà donné un aperçu de l’importance qu’accorde le Coran à l’observation de la nature, nous nous intéresserons uniquement à l’histoire comme source de connaissance majeure pour le Coran. Dans l’esprit islamique, Allah se manifeste aux hommes au travers de la destinée et des cycles de l’histoire humaine mais aussi aux cours d’événements singuliers. De cette vision de l’histoire proposée par le Coran, les hommes peuvent tirer des lois de l’évolution historique permettant aux hommes de mieux appréhender leur présent et d’orienter leur action dans l’avenir.

De plus, le Coran invite les croyants a étudier l’histoire, « les jours d’Allah », afin d’y découvrir les signes de la présence du Créateur qui se manifestent à l’humanité. Ainsi, Allah nous invite à regarder l’histoire des générations qui nous ont précédé : « avant vous, certes, beaucoup d’évènements se sont passés. Or, parcourez la terre, et voyez ce qu’il est advenu de ceux qui traitaient [les prophètes] de menteurs »[11]. Dans un autre verset, Il nous enjoint étudier l’histoire : « parcourez la terre et regardez ce qu’il est advenu de ceux qui ont vécu avant »[12].

La perception coranique de l’histoire, nous amène à replacer les évènements dans la longue durée loin des urgences provoquées par les contraintes de l’heure. Il ne s’agit nullement d’une manière de fuir les réalités du monde mais de les replacer dans une perspective plus large afin d’agir de manière plus efficiente sur celui-ci.

L’histoire sert à interpeller les croyants, à leur faire prendre conscience de la complexité du monde, et à les mettre en garde en s’appuyant sur l’exemple des peuples qui les ont précédé. Ceux-ci ayant durement payé leurs erreurs, ils sont présentés comme un contre-exemple pour les croyants devant éviter de commettre les mêmes fautes. S’adressant au Prophète, Allah dit  : « et raconte-leur l’histoire de celui à qui Nous avions donné Nos signes et qui s’en écarta »[13]. Dans un autre verset, Allah explique : « ainsi faisons-Nous alterner les jours [bons et mauvais] parmi les gens »[14]. Ainsi, une lecture de l’histoire imprégnée par la vision coranique ramène les vicissitudes, les douleurs, les déceptions et les défaites du moment à des proportions relatives au regard des cycles historiques. Dans le même temps, la vision coranique nous enjoint de ne pas reproduire les erreurs qui ont déjà été commises. L’histoire permet à la fois de relativiser et de mieux comprendre le présent et de tirer des leçons des expériences passées.

Concernant l’histoire des prophètes relatée dans le Coran, Allah nous dit : « et tout ce que Nous te racontons des récits des messagers, c’est pour en raffermir ton cœur. Et de ceux-ci t’est venue la vérité ainsi qu’une exhortation et un rappel aux croyants »[15].  Alors que les musulmans subissaient des épreuves difficiles, le rappel de l’histoire venait les aider à supporter leurs conditions présentes et à préparer l’avenir.

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L’histoire des prophètes, mais nous pouvons étendre le propos à l’ensemble de l’histoire humaine à partir du moment où nous lui donnons un cadre interprétatif adapté, est perçue comme un rappel apte à raffermir le cœur des croyants. Cela fait écho à un autre verset, ou Allah dit que « le rappel profite aux croyants »[16]. Dans un autre verset, Il ajoute : « dans tout cela il y a des signes pour tout homme plein d’endurance et de reconnaissance »[17].

Au-delà de la fonction de rappel et de raffermissement des convictions, Allah nous invite à tirer des leçons de l’histoire des prophètes pour notre propre expérience historique : « dans leurs récits il y a certes une leçon pour les gens doués d’intelligence »[18]. Ainsi, les croyants sont invités à tirer les leçons de ces expériences historiques afin de répondre aux problématiques qui se posent à eux dans un contexte historique différent. En retirant la quintessence de ces expériences, les croyants doivent orienter leur action dans un sens qui soit le plus proche possible des modèles proposés par le Coran.

Toutefois, l’intérêt du Coran pour l’histoire, comprise comme source de connaissance humaine, dépasse les simples indications de quelques évènements passés. Comme pour l’observation de la nature où le Coran nous invite à étudier notre environnement de manière la plus approfondie possible, les éléments d’histoire rapportés dans le récit coranique étant, avant tout, des invitations à étudier l’histoire de l’humanité dans sa globalité. Les expériences historiques d’événements non cités dans le Coran ou postérieur à la révélation coranique, sont aussi nécessaires à la compréhension du monde et peuvent donc être des leçons « pour les gens doués d’intelligence ».



[1] Entretien avec Saïda Kada, « Femmes musulmanes et engagées », in. Histoire politique des immigrations (post)coloniales, France, 1920-2008, Paris, Editions Amsterdam, 2008, page 225-232.

[2] Iqbal Mohammed, Reconstruire la pensée religieuse de l’Islam, Monaco, Edition du Rocher, 1996, page 127.

[3] Coran 13 : 2

[4] Iqbal Mohammed, Reconstruire la pensée religieuse de l’Islam, op. cit., page, page 132

[5] Coran 3 : 190

[6] Coran 35 : 27-28

[7] Coran 13 : 3

[8] Coran 10 : 101

[9] Iqbal Mohammed, Reconstruire la pensée religieuse de l’Islam, op. cit., page 129

[10] Ibid., page 128

[11] Coran 3 : 137

[12] Coran 30 : 46

[13] Coran 7 : 175

[14] Coran 3 : 140

[15] Coran 11 : 120

[16] Coran 51 : 55

[17] Coran 14 : 5

[18] Coran 12 : 111

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