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LETTRE OUVERTE A JACQUES CHIRAC SUR LES JUIFS DU XXI° SIECLE

Monsieur le Président,

Vous venez de commémorer le centenaire de la réhabilitation du capitaine Dreyfus par un beau discours, peut-être l’un des meilleurs que vous ayez prononcés, l’un de ceux du moins, qui m’aura le plus touché.

Vous y déclarez, en conclusion : « Le refus du racisme et de l’antisémitisme, la défense des droits de l’homme et de la justice : toutes ces valeurs font aujourd’hui partie de notre héritage. Elles peuvent sembler acquises. Mais il nous faut être toujours extrêmement vigilants : le combat contre les forces obscures, l’injustice, l’intolérance et la haine n’est jamais définitivement gagné. »

Oui, vous avez entièrement raison, même si, pour ma part, j’aurais évité l’expression de « forces obscures » dans ce contexte, celle-ci rappelant un peu trop le film « Forces occultes » réalisé sous Vichy afin de fustiger le « complot judéo – maçonnique »… Considérons que cela est accessoire : je préfère retenir, ici, que vous ayez été le premier Président a reconnaître la participation de l’administration française dans les pratiques du régime de Vichy en 1995.

Aujourd’hui, j’ai en fait tout simplement envie de vous prendre au mot, et de vous demander : « Et maintenant ? Que faisons nous ? »

Monsieur le Président, il vous apparaît sans doute, depuis les hauteurs élyséennes, que la France, hôte de la Cour Européenne des Droits de l’Homme, est bien le pays de ces mêmes droits, dont la classe politique communie, toutes tendances confondues, dans la révérence à leur égard : outre le respect de la constitution et de la Déclaration des Droits de l’Homme qui en est l’une des composantes, la hiérarchie des normes écrites ou jurisprudentielles qui en découle – saluons ici l’œuvre du Conseil Constitutionnel – et la récente création de la H.A.L.D.E., que vous avez initiée, il apparaît donc que ces principes sont solidement enracinés, partagés par tous ou du moins par le plus grand nombre, comme le montre votre résultat électoral aux deuxième tour de l’élection présidentielle de 2002.

Je voudrais cependant, modestement, appeler votre attention sur des profondeurs où l’on respire un air moins pur. Vos propos sur la vigilance m’y invitent, la gravité de la situation m’y oblige.

L’étude du terrain donne en effet des signes inquiétants d’une montée sans précédent de l’intolérance, avec bien souvent, une complaisance, quand ce n’est pas une complicité, des pouvoirs publics.

L’antisémitisme que j’appellerai traditionnel, tel qu’il se développe par exemple dans les « Protocoles des sages de Sion », est formulé en termes d’argent, de sexualité, de perversions. Son enracinement est ancien et on peut penser qu’il a marqué les esprits souvent plus qu’on ne l’imagine : depuis Saint Louis, disant que les Juifs sont des « ordures » qui souillent « sa terre » (1), en passant par Garnier de Saintes, déclamant, pendant la Révolution : « Nous ne laisserons aucun corps hétérogène dans la République ! »,(2) , cet antisémitisme largement partagé conduira non seulement à l’Affaire Dreyfus proprement dite, la culpabilité imaginée du capitaine, sa dégradation et sa condamnation, mais également, et c’est tout aussi grave, au retard avec lequel les autorités de la République vont accepter son innocence et la proclamation de celle-ci : en 1906, les plus hautes autorités de l’Etat savaient depuis près de dix ans que Dreyfus était innocent.

Faut-il alors, devant cette corruption de l’esprit public, s’étonner de l’effondrement ultérieur de 1940, quand des fonctionnaires, des universitaires, formés aux valeurs du respect des droits de l’homme, des principes républicains, de la présomption d’innocence, enseigneront sans broncher le droit antisémite ou se feront les auxiliaires des autorités allemandes, elles-mêmes surprises devant tant de zèle, pour leur livrer des juifs ?

Ce sont cette démission, cette complaisance, cette lâcheté face à l’antisémitisme, qui ont moralement préparé les esprits à l’inacceptable, qui ont, à l’avance, légitimé des actes criminels.

Aujourd’hui, Monsieur le Président, la situation est comparable, et ce sont les musulmans qui ont remplacé les juifs dans cette exécration. Ils sont devenus les nouveaux juifs du XXI° siècle. Cette assimilation, ce qui peut ressembler à une substitution peut, je le sais, choquer de nombreux esprits. Loin de moi l’idée de dire que l’antisémitisme a disparu, qu’il n’est plus un danger. La persistance des agressions antisémites, des « tags » voire des attentats contre des synagogues est là pour nous rappeler que ce n’est hélas pas le cas.

La haine de l’un n’est pourtant jamais très loin de la haine de l’autre : sait on bien par exemple que l’affaire dite des foulards, à Creils, a débuté par un refus de maintenir les autorisations d’absence pour les enfants juifs le samedi matin ? N’entrons donc pas dans la logique perverse de la concurrence des victimes ; retenons plutôt que la haine de l’Autre se fonde, quel que soit cet Autre, sur la méconnaissance, et voyons plutôt comment se passe concrètement la discrimination, dont les musulmans sont aujourd’hui parmi les premières victimes.

Certes, bien souvent, rien n’est dit ou fait ouvertement, mais se mettent en place ici ou là, de bien étranges politiques, fondées sur la présomption de l’incompatibilité de l’islam et des musulmans avec la France et ses valeurs traditionnelles. Quelques condamnations, au demeurant assez rares, ont bien eu lieu pour des détournements du droit de préemption urbain ou des refus de permis de construire en raison de l’origine du pétitionnaire, mais comment se fait-il qu’il n’y ait jamais eu, à ces occasions, d’enquêtes diligentées par les parquets pour examiner l’ensemble des dossiers des collectivités condamnées ? Comment croire que les cas pour lesquels des condamnations ont été obtenues n’étaient que des cas individuels et ne sont pas, en réalité que la partie émergée de l’iceberg ? Cette inaction pudique n’est-elle pas plutôt que le signe d’une bonne santé démocratique la marque de la persistance d’un esprit antidreyfusard qui évite soigneusement de soulever le voile sous prétexte qu’une erreur, dès qu’elle est française, n’est plus une erreur ?

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Il serait mal venu, ici, d’opposer la rareté des recours comme preuve de la marginalité des faits. Ce serait commettre une grave erreur sociologique : pour de nombreuses personnes issues de l’immigration, tout d’abord, souvent modestes, la puissance publique, avec son autorité, son prestige, ne saurait se tromper, prendre une décision contestable, a fortiori une décision illégale ; accepter, en outre, d’envisager que l’on prend à votre encontre une décision discriminatoire est bien souvent difficilement acceptable psychologiquement : c’est être précisément renvoyé à ce que l’on se refuse d’envisager, ne pas être considéré « comme tout le monde », c’est se voir enfermé, même si l’on a la nationalité française, dans sa condition d’immigré, de citoyen de seconde zone, c’est être verrouillé dans son « étrangeté » ; enfin, une culture du consensus jointe à la crainte de représailles – surtout présente chez les responsables associatifs qui peuvent effectivement craindre des tracasseries ou de voir se tarir des subventions – n’incitent pas à l’ouverture d’un procès.

Comment se fait-il, Monsieur le Président, qu’il n’y ait eu aucune réaction officielle lorsque les maires de deux grandes villes du sud de la France, par exemple, ont déclaré, publiquement, qu’ils utiliseraient tous les moyens à leur disposition pour empêcher la construction de mosquées sur le territoire de leur commune ? que vous n’ayez pas réagi lorsque, devant des atteintes flagrantes à la liberté de religion, l’un de vos ministres de l’Intérieur a invoqué le principe de libre administration des communes ? la liberté religieuse n’est-elle pas inscrite dans la Déclaration des Droits de l’Homme qui fait partie intégrante de la constitution dont vous êtes le garant ? Accepter de telles déclarations- car c’est le faire que de ne pas les condamner, n’est-ce pas choisir dans les faits le camp antidreyfusard contre celui de l’honneur, du droit et de la justice ?

Comment se fait-il, Monsieur le Président, que lorsque des personnalités, siégeant dans les institutions d’Etat ou des « autorités indépendantes » déclarent qu’elles sont islamophobes ou stigmatisent la polygamie supposée des habitants des banlieues, elles puissent continuer à siéger dans ces mêmes institutions alors qu’elles ne partagent pas même le fonds philosophique commun qui fonde l’Etat de droit ? Comment œuvrer sérieusement à l’intégration lorsque l’on tient des propos aussi « exclusifs » ? Chaque fois, propos et actions discriminatoires se nourrissent mutuellement, la parole libérant l’action, l’action légitimant une escalade de la parole. Jusqu’où faudra-t-il aller pour réagir enfin contre ce fatal enchaînement, dont on sait toujours comment il commence mais jamais où il s’arrêtera ?

Comment ne pas voir que ces attitudes doublées d’une absence de réaction des autorités supérieures ruinent les principes républicains de liberté et d’égalité de tous dans l’espace public ? ruinent par là, peu à peu, les fondements mêmes de l’Etat ? Pourquoi la population croirait-elle en ces principes, les défendrait-elle s’ils sont attaqués, si les plus hautes autorités de l’Etat ne donnent pas le sentiment d’y croire elles-mêmes en en laissant perdurer de telles entorses ?

Comment laisser prospérer le sentiment d’impunité dont jouissent ceux qui, tout en violant les principes de la République, sont les premiers à demander les rigueurs de la loi à l’encontre des petits délinquants et à stigmatiser le sentiment d’insécurité dont souffriraient les populations ? A-t-on également pensé au sentiment d’insécurité juridique qu’éprouvent ceux qui veulent simplement vivre paisiblement leur foi, en toute quiétude ? Ne nous y trompons pas : c’est bien plus de droit que les banlieues ont réclamé voici quelques mois, plutôt qu’avoir exprimé un quelconque goût du désordre.

Peut-on encore soutenir aujourd’hui, après les résultats de l’élection présidentielle de 2002, comme je l’entendais auparavant : « si nous faisons ceci ou cela [de favorable aux musulmans], cela donnera des voix au Front National » : nous n’avons rien fait, ou fort peu, et cela a quand même donné des voix au Front National.

Oui, Monsieur le Président, « chacun doit choisir son camp. Deux conceptions de l’individu et de la nation s’affrontent » : il reste dix mois avant la fin de votre mandat. C’est peu et c’est beaucoup. La crédibilité des institutions que vous représentez, l’autorité de l’Etat – qui n’est pas l’arbitraire avec lequel on la dévoie souvent – imposent plus que des mots. Rien que le droit mais tout le droit. Pour tous. Appliquer les rigueurs de la loi à l’encontre ceux qui la violent dans l’exercice de leurs fonctions serait de nature, en reconnaissant et en condamnant les erreurs commises, à grandir effectivement non seulement la France, l’Etat, mais l’ensemble de la vie publique, à donner à chacun le sentiment qu’il a sa place dans l’espace public, à contribuer à la refondation, à la réappropriation par chacun de la citoyenneté.

Certes, « il y aura des pleurs et des grincements de dents » Mais vous contribueriez ainsi, selon vos propres mots, à renforcer finalement la République et à enrichir notre héritage.

Vous dites en avoir le souhait. En aurez-vous l’audace et la force ?

Daignez agréer, Monsieur le Président de la République, l’hommage de mon profond respect.

(1) cf. BIRNBAUM (Pierre), La France imaginée, éd. Gallimard, coll. Folio histoire, 2003, p. 22

(2) Idem, p. 91

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