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Il y a 50 ans était assassiné Kacem Zeddour

7 novembre 1954 – 7 novembre 2004

« L’homme de génie meurt pour vivre alors que tout autre que lui vit pour mourir. Il vit dans le cœur des générations car il donne à leurs douleurs muettes des langues de feu et à leurs espoirs impotents des ailes de lumière »1
Mikhaïl Nouaïmeh

Itinéraire d’un génie

Raconter l’itinéraire de Si Kacem n’est pas chose aisée et relève, à mon avis du défi. J’en suis pleinement conscient. La cause en est que, cinquante années après sa mort, très peu de témoignages ont été rapportés sur lui, surtout par ceux qui l’ont suffisamment côtoyé à l’époque même où son combat prenait corps et s’affermissait définitivement. Une autre raison tient au fait qu’il était très discret et, par modestie, évitait de parler de lui-même. Nous donnerons plus loin, à ce sujet, quelques exemples édifiants. Avant d’aller plus loin, rendons quand même hommage à Messieurs Hocine Aït-Ahmed et Abdelkader Maachou pour leurs propos et leurs écrits à son sujet et surtout pour leur intégrité intellectuelle. Qu’ils aient écrit peu ou prou importe peu ; l’essentiel est dans la délicatesse de l’intention.

Rendons également hommage à Madame Germaine Tillon qui a claqué la porte du cabinet de Jacques Soustelle quand la presse française dévoila l’assassinat de Si Kacem. Son geste, plus éloquent que les paroles ou les écrits, enregistré par l’Histoire, est celui d’une digne fille de la France.

Un hommage particulier ira au grand orientaliste Louis Massignon qui fit un voyage en Algérie pour visiter le Waqf de Sidi Boumédiène de Tlemcen et participer à une réunion, à Beni Abbès, le 21 novembre 1955, de l’Association Foucauld. Spécialement chargé par Guy Mollet, Louis Massignon rencontra Cheikh Tayeb El M’hadji, père de Si Kacem, au domicile de Maître Thiers, avocat à Oran. En touchant la main du Fqih il lui cite ce vers :

لابد من شكوى إلى ذي مروءة يواسيك أو يسليك أو يتوجع

« C’est à un esprit chevaleresque que la plainte doit être adressée, il te réconfortera, te soulagera ou en souffrira ». Le passionné par la passion d’El Hallaj tenta, en vain, de savoir la vérité.

Nous ne déplorerons pas l’absence d’attention à son endroit, affichée par certains qui l’ont bien connu, qui ont eu à s’exprimer sur « leur » Révolution et auprès desquels son souvenir n’a trouvé ni place ni grâce. Volontairement et maladroitement éludé, l’homme devait sûrement déranger… par ses seules qualités intrinsèques. Peut-être qu’en l’évoquant, redoutaient-ils, a priori, une exhalaison de relents nauséeux qui n’affectent pas les appendices nasaux mais le tréfonds des consciences, ce « pandémonium des sophismes » comme aurait écrit Victor Hugo, si tant est que cette conscience existât. Avec le temps, les questionnements deviennent légitimes quoique obsessionnels et oppressants. Mais la quête de vérité ne s’éteint jamais avec la disparition de ceux qui la connaissent, ceux qui la taisent ou ceux qui la masquent. Zoheir Ibn Abi Salma, bien avant l’avènement de l’Islam, a exprimé, différemment certes, mais brillamment cette idée.

Des millions d’Algériens ont irrigué de leur sang leur Patrie et, c’est à juste titre, que leurs mémoires doivent être célébrées. Mais il semble qu’un baromètre mal étalonné, dans sa sélectivité, préside à ces célébrations, toujours vécues selon un rituel et une mimétique articulée par archétypes dont la fadeur et les redondances ont fini, à la longue, par agacer non seulement les marionnettistes qui les orchestrent mais déranger également ceux-là mêmes qui sont sensés en être honorés.

Et quand on voit des plumitifs et des écrivailleurs, envahir les colonnes de certains journaux et les pages de « livres » pour honorer régulièrement des personnes, toujours vivantes – et toujours les mêmes – dont le passé prend curieusement, d’article en article, une importance inversement proportionnelle au nombre des survivants, on se demande si la pudeur a toujours cours dans nos mœurs.

Disons-le tout de suite : si Si Kacem n’a pas eu « la part » qui lui revient, c’est qu’un ressort a été volontairement bloqué quelque part. Son but et ses espoirs étaient motivés par une foi héritée d’une ascendance illustre, une foi sincère, totale, sur laquelle les contingences n’avaient aucune prise, acquise à bonne école, exprimée à bon escient et qui fut le principal architecte qui a sculpté finement ses convictions et façonné irrémédiablement la justesse de son combat. Là, et surtout là, se tient la différence. Ne serait-ce pas elle qui a scellé son sort ? Beaucoup d’indices et de non-dits incitent à l’affirmative. Aucune vérité ne l’a encore corroborée. Pour le moment du moins.

La similitude entre le nom du martyr et celui de l’auteur du présent article, prédisposera certainement le lecteur à s’attendre à un récit apologétique voire dithyrambique. Bien que moult raisons le commandent, à juste titre d’ailleurs, il n’en sera strictement rien. Beaucoup de personnes ont aimé Si Kacem, beaucoup l’ont respecté, admiré et même adulé ; certains en étaient sûrement dérangés. Enfin d’autres l’ont ravi à sa Mère : l’Algérie et… le monde arabo-musulman, c’est-à-dire le monde afro-asiatique, auxquels il s’identifiait par une force intérieure intense où le cœur prenait autant de place que l’esprit. Le cheminement derrière ses pensées en sera une des preuves. En voyant son frère aîné pour la dernière fois, il lui laissa entendre qu’il allait sûrement à sa mort. Et dans les heures qui lui restaient à vivre, Si Kacem ignorait totalement une chose : c’est qu’il allait être exécuté… plus d’une fois. Nous connaissons déjà trois parmi ses nouveaux assassins : l’indifférence, le silence et son corollaire, l’oubli.

Aussi un panégyrique de ma part, quels que soient le talent et l’inspiration qui puissent être conjugués pour l’exprimer, ne restituera, tout au plus, qu’une imparfaite image de l’homme et ce panégyrique serait une offense à sa mémoire que je ne me permettrai jamais de proférer. Je m’interdirai alors dans ce qui suit, toute interprétation fallacieuse ou spécieuse sauf celle pour laquelle s’imposera une éventuelle justification, tout jugement que je ne suis pas qualifié de prendre ainsi que toutes tournures de style susceptibles de semer le trouble dans l’esprit des lecteurs. Ce que je dirai relèvera de deux sources principales : le témoignage de son frère aîné et la documentation qu’il a mise à ma disposition en caressant le rêve, avec autant d’entêtement que de naïveté, qu’un jour, dans un souci d’exhumation, des recherches plus poussées soient entreprises : consultations d’archives, surtout en Europe et documents personnels surtout en Egypte et en Iran. Loyalement diligentées, nul doute qu’elles permettront de faire la lumière sur ce Martyr et nul doute que cette lumière sera éclatante et aveuglante, ces épithètes étant au demeurant, scrupuleusement pesées.

La paix à laquelle a droit Si Kacem et le soulagement tant espéré des siens sont à ce prix. Et ce prix constitue un minimum.

Origines et premières formations

Si Kacem appartient à deux des dix fractions des Chorfa dits M’hadja, une du côté de sa mère, les Ouled Sidi Blaha – qui seraient les enfants de Sidi Saïd – et l’autre du côté de son père, celle des Ouled Sidi El Freïh, issue d’El Gada, à 50 Km au sud-est d’Oran. Son ascendance remonte à Idriss II (fondateur de la dynastie Idrisside 788-985 à la fin du 8ème siècle) par son fils Mohammed et le fils de ce dernier Ahmed. Notons au passage que c’est en 1883 que décéda l’Emir Abdelkader et où naquit le père de Si Kacem, Cheikh Tayeb M’hadji, à El Gada et le légendaire Mohamed Ben Abdelkrim El Khattabi héros de la guerre du Rif que Si Kacem connaîtra très bien au Caire.

Il était né à 10 heures du matin, le 02 février 1923, à Oran au n° 5 de la rue Cambronne dans le quartier de Saint Antoine où il vivra avec sa famille jusqu’en 1940. Il était le quatrième enfant après son frère aîné Si Mohammed et deux sœurs. Il sera suivi d’une dernière sœur et d’un deuxième frère Si Ahmed-Chérif. De 1940 à 1952, la famille s’installe rue de Wagram, sur les hauteurs du quartier « El Agba » surplombant Ras El Aïn sur son versant oriental dans une maison achetée à des commerçants marocains, originaires de Fès et installés à Oran. Dans son autobiographie, Cheikh Tayeb El M’hadji raconte qu’en 1342 H (1923), il avait rencontré, à plusieurs reprises, à Oran, le grand érudit du Maroc et de l’Islam, Cheikh Abou Choaïb Eddoukali et «il assista à certains de ses cours sur l’exégèse du Coran et du Hadith». C’est dans cette maison qu’il lui rendait visite.

Cheikh Tayeb El M’hadji enseigna à Oran de 1912 à 1969, année de sa mort. Auparavant, il a dû quitter son douar natal suite aux décès en 1323 H/ 1905 de son père Mouloud d’une part et de son cousin et Maître Hadj Mohamed fils de Benabdellah d’autre part.

Dès sa jeune enfance, Si Kacem prit le chemin de l’école de son père. A neuf ans, il finit d’apprendre le Coran. Le 6 août 1937, il obtient, à quatorze ans, son Certificat d’Etudes Primaires après avoir poursuivi sa scolarité à l’école Pasteur, située à M’dina Jdida, sur une perpendiculaire au Boulevard de Mascara. Il poursuivra, à plein temps, ses études chez son père jusqu’à l’âge de… 22ans. Ainsi, il a dû passer 15 à 17 ans auprès de lui. Arrêtons-nous un instant sur cet espace de temps et essayons de percevoir l’étendue du savoir acquis par un enfant précocement doué, studieux, équilibré, épanoui, mis entre les mains de la plus grande sommité religieuse d’Oran de son temps – et elle le reste jusqu’à nos jours – et qui, de surcroît, était son père.

Il ne serait pas inutile de rappeler que celui-ci a formé, en presque soixante années d’enseignement continu, des générations entières de oulama. J’en ai connu un certain nombre. Parmi eux trois m’étaient très proches et je leur dois l’essentiel de ce que je suis devenu. Les trois, dont deux étaient frères, ont étudié chez Cheikh Tayeb, les deux frères durant quatre ans, le troisième durant trois ans.

L’aîné des trois ahurit, en 1964, sur des questions de Fiqh, l’assistance qui entourait le Roi Fayçal d’Arabie Saoudite (1905-1975), lors de la réception que le Monarque accordait aux personnalités du monde musulman à l’occasion du pèlerinage et où les plus grands Oulama de l’Islam étaient conviés. Il connaîtra une consécration internationale. Dans les mois qui viennent, nous espérons terminer un livre que nous lui consacrons.

Son propre frère fut imam à la vieille mosquée du Pacha à Oran et l’exercice de son ministère est toujours vivant dans le cœur des Oranais qui l’ont connu. Il épousera une des sœurs de Si Kacem.

Le troisième, enfin, fut imam à Sidi Bel Abbés où il a laissé un souvenir impérissable.

Tous les trois me dirent et me redirent que Si Kacem était un vrai génie…

Si leurs formations respectives ont fait leur célébrité en leur conférant une autorité morale incontestable, comment pouvons-nous évaluer ce que Si Kacem a pu acquérir, auprès du même Maître qu’ils ont eu, en quelque quinze années? Laissons Cheikh Tayeb el M’hadji la «quantifier» indirectement. Il écrit, dans son autobiographie, sur le destin tragique de son fils, avec autant de dignité que de douleur et surtout beaucoup de foi (p.106 1ère édition) : « Il (Si Kacem) était le fruit de mon œuvre, le summum de mon espoir, ma richesse tangible, spirituelle, temporelle et éternelle (…). Quand il acquit tout ce que je savais… » etc.

L’œuvre gigantesque du Cheikh, ses connaissances aussi variées que monumentales ont donné un fruit et, à ce fruit, le Maître dit avoir transmis tout son savoir. La première lecture de ce texte, il y a un quart de siècle, m’a laissé une impression que renforceront les multiples lectures successives faites depuis lors et cette impression est que le Maître avait dû tout faire pour être dépassé par « son » élève. Nul ne pourra dire si celui-ci y est parvenu mais j’ai l’intime conviction qu’il n’en était pas loin et ce, pour la fierté et la joie légitimes du père, hélas ! Toutes deux de courte durée.

Un de mes oncles paternels, Si Ahmed, me raconta dans les années 70, cette anecdote : «Je passais une nuit chez mon oncle Si Tayeb. Après le souper, il engagea une discussion avec Si Kacem sur des questions de religion. Ne comprenant pas assez ce qu’ils se disaient, je finis pas m’assoupir et m’endormis. Je fus réveillé par l’appel à la prière du fedjr. Mon oncle et mon cousin étaient toujours en discussion…»

Les premières activités nationalistes

Une fois terminées ses études auprès de son père, celui-ci lui ouvre un commerce de couvertures traditionnelles, rue Kara Mohamed à M’dina Jdida. Le magasin de couvertures allait lui servir de couverture à ses activités secrètes pour le compte du PPA (Parti du Peuple Algérien) activant dans la clandestinité – et où Si Kacem avait adhéré très jeune. C’est dans ce magasin que venaient régulièrement Hamou Boutlélis portant une ronéo avec Si Abdelkader Maâchou pour le tirage de tracts. Nous sommes en 1945. Le monde est en pleine mutation. La décolonisation est en marche. La déroute française devant les Allemands était un indicateur que les nationalistes algériens n’ont pas manqué de relever. La nation qui tenait la leur et beaucoup d’autres avec une main de fer fut culbutée à l’issue d’une promenade. Son peuple se divisa : des résistants, dont certains de stature unique, se battent sur le sol français, d’autres, avec un certain François Mitterrand – quoique pour un temps – ainsi que les gros potentats de la colonisation, soutiennent le régime de Vichy ; d’autres enfin se réfugient en Angleterre et dans les colonies. La libération à laquelle prirent part les résistants sur le sol français n’a pu être menée à son terme que grâce à l’intervention des Alliés, et surtout à la chair à canon désignée par euphémisme « armée coloniale ». La France est libérée et, dans un élan de « générosité », récompensera ceux qui se sont battus pour elle. Beaucoup d’Algériens furent médaillés et 45.000 allaient être massacrés au moment même où une folle liesse s’emparait des Champs-Élysées. Pour la petite histoire, nos aînés ont retenu que le général menant les massacres de Sétif, Kherrata et Guelma était… communiste ! Les nationalistes algériens décryptèrent le message : la puissance coloniale n’était plus cet épouvantail qui les avait écrasés par la terreur. Le temps de la réaction était venu et des Algériens, pour la plupart des jeunes, se sentirent prêts. Dien Bien Phu, quelques années plus tard, ne permettra plus de doute.

Au cours de cette année 1945, des archives du PPA furent découvertes par les services secrets français chez un militant de Saïda. La prise était importante. Une vague d’arrestations fut déclenchée à travers toute l’Oranie. Si Kacem, « qui avait organisé les manifestations du 08 mai », fut arrêté à son magasin. Vingt autres militants subirent le même sort. Ils furent interrogés et incarcérés à la prison civile d’Oran puis transférés à la prison militaire de la même ville. Ils furent « inculpés de trahison et atteinte à la sûreté extérieure de l’Etat », d’avoir «sciemment participé à une entreprise de démoralisation de l’Armée et de la Nation, ayant pour objet de nuire à la défense nationale en adhérant au parti nationaliste dit PPA». Pour les motifs cités ci-dessus, le substitut du juge d’instruction militaire Layrisse les envoie pour être jugés conformément aux lois. L’acte d’accusation fut signé le 29 janvier 1946 suite à l’ordonnance de renvoi devant le tribunal datée du 14 janvier 1946.

Signalons un détail qui mérite amplement sa place ici. Au cours des interrogatoires, Souiyah El Houari, un des principaux inculpés, déclare que onze parmi les 21 arrêtés – dont l’un était en fuite – étaient de simples membres de cellules alors qu’ils en étaient chefs.

Dans sa livraison n°3167 du 30 janvier 1946, « Oran Républicain » reprend le procès où sept avocats se sont succédés. Sur les 21 membres, dix furent condamnés, les onze autres acquittés grâce à la présence d’esprit de Souiyah El Houari notée ci-dessus. Si Kacem, incarcéré sous le numéro d’écrou 1554 fut libéré le 30 janvier 1946 après neuf mois de détention préventive. Quant aux condamnés, ils encoururent des peines diverses :

  • Filali Embarek, Alias Mansour, en fuite, fut condamné à mort par contumace et à la confiscation de ses biens ;
  • Abad Ahmed et Benamar Mohamed (dit Abdallah) : trois années de prison ferme, confiscation de leurs biens et cinq ans d’interdiction de séjour ;
  • Dellal Boumédiène et Souiyah El Houari : 30 mois de prison et confiscation des biens ;
  • Zebaïri Braham ould Mohamed : un an de prison ferme ;
  • Sahraoui- Brahim Mohamed (cousin de Si Kacem) : 9 mois de prison ferme ;
  • Chemloul Benaïssa, Layachi Abdelmoumène et Djarid Difallah : 8 mois de prison ferme.

 

Layachi Abdelmoumène, libraire, décédé il y a environ 5 ans à Oran, raconta au frère de Si Kacem que, durant leur séjour en prison, Souiyah El Houari se présenta un jour devant ses compagnons en short. Si Kacem lui dit à peu près ceci : « Nous ne sommes pas en colonie de vacances. Les raisons qui nous ont menés là où nous sommes exigent de nous des comportements irréprochables les uns envers les autres ». A ces mots, Souiyah changea de tenue. Si Kacem dirigeait, au cours de sa détention, la prière et devait sûrement s’acquitter de devoirs d’information et de formation.

La deuxième époque de formation

A sa sortie de prison et en concertation avec son père, il décida de poursuivre ses études à l’université de la Zitouna à Tunis. L’admission était subordonnée à un test préliminaire. Les résultats de Si Kacem furent tels que les responsables de l’université l’inscrivirent directement en troisième année. Deux ans après il obtient la Ahliya, diplôme sanctionnant les études de cette institution, signé le 21 juin 1948 par Cheikh Mohamed Tahar Ben Achour.

Ce Cheikh, Idrisside, est le descendant direct de Sidi Youssef Ben Aïssa qui fut Cadi à Ghriss (Mascara) sous les Zianides. Son ascendance émigra de Figuig vers Boussemghoun (dans le Sud-Ouest Algérien, non loin Aïn Sefra) et la Tunisie. Auteur d’une exégèse du Coran, il publia plusieurs articles – de même que Si Kacem – dans le journal indépendant algérien « El Manar » sous la signature de Mohamed Tahar Essemghouni. Il fut à l’origine de l’introduction des cours de physique, de chimie et d’algèbre à l’université de la Zitouna. Une première!

Pour essayer de cerner, un tant soit peu, l’activité de Si Kacem durant ses deux années tunisiennes, nous nous sommes rapproché de l’un de ses cousins Hadj Abdelkader Reguig des M’hadja Ouled Sidi Abderezak. Après des études à Sidi Bel Abbès, il fut envoyé par l’Association des Oulama à la Zitouna, avec d’autres compagnons venus de toute l’Algérie. Selon lui, tous les nouveaux étudiants étaient pris en charge par un comité chargé de les orienter, de les installer, de les suivre et de leur payer chaque mois le pécule que l’Association des Oulama mettait à leur disposition, soit 1.000 Francs (de l’époque) pour leurs frais de restauration. Ce comité était présidé par Si Kacem. Trois restaurateurs algériens installés à Tunis, de même qu’un Tunisien venaient en aide aux étudiants en leur assurant des repas convenables à tarifs réduits. Hadj Abdelkader Reguig me parla de Si Kacem. « Il était, dit-il, d’un niveau exceptionnel, ordonné, méthodique, écouté et faisait l’unanimité autour de lui.

« J’avais remarqué, sans qu’il ait eu à me le dire, qu’il faisait de fréquents déplacements en Europe et dans certains pays du Moyen-Orient. Un jour, en accord avec les étudiants algériens, il organise notre participation à une manifestation antifrançaise aux côtés de nos frères Tunisiens. Les Algériens sont en tête de la marche, brandissant des drapeaux et entonnant “Min jibalina”. J’étais au premier rang à côté de Si Kacem qui m’avait confié le plus grand des emblèmes. A la fin de la manifestation je le remerciai pour m’avoir placé en avant de la marche en me chargeant de porter le plus imposant des drapeaux. Il me dit : “Je ne te l’ai pas remis parce que tu étais mon cousin. Je l’ai fait pour une autre raison : tu as des frères Bachagha, Agha et Caïds. Les Français vont peut-être comprendre et méditer le message” ».

Prémonition ? Toujours est-il que, quelques temps après, son frère aîné, l’Agha Ahmed Reguig, fut convoqué par l’Administrateur indigène de Sidi Bel Abbès qui lui exhiba une photo montrant son frère et Si Kacem côte à côte, à l’avant de la marche. L’Agha Ahmed fit mine de ne reconnaître ni l’un ni l’autre. En 1957, son frère Hadj Abdelmalek, fut informé, in extremis, par le FLN que les services secrets français étaient sur le point de l’arrêter. Quand leurs agents se présentèrent à son domicile, il était déjà dans un avion en partance pour l’étranger. Si Kacem avait vu juste.

Il présidait l’association des étudiants qui comptait, entre autres militants, Mouloud Kassem- qui deviendra plus tard Ministre des affaires religieuses- et Rozeïk Kassem.

Si Kacem aurait, selon le commentaire de l’Echo d’Alger du 19 janvier 1955 sur sa condamnation par défaut, « reconnu avoir fait partie du MTLD » (Mouvement pour le Triomphe des Libertés Démocratiques) et «avoir fait paraître un bulletin secret « Eddalil » (Le Guide) en 1947, c’est-à-dire au cours de sa première année en Tunisie. Ceci est vrai. A cette époque, ses écrits étaient signés « Zeïdoun ». Là un bref rappel historique s’impose. Nous avons dit, plus haut, que Si Kacem descendait, du côté paternel, des M’hadja Ouled Sidi El Freïh. Celui-ci, enterré à la demande de ses élèves à M’cid (Sfisef), eut un fils unique, Mostefa qui eut lui six garçons : Adda, Kaddour, Mohammed Senni, Freïh, Sahraoui et Tayeb. Sidi Mohamed Senni, autorité religieuse de son temps (autant que le plus jeune de ses frères, Tayeb), fut désigné à la tête de la grande mosquée d’Oran par le Bey Mohamed Ben Othman qui gouverna de 1192 à 1213 H (1778-1799). C’est ce Bey qui mena les batailles dont l’issue permit de reprendre définitivement Oran aux Espagnols en septembre 1791.

Sidi Mohamed Senni, enterré au cimetière qui porte le nom de l’un de ses maîtres, Sidi El Bachir, à quelque huit kilomètres à l’est d’Oran était le grand-père du grand-père de Si Kacem. Lorsque l’Administration coloniale imposa l’usage du nom patronymique, les descendants des six frères ci-dessus cités se mirent d’accord pour opter, chacun, pour un nom de famille composé du prénom de son grand-père direct auquel il s’apparente suivi de Brahim, ce dernier étant soit le grand-père direct de Sidi El Freïh soit son ascendant de la huitième génération, enterré prés de Ain-Fekan (Mascara) et auquel se rattachent, sans exception et exclusivement les dix fractions des M’hadja.

Les six frères donnèrent à leur descendance les noms de famille suivants : Adda-Brahim, Sahraoui-Brahim, Kaddour-Brahim, Freïh-Brahim, Taïeb-Brahim et Mohammed-Brahim, ce dernier nom étant celui de la descendance de Sidi Mohammed Senni, mort peu après 1790. Deux membres de cette descendance eurent la surprise de se voir inscrire, l’un sous le nom de Meknous-Mohammed-Brahim et l’autre sous celui de Zeddour-Mohammed-Brahim au lieu de Mohammed-Brahim pour les deux. Pour ne pas être dissociés de leurs frères et cousins, les concernés protestèrent mais l’administration fit la sourde oreille d’autant plus qu’elle connaissait parfaitement le rôle joué par cette famille dans la résistance aux côtés de l’Emir Abdelkader à travers notamment deux grandes figures : Hadj Ben Abdellah Ben Tayeb qui ne se séparera de son illustre chef que le 23 décembre 1847 et son cousin germain Ben Freïha Ben Sahraoui qui fut déporté en Corse, laissant derrière lui trois garçons et deux filles dont la plus jeune sera la grand-mère paternelle de Si Kacem.

Cette évocation nous montre que Cheikh Tayeb El M’Hadji a été directement touché par la colonisation depuis son début – avec la déportation de son grand-père Ben Freïha – et jusqu’à son issue, par le destin tragique de son fils et la mort au maquis de plusieurs de ses meilleurs élèves. Mais le Cheikh était resté debout. Il savait que Dieu avait créé l’homme pour l’éprouver par les dons qu’Il lui a prodigués. La Foi, la noblesse de la tâche à laquelle il s’est bénévolement et totalement dévoué durant toute sa vie en formant des centaines et des centaines de jeunes et les fins en Martyrs de son grand-père maternel d’abord et de son fils ensuite – qui relevaient pour lui de la bénédiction divine – ont fait qu’au-delà de la douleur et du déchirement, il a pu tenir.

Si Si Kacem signait ses écrits « Zeïdoun », ce n’est pas par hasard. Comme beaucoup de ses cousins, « l’erreur » de l’Administration a été mal acceptée et le reste jusqu’à nos jours. Le nom de Zeïdoun, en excluant la terminaison grammaticale, était celui de Zeïd, porté notamment par de nombreux Compagnons à l’aube de l’Islam : Zeïd Bnou Haritha, Zeïd Bnou Thabit, Zeïd Bnou Amrou, Zeïd El Khaïl que l’Envoyé de Dieu changea en Zeïd El Kheïr etc.. Or Si Kacem l’écrivait exactement comme l’orthographiait le grand poète andalou Ibn Zeïdoun né à Cordoue en 394H/1003 et mort à Séville en 463H/1070. Poète moderniste, il fut chargé de mission auprès des « Emirats » andalous pour le maintien de la cohésion entre les Musulmans. Il fut surnommé El Bouhtouri, une espèce de Lamartine arabe pour son lyrisme et la sensibilité de son style. Mais cette cohésion se disloqua du vivant du poète.

Comme Ibn Zeïdoun, Si Kacem était poète, tout comme le fut son père ; comme lui il a fait de la prison, comme lui il châtiait une langue où il fut reconnu surtout à travers elle. Ibn Zeïdoun tenait à une cohésion entre ses frères en Andalousie. Si Kacem, sur cette question, voyait plus large car le champ était devenu démesurément plus vaste. Ibn Zeïdoun verra les limites de la cohésion, Si Kacem ne vivra pas pour voir pire que ce qu’a vu le poète andalou. Au Caire, il signera ses écrits « Kacem l’Algérien » ou « Abderrazak l’Algérien » du prénom de son premier neveu, fils aîné de son frère Hadj Mohammed.

A l’automne 1949, il se retrouve au Caire, s’inscrit à l’université Fouad 1er, à Dar El Ouloum pour préparer une licence en lettes. Il passe sans problème le concours d’entrée. Deux langues supplémentaires sont enseignées : il choisit l’anglais et le persan qu’il va maîtriser parfaitement avec le français.

Au Caire, Si Kacem va intensifier ses activités politiques. Il prend contact avec le Bureau du Maghreb. Il fait de nombreuses missions à l’étranger. Au cours de l’une d’elles, c’est Abderrahmane Azzam, Secrétaire Général de la Ligue Arabe qui l’envoie… en Algérie. Ce sera la seule et unique fois qu’il en fait part à son frère aîné. Quant au but de la mission, il n’en saura jamais rien. Très vite il sera connu et apprécié par toute l’intelligentsia cairote. Il reçoit des invitations de personnalités religieuses, universitaires et politiques. Ainsi, il connaîtra Hassan El Hodheïbi, successeur de Hassan El Banna à la tête des Frères Musulmans et Sayyed Kotb. Au Bureau du Maghreb, il rencontrera des leaders et des militants maghrébins. Hocine Aït-Ahmed écrira plus tard : « Il nous fera bénéficier de sa bonne connaissance des milieux politiques [égyptiens] ». Son frère garde toujours une très belle photo de Aït Ahmed dédicacée en arabe en 1952 : « A mon cher frère Kacem, un souvenir fraternel et patriotique ». Il rencontrera également Habib Bourguiba, Allal El Fassi, Salah Benyoucef et surtout Mohamed Ben Abdelkrim El Khattabi qui était la référence pour ces assoiffés de liberté.

Fiché depuis 1945, la DST ne le lâchera plus. A partir de fin 49, les pèlerins d’Oran devaient obligatoirement se présenter, dès leur retour, aux services de police qui essayaient de savoir s’ils avaient rencontré Zeddour Kacem à leurs escales en Egypte.

Ses idées et l’étendue de son combat

Si Kacem écrivait abondamment dans la presse égyptienne en particulier (Revue Da’awat El Haqq) et la presse arabe en général. Nous avons dit qu’il rencontrait l’élite du pays, qui le consultait sur nombre de sujets. Sa formation le prédisposait à exceller dans l’écriture sur des questions de Fiqh, d’exégèse, de rhétorique, de littérature, d’histoire, de philologie, mais ces matières pouvaient attendre. Seuls les causes qu’il avait embrassées et les hommes en qui il croyait l’intéressaient surtout pour le besoin de communication aux masses arabes et notamment à ses compatriotes. Aussi, ses sujets de prédilection furent l’arabité, l’Islam au double sens religieux et géographique et tous les problèmes liés à la colonisation, quel que soit le pays qui en était touché. Du 08 décembre 1951 au 08 mai 1953 il fit paraître sur le journal indépendant « El Manar » dont le siège était situé au 28 rue de Mulhouse à Alger huit articles. Examinons trois d’entre eux pour sonder sa pensée.

Le premier, paru le 8 décembre 1951, avait pour titre : « Les étudiants algériens en Egypte célèbrent la journée des Martyrs ». Le 14 novembre précédant la parution de l’article, l’Egypte avait commémoré l’anniversaire de ses Martyrs. Les étudiants algériens réunis, se prononcèrent à l’unanimité pour leur participation à la marche silencieuse qui était en cours de préparation. Al Ahram signala leur décision dans son édition du 13 novembre. Le jour venu, ils défilèrent à la place qui leur a été réservée avec, en tête du carré, côte à côte les emblèmes nationaux algérien et égyptien et deux banderoles de six mètres de long chacune. Sur l’une était écrit « l’Algérie, solidaire avec l’Egypte dans son combat » et, sur l’autre, « les peuples arabes et musulmans veulent leur liberté et leur indépendance ». Partie de la place du Khédive Ismaïl, la marche prit fin à la place du Palais Abidine. L’impact fut immense. Le jour même, « Ez-Zaman » (le Temps), un quotidien du soir, relatait l’événement et surtout la participation algérienne avec deux slogans d’actualité et aux significations nobles. A la place du Palais Abidine, un speaker remercia l’Algérie pour sa participation.

Le deuxième parut le 1er février 1952 sous le titre de « Les trois Mohamed » (Mouhammadoun Thalatha). Il s’agit d’un hommage à trois musulmans modernes, qui ont redonné la considération à leur religion après une longue période de léthargie. Ce sont :

– Mohammed Ali Jinnah, né en 1876 à Karachi et père fondateur du Pakistan. Pour Si Kacem, Mohammed Ali Jinnah « a fondé une grande nation musulmane qui a pour principe et finalité l’Islam. Cette nation est celle d’un jeune peuple vigoureux. Elle a pour dirigeants de nobles Moudjahidine dont la Constitution est le dévouement et le guide la Foi ». Il ajoute que l’émergence du Pakistan a été salutaire pour le monde musulman qui a senti « qu’une âme nouvelle envahissait son corps amorphe et qu’une force vivifiante alimentait ses membres engourdis où des signes de vigueur et d’énergie prennent forme ». Il rappelle que Mohammed Ali Jinnah avait publié dans une célèbre lettre que : « L’Islam n’était pas un ensemble liturgique, de traditions et d’enseignements spirituels mais qu’il était une Constitution pour la vie de chaque musulman, où celui-ci avait ses repères pour le cours de son existence, pour les attitudes à prendre dans les domaines sociaux, politiques et économiques. C’est une Constitution conçue sur les plus hauts principes de dignité, d’intégrité et de justice ». Sa veuve, malgré un projet démocratique, sera battue aux élections de janvier 1965 par Ayyûb Khan.

– Mohammed Hidayat Mossadegh (1881-1967) d’Iran. Après des études supérieures à Paris, il proteste contre l’influence anglaise, occupe plusieurs postes de ministre, se dresse contre le Shah Riza Khan en 1925. Il est député en 1944, crée un parti en 1949 : le Front National. Il est porté au pouvoir en 1951. Il nationalise la Anglo Iranian Oil Company en 1951 et expulse tous les techniciens britanniques. Il fut renversé par le général Zahedi le 19 août1953 et incarcéré pendant trois ans. Il était considéré comme « l’homme de l’époque » pour, écrit Si Kacem, « ses aspirations à la liberté et son combat contre le colonialisme. Son nom devient synonyme d’héroïsme… ». Il ajoute : « Les peuples d’Orient ont brisé leurs chaînes et ils voient d’un mauvais œil tous ceux dont les faces frémissent de rêves colonialistes ».

– Mohammed Salah Eddine, exceptionnel ministre des Affaires Etrangères d’Egypte dont le slogan était « l’Egypte à l’arabité et à l’Islam ». Il fut conseiller à la Ligue Arabe et un fervent avant-gardiste de sa politique. Il défendit les thèses de son pays avec courage et clairvoyance. C’était le personnage politique le plus estimé d’Egypte.

Si Kacem considérait ces trois Mohammed comme étant « l’écho de la nation musulmane dans son éveil, qui ont tracé la voie et illuminé le sentier au bout duquel se rencontrent la dignité des peuples musulmans et la gloire de l’Islam ».

Ajoutons que Si Kacem connaissait personnellement Mohammed Salah Eddine ainsi que le Général Néguib, héros de la guerre de Palestine en 1948 et 1949. Pour son intégrité, il fut choisi par les hommes du coup d’Etat de 1952. Le 25 juillet, il obligea le Roi Farouk à abdiquer et proclama la République le 18 juin 1953. Le 27 novembre 1954, soit environ 16 jours après l’assassinat de Si Kacem, il fut remplacé par Nasser. Des lettres adressées par le Général Néguib à Si Kacem – qui témoignent d’une haute considération mutuelle – font partie des documents qui ont échappé aux fouilles et aux vicissitudes du temps.

Le 14 mars 1952, il publia un article, qui reste toujours d’actualité, sur la visite de Dhafrallah Khan en Egypte venant d’Ankara, Damas et Beyrouth. Le ministre des Affaires Etrangères pakistanais militait pour la création d’un ensemble militaire au Moyen Orient englobant, outre les pays arabes, le Pakistan, l’Afghanistan, l’Iran et la Turquie. Or celle-ci, explique Si Kacem, refusa « de faire de la politique sur une base confessionnelle même à un faible niveau. Il faut ajouter à cela que la Turquie s’est trop engagée dans l’aventure occidentale puisqu’elle est devenue membre de l’OTAN… », etc. Dans cet article Si Kacem ne dira jamais une chose : c’était lui qui servit d’interprète aux deux parties grâce à sa connaissance du persan. Sayyed Kotb lui emboîte le pas et fait une clairvoyante mise au point sur la position ottomane et de l’excuse avancée pour le refus. (voir son livre « Etudes Islamiques »)

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Il est quasiment certain que ses compagnons algériens étaient, ce qui est normal, au courant de ses activités pour son pays. Quant à celles menées pour le compte d’autres pays, nous ne pouvons nous prononcer.

Voilà l’homme, ses idées et son combat. Il menait son action en symbiose avec les valeurs sur lesquelles il a été élevé. Et puis vint un jour où une directrice d’une école d’Oran portant son nom posa cette question : « Qui fut cet homme? » Personne ne put lui répondre.

Un sentiment d’inachevé plane de manière pesante s’agissant d’un homme qui a achevé son œuvre en donnant ce qu’il avait de plus cher : sa vie à presque 32 ans.

N’oublions pas une précision déroutante : avoir un père de la stature spirituelle du sien, très connu dans le monde musulman, avec toutes les facilités auxquelles il aurait pu prétendre, fréquentant toutes les sphères et les élites de la société égyptienne et notamment politique, religieuse et culturelle peuvent laisser penser que l’homme menait un train de vie fastueux. Il n’en fut rien, tout au contraire. Il survivait grâce aux coupons réponses internationaux que lui envoyait son frère aîné et, dans une situation délicate, une aide lui avait été apportée par un de ses cousins aisé qui fut élève de son père et à qui Si Kacem adressa une épître de 20 vers, le 25 septembre1949, composée sur le mètre dit “El bassit”. Deux mois auparavant, son père à qui il avait fait part de sa situation à travers un poème, lui recommanda, en 12 vers, d’être patient et de garder foi en Dieu comme le fit le Prophète Yacoub (Jacob).

Avant de terminer ces quatre anées passées en Egypte, nous jugeons utile de raconter ce qui suit. A la fin de l’année universitaire 1951 (ou 1952), il s’apprêtait à rentrer à Oran pour ses vacances d’été. Mais il n’y avait pas de bateau à destination de l’Algérie. Des amis égyptiens lui trouvèrent une place sur un navire américain venu effectuer une croisière sur le Nil. Le responsable de la croisière l’accepta à bord. Si Kacem, comme beaucoup d’Algériens, n’ignorait pas que les Etats-Unis pouvaient jouer un rôle dans la décolonisation des pays du Maghreb. Il s’intégra au groupe dont il fut le guide donnant des détails historiques, sociologiques et politiques sur les pays que le navire longeait. En 1932, sur un bateau, parti de Casablanca avec, à son bord, 1400 pèlerins des trois pays du Maghreb, son père organisait tous les jours des causeries religieuses sur le rituel du pèlerinage notamment et dirigeait les prières.

Lors d’une escale dans un port algérien, les Américains remarquèrent l’expression de son visage quand il aperçut le drapeau français flottant sur les bâtiments. Il leur dit : « Dans peu de temps, flottera à la place de ce drapeau, un drapeau algérien ». Le bateau fit escale à Oran. Si Kacem eut le temps d’aller faire préparer des gâteaux traditionnels oranais qu’il offrit à ses compagnons de voyage. De son époque égyptienne et de ce voyage, il reçut beaucoup de lettres de Hollande, d’Allemagne, d’Italie, d’Inde, du Liban, de Suisse, de Grèce et des Etats-Unis émanant de professeurs et de chercheurs notamment. A celles qui arrivèrent après son assassinat, son père se chargea lui-même d’annoncer à tous leurs expéditeurs sa tragédie.

L’été 1953, à cause de ses activités politiques, il rata son examen final et fut retenu pour le repasser à la rentrée universitaire suivante. Il prit ses vacances à Oran. Il se rendait tous les jours chez son ami Mohamed Ben Ahmed, le futur commandant Moussa, récemment disparu, qui tenait un hôtel restaurant au centre-ville.

Au cours de son séjour, une escadre de la Royal Navy avec en tête le porte-avions “The Eagle” (l’Aigle) mouille à Mers El-Kébir. Le Commandant et ses officiers supérieurs, tentés sûrement par la cuisine traditionnelle locale, se retrouvent au restaurant de Ben Ahmed. Si Kacem servit d’interprète. Les Anglais ne s’attendaient pas à trouver des interlocuteurs d’un tel niveau. Ils les invitèrent à visiter le porte-avions. Le lendemain, ils y furent reçus avec les honneurs militaires. Nous sommes absolument certain qu’ils ont été les premiers algériens de l’Histoire à faire une telle visite.

Le retour définitif en Algérie

A l’issue de ses vacances, Si Kacem repart en Egypte. Il repasse ses examens et obtient sa licence en septembre 1953. Il reste au Caire où il continue ses activités pendant un peu plus de six mois. Les autorités égyptiennes lui proposent leur nationalité pour qu’il reste enseigner chez eux. Il refuse. Les Koweïtiens veulent l’engager dans le même but avec des conditions attrayantes. Il consulte son père qui lui conseille de rentrer en Algérie où il y avait beaucoup plus à faire. Ainsi décide-t-il de rentrer au bercail. Le Bureau du Caire lui remit des messages à distribuer à des militants à travers tout le pays. Il les cache dans un poste radio. Il fait le voyage avec un anglo-saxon (?) qui participe à un rallye d’endurance avec une Renault 4CV. En mars 1954, il est à Oran. La famille ne le reverra que très rarement. Il sillonne le pays.

Au cours de ce printemps 54 deux évènements importants interviennent : d’abord en avril, la création du « Comité Révolutionnaire d’Unité et d’Action » (CRUA). Sa coordination est confiée à Mohammed Boudiaf et Mostefa Ben Boulaïd. Il éditera 7 numéros d’un bulletin secret « le Patriote » dont le dernier numéro date du 5 juillet 1954. Le 8 mai, un « petit » général, nommé Vô N’Guyen Giap, écrase les stratèges militaires français à Dien Bien Phu après une bataille de 63 jours. La France est humiliée… Si Kacem est partout en Algérie et nulle part. Un militant d’Oran, Mouloud Hassaïne, le reçoit pour déjeuner chez lui, fin octobre1954. Un autre convive était là : Larbi Ben M’Hidi. Trois hommes, trois statures, une même passion : l’Algérie, une seule arme : la foi, un seul atout : la justesse de la cause.

Le Martyre

Quelques jours après, le monde entier se réveille stupéfait. Des Algériens, dans une synchronisation parfaite, frappent à travers tout le nord du pays. Si Kacem est chez lui en ce premier novembre historique. Il est emmené, dès le lendemain, et à deux reprises, par la DST. Après avoir été interrogé, il est à chaque fois relâché. Le vendredi 5 il reçoit une autre interpellation où il a été retenu pour un interrogatoire jusqu’à une heure tardive de la nuit. Son frère aîné lui pose la question : « Qu’est-ce qu’ils te veulent ? » Il lui répond : « Ils veulent que je leur parle de mes compagnons du Caire et de leurs activités. Mais ils n’obtiendront rien de moi dusse-je y laisser ma vie ». Il tiendra son serment jusqu’au bout. Le 6 novembre 1954, vers neuf heures du matin, la DST se présente à son domicile. Il a juste le temps d’attirer l’attention des siens pour cacher une mallette. Elle fut placée sous l’oreiller de sa mère feignant d’être malade.

Son père et son frère, absents de la maison, ne le reverront jamais plus. On apprendra plus tard qu’il avait été sauvagement torturé à Oran. Enlevé le samedi 6, son père et son frère se présentent le mardi 9 aux locaux de la DST à Sidi El Houari. Là, il leur est répondu qu’il a été transféré à Alger. Ils s’y rendent le 13 et descendent à l’Hôtel des Bains, rue de Chartres. Au Gouvernement Général, on les oriente sur la DST au Climat de France. Après de longues heures d’attente, ils sont reçus par un agent qui les informe que Si Kacem s’est évadé la veille de leurs locaux. Est-ce l’espoir? Ils retournent à Oran et déposent plainte auprès du Procureur pour séquestration qui n’eut jamais de suite. Qu’est devenu Si Kacem entre temps ? On le saura un an plus tard. Mais suivons l’ordre chronologique des évènements :

– Le 30 novembre 1954, « Le Journal d’Alger », appartenant au député d’Alger Blachette, roi de l’alfa et milliardaire, rapporte « une curieuse découverte » d’un cadavre nu, à l’embouchure de l’Oued Hamiz. Il écrit : « Ce cadavre est celui d’un homme petit (1,65 m environ), aux cheveux noirs et à la poitrine velue.(…) Il s’agit certainement d’un Européen, sportif comme en témoigne la musculature impressionnante des cuisses. L’une des jambes est à peu près complètement rongée. La tête est réduite à l’état de squelette. (…) Le corps entièrement nu se trouvait dans un sac de jute de fabrication française. Il était ligoté avec une ficelle de pêche de la grosseur du petit doigt et avec du fil de fer. La ligature commence autour du cou, descend à la taille qu’elle entoure à nouveau avant de nouer les pieds. La corde paraît neuve. Le Docteur Godart qui a examiné le cadavre et qui a procédé à son autopsie a conclu à une mort par immersion. (…) Un poumon en effet est congestionné (…). Le corps a séjourné environ un mois dans l’eau (…). Il a donc vraisemblablement été immergé d’un bateau. Un poids devait lester le cadavre pour le maintenir au fond de l’eau (…). La première brigade mobile, sous les ordres du commissaire Tomi et l’officier de police judiciaire Renavent s’est rendue sur les lieux ».

La découverte de ce corps a eu lieu 23 jours après l’arrestation de Si Kacem et 16 jours après son « évasion » des locaux de la DST. Le Docteur Godart, dans son rapport, note que le corps ne présente pas de traces de circoncision et a été enterré dans une fosse commune au cimetière européen de Fort de l’eau.

– Le 19 janvier 1955, « l’Echo d’Alger » publie un article ayant pour titre : « Parcourant l’Algérie, la Métropole et l’Egypte, Zeddour Mohamed, étudiant, servait d’agent de liaison entre les chefs nationalistes algériens. Le Tribunal Correctionnel le condamne par défaut ». La sentence retenue est : 5 ans d’emprisonnement, 150.000 francs d’amende, 5 ans d’interdiction de séjour et la privation de ses droits civils.

– Le 19 juin 1955, Si Mohammed part à Alger, descend à l’Hôtel des Bains dans l’espoir d’y rencontrer un ancien militant du PPA-MTLD. Le lendemain Si Mohammed fut arrêté au moment où il déposait la clé de sa chambre à la réception. L’un des deux agents qui l’ont arrêté téléphone de l’hôtel au commissaire Tomi devant lequel allait se retrouver Si Mohammed quelques instants après. Après un interrogatoire musclé qui dura quelques heures, il fut jeté, le soir, dans une cellule. Le lendemain, à 15 heures, on lui signifie qu’il était libre et qu’il n’avait pas intérêt à rester à Alger.

– Le 12 août 1955, la Direction d’Alger de l’Administration des Contributions Diverses adressa à la famille un avertissement pour payer la somme de 152.975 francs représentant le montant de l’amende prononcée par le Tribunal Correctionnel d’Alger majorée des frais de justice. L’Administration insista pour se faire payer. Si Mohammed leur dit : « Vous dîtes que mon frère s’est évadé, quand vous l’arrêterez, il vous paiera ». L’insistance de l’Administration était motivée par l’espoir de voir la famille de Si Kacem abandonner ses recherches. Elle ira même plus loin : des personnes se présentèrent au domicile familial annonçant tantôt au père, tantôt au frère que Si Kacem a été vu à Nador, dans les maquis de l’Est etc. Si Mohamed se verra même proposer la somme de 10 millions de francs pour arrêter les procédures engagées…

– 6 ou 7 novembre 1955. Nous sommes à une année de l’enlèvement de Si Kacem. Un homme d’une trentaine d’années, algérien, vient frapper à la porte de la maison de Cheïkh Tayeb El M’Hadji. Il apprend à Si Mohammed que son frère ne s’est pas évadé mais qu’il a été tué puis jeté à la mer. Il lui conseille de prendre contact avec Maître Pierre Popie, avocat à Alger. Cet avocat avait clamé que « l’Algérie française était déjà morte » et avait accumulé trop de dossiers sur les attentats contre terroristes et les tortures dans la Villa des Sources. Il sera assassiné dans son bureau le 25 janvier 1961. Les deux assassins et les deux commanditaires condamnés, seront libérés avec la complicité du colonel Godart le 22 avril 1961 (La guerre d’Algérie, sous la direction de Henri Alleg). Si Mohammed lui donne rendez-vous pour le lendemain matin. Ils se rendent chez Maître Thiers où l’envoyé réitère les révélations faîtes la veille. L’avocat d’Oran contacte son confrère d’Alger auprès duquel se rend Si Mohammed. Une plainte est déposée devant le parquet d’Alger.

– Le 10 novembre 1955, sous le titre « La mort d’un Etudiant », l’Express écrit : « Il y a, à Alger, une affaire en cours d’instruction où des policiers haut placés sont compromis. Il s’agit du meurtre d’un étudiant musulman âgé de 31 ans, Zeddour Belkacem, arrêté le 3 novembre à Oran. On le savait nationaliste. On savait également qu’il venait de faire un séjour au Caire et les services de la Sécurité du Territoire pensèrent s’être emparés avec lui d’un important agent de liaison avec l’Egypte (…) A son arrivée à Alger, l’un des policiers chargés de l’interroger constata que les tortures qu’il avait subies à Oran l’avaient mis dans un tel état de faiblesse qu’il ne pouvait même plus parler. Il conseilla de le laisser tranquille. C’est alors qu’un autre policier le “prit en main”. Après quelques instants, Zeddour Belkacem mourait.

Une mise en scène macabre fut alors organisée pour faire croire à la disparition de Zeddour. Le corps ficelé et mis dans un sac, fut chargé dans une barque, lesté de 70 Kg de plomb et jeté à la mer à 40 Km au large d’Alger. En même temps un rapport était établi par un inspecteur complaisant qui déclarait que Belkacem s’était évadé (…). Malgré l’incurie de l’identité judiciaire (aucune empreinte n’a été prise alors que les mains du cadavre étaient intactes), malgré la complaisance du médecin légiste qui avait conclu à la mort par immersion, les parents de Belkacem furent prévenus, reconnurent leur fils sur les photos de l’identité judiciaire et sont sur le point de se constituer partie civile ».

Ajoutons ceci : le policier qui le « prit en main » s’appelait Longchamps. Une bande magnétique l’atteste. Les personnes qui ont informé la famille de Si Kacem sur son assassinat sont celles-là même qui ont donné les indications précises au journal l’Express. Pourquoi ? La raison en est que la Direction de la Sûreté Générale dépendait du Gouvernement Général de l’Algérie alors que la DST dépendait de Paris. Deux cadres de la Sûreté Générale, Ceccaldi-Raynaud, docteur en droit et Mosca un énarque, avec la collaboration de maître Pierre Popie, formaient un groupe opposé à la nouvelle direction qui était assurée par Pontal et son adjoint Longchamps. Des divergences évidentes et de taille sont à l’origine de cette guerre des polices.

Deux plaintes sont déposées : Une pour l’identification du corps et une contre X. Elles seront suivies de non-lieux.

Sitôt l’assassinat de Si Kacem dévoilé par la presse, des milliers de personnes se présentent au domicile du Cheïkh Si Tayeb pour lui présenter leurs condoléances. Par vagues successives, une marée humaine submergea le quartier de Saint Antoine. Des Fidaiyine d’Oran annoncent au Cheïkh qu’ils allaient déclencher des opérations de représailles. Le Cheïkh les en dissuada et ils obtempérèrent.

« Une drôle de justice » titrait Sylvie Thénault son remarquable ouvrage (Ed. La Découverte, Paris, 2001) qui a inspiré à Gilbert Meynier ce commentaire : « Cette jeune historienne montre comment, dans une guerre cruelle que le pouvoir français refusait de considérer comme telle, les combattants algériens furent traités en criminels par une justice qui accepta de jouer le jeu de l’ordre militaire colonial dans son paroxysme. A l’exception de quelques magistrats, l’appareil judiciaire français accepta sans grands états d’âme, quand ce ne fut pas avec complaisance, son effacement et se rendit coupable d’un déni de justice permanent. (…) A vrai dire, dénis de justice et tortures furent le bouquet final d’une période coloniale où régnèrent en permanence la discrimination et le non-droit ».

La famille adresse cent treize lettres aux élus, au Président de la République, au Président du Conseil, aux ministres de l’Intérieur et de la Justice. Parmi les réponses :

– Celle, écrite le 26 novembre 1955 (Réf 668/SP) par Jacques Soustelle, Gouverneur Général de l’Algérie, suite à celle que lui avait adressée le père de Si Kacem le 23 du même mois. Soustelle informe le Cheïkh qu’il a « prescrit, le 23 novembre, au Procureur Général d’Alger d’ouvrir une information judiciaire relative, en premier lieu, à l’identification du corps découvert près de Fort de l’eau le 30 novembre 1954 ». En donnant l’assurance que rien ne fera obstacle à la manifestation de la vérité, il s’étale sur l’auteur anonyme de l’article auquel faisait référence Cheikh Tayeb El M’Hadji.

– Lettre datée du 15 décembre1955 (Réf SN/CP-5766) émanant du ministre de l’Intérieur, Maurice Bourges-Maunoury et adressée à Pierre Mendès France, ancien président du Conseil et député de l’Eure l’informant qu’il avait «tout spécialement signalé cette affaire à un Inspecteur Général de l’administration, Bardon, qui s’est aussitôt rendu à Alger pour procéder à une enquête ».

– Lettre du 8 mai 1956, adressée par Charles HERNU, député de la Seine à Si Mohamed, accompagnée d’une copie de la lettre que lui a adressée, le 2 mai 1956, François Mitterrand sur « l’affaire Zeddour » et sur laquelle nous reviendrons un peu plus loin.

Le mémoire rédigé par Maître Birnesser, avoué, assisté par maîtres Deville du barreau d’Oran et Popie avocat à la Cour d’Appel d’Alger note :

« Au cours de l’instruction menée par Monsieur le Doyen des Juges d’Instruction d’Alger un fait troublant s’est révélé : La disparition des différents fichiers anthropométriques des empreintes digitales de Zeddour Belkacem ».

« Que cette disparition plus que suspecte devient troublante dès lors que l’on rapproche la formule dactyloscopique des empreintes de Zeddour Belkacem avec celles prises sur le cadavre découvert à l’embouchure du Hamiz ».

« Que l’on est forcé de constater qu’il y a quasi-identité entre ces deux formules dactyloscopiques »

etc.

La famille qui a connu le calvaire est fixée sur le sort de son fils. De même que l’opinion publique et, à ce titre, on se limitera à citer Guy Perville qui rapporte dans son ouvrage ” Les étudiants algériens de l’université française 1880-1962″ préfacé par Charles Robert Ageron (Editions du CNRS) que «la grève du 20 janvier 1956 – de l’UGEMA – était motivée par le sort tragique de Belkacem Zeddour». Son frère entreprit une enquête personnelle. Il retrouve le gardien du cimetière européen de Fort de l’eau, un certain Boukerdous, qui lui confirma avoir, lui-même, enterré son frère. Si Kacem repose dans une fosse commune dans le cimetière cité. Seules des fouilles et des analyses d’ADN pourront situer ses restes.

Au lendemain de la guerre de libération, Pierre Vidal-Naquet publie « La torture dans la République ». Il rappelle notamment : « La torture, et avec elle bien d’autres procédés de répression, des exécutions sommaires aux déplacements massifs de population, ont été couramment employés pendant la guerre qui s’est achevée en 1962. Le fait n’est nié par aucun esprit sérieux mais, précisément, les “esprits sérieux” s’imaginent volontiers que ce qu’ils savent est connu et assimilé par autrui. L’enquête la plus sommaire montre qu’il n’en est rien, et les “esprits sérieux” ont une part de responsabilité dans cette ignorance fort générale. Certes, tous les témoignages possibles et imaginables ont été publiés : témoignages des victimes et témoignages des bourreaux. Tout dernièrement, le plus notoire d’entre ces derniers, le général Massu, a pris la parole et fait l’apologie d’une torture fonctionnelle, comparable à l’acte médical du chirurgien ou du dentiste. (…) Un débat public qui a duré ce que durent les débats publics s’en est suivi. (…) Mais ce qui n’a pas, à mon sens, été traité, c’est précisément l’essentiel, la dimension proprement politique de la torture quand elle est une institution d’Etat ».

Dans le Quotidien d’Oran, du 02 novembre 2000, l’ami fidèle de la famille, Si Abdelkader Maachou, pour lequel nous avons hérité de nos aînés, estime sincère et profond respect, que Dieu lui accorde santé et lui prête longue vie, écrit, à la fin de son article intitulé «Zeddour Kacem : Une lutte et ses racines » : « Que reproche le Tribunal Correctionnel d’Alger à Si Kacem? D’avoir édité en 1947, quand il était étudiant à la Zitouna de Tunis, un bulletin secret “Le Guide” et, quand il était au Caire, d’avoir été l’agent de liaison du PPA ?. Il n’y avait vraiment pas là de quoi assassiner froidement, un haut cadre, et qui plus est, un intellectuel de niveau, dont la famille jouit de la considération générale la meilleure ».

Nous avons signalé, ci dessus, quelques lettres de très hauts responsables français et celle, dans un style lapidaire et oiseux, écrite par François Mitterrand le 2 mai 1956. L’homme qui se réclamait de Jaurès était alors Garde des Sceaux. Il se distingua, sans panache, par la reprise d’un slogan rabâché à l’envi « l’Algérie c’est la France » dont on a usé et abusé et, un peu plus tard par « Chaque Algérien est un Fellagha en puissance et la seule négociation c’est la guerre ». Enfin, on raconte qu’il a failli obtenir la suppression du couplet de « Kassaman » qui interpellait la France. C’est lui qui obtint les pouvoirs spéciaux pour l’Armée où son Ministère était représenté par un Juge, Jean Bérard, chargé de transmettre ses ordres aux autorités militaires et Mitterrand était journellement tenu au courant. C’est lui qui ordonna au cynique Aussaresses de prendre Ben M’Hidi à Bigeard qui, devinant l’issue fatale, fit rendre les honneurs militaires à son prisonnier « le deuxième homme devant lequel il s’est incliné après Ho Chi Minh ». Ce qu’il y a de plus abject, c’est qu’Aussaresses a fait, sans le moindre remords, l’apologie de son œuvre barbare, de la même manière que s’était obstiné Paul Tibets, l’aviateur américain qui a largué les deux bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki – alors que le Japon était déjà militairement vaincu -, à n’exprimer aucun regret espéré et demandé avec insistance par tout le peuple nippon. Enfin, en tant que Président de la République, il réhabilita les généraux de l’OAS…

Il y a dans l’acharnement de la France contre le peuple algérien des raisonsdiverses qui relèvent de la mauvaise conscience : la violation des traités Desmichels et de la Tafna – ce dernier ayant été falsifié par Bugeaud lui-même – signés avec l’EmirAbdelkaderetlatrahisondelaparolefrançaisequiluiaétédonnéedeuxfoisdans la même journée du 23 décembre1847, au milieu de l’après-midi à Sidi Brahim par le Général Lamoricière et à la fin de la journée à Ghazaouet par le Duc d’Aumale, fils du Roi des Français.

Officier durant la conquête de l’Algérie, le lieutenant-colonel de Montagnac écrit à Philippeville le 15 mars 1843 : « Toutes les populations qui n’acceptent pas nos conditions doivent être rasées. Tout doit être pris, saccagé, sans distinction d’âge ni de sexe : l’herbe ne doit plus pousser où l’armée française a mis le pied. Qui veut la fin veut les moyens, quoiqu’en disent nos philanthropes. Tous les bons militaires que j’ai l’honneur de commander sont prévenus par moi-même que s’il leur arrive de m’amener un Arabe vivant, ils recevront une volée de coups de plat de sabre. (…) Voilà, mon brave ami, comment il faut faire la guerre aux Arabes : tuer tous les hommes jusqu’à l’âge de quinze ans, prendre toutes les femmes et les enfants, en charger les bâtiments, les envoyer aux îles Marquises ou ailleurs. En un mot, anéantir tout ce qui ne rampera pas à nos pieds comme des chiens. »

Mais auparavant la France avait connu Aboukir, Trafalgar, Waterloo etc. sonnant le glas de l’hégémonie de Napoléon 1er qui subira, à Sainte Hélène, les pires humiliations anglaises jusqu’à sa mort. Puis il y eut ensuite la débâcle de Dien Bien Phu où GIAP renvoyait tous les stratèges de l’Hexagone à leurs études militaires. La France voulait une victoire, à tout prix. Dès lors tous les moyens qui paraissaient bons devenaient légaux et légitimes. Et ce fut l’horreur qui fera dire à Jean-Paul Sartre en 1962 : « Depuis 7 ans, la France est un chien fou qui traîne une casserole à sa queue et s’épouvante chaque jour un peu plus par son propre tintamarre. Personne n’ignore aujourd’hui que nous avons ruiné, affamé, massacré un peuple de pauvres pour qu’il tombe à genoux. Il est resté debout. Mais à quel prix ! ». Des bêtes immondes furent lâchées sur le peuple algérien. Et c’est de Paris, à partir de bureaux cossus que tout le massacre était pensé, programmé et béni par de notables et respectables responsables.

Je cède, humblement la place à Malek Bennabi qui a décortiqué cette hantise des hommes qui étaient venus généreusement nous « civiliser ». Le 17 juin 1957, il rédige à partir du Caire, une brochure sous le titre « SOS… Algérie » diffusée gratuitement en arabe, en français et en allemand pour servir l’effort de guerre algérien. « Le massacre a aussi son effet de sélection. Dans la forêt incendiée, on veut que le feu dévore certains arbres désignés à l’avance. Au mois de mai 1945, une fureur de massacre s’était abattue sur l’Algérie où elle avait fait plus de quarante mille victimes. Mais on pouvait noter, dans certains des centres touchés comme Guelma par exemple, la disparition quasi totale de l’élément qui savait lire et écrire, c’est-à-dire l’élite dans un pays où l’analphabétisme était la condition générale… Cela répond à des objectifs déterminés. Ce n’est pas le fait du hasard si le vénérable Cheikh Larbi a disparu sans laisser de traces. On a expliqué sa disparition par son refus d’entrer dans les vues du gouvernement français comme “interlocuteur valable”.

« (…) Il faut comprendre les « principes », d’une part, et les nécessités de leur adaptation, de l’autre. Le gouvernement français a certainement compris la nécessité d’adapter les « principes » traditionnels de sa politique à la situation nouvelle créée par la révolution du peuple algérien. Mais « adapter » un principe n’est pas modifier sa nature : il faut simplement lui donner un nouvel aspect plus conforme aux conditions nouvelles.

« Voilà la logique de l’épuration. Donc en même temps que son effet de masse, le massacre a un effet sélectif pour défricher le chemin vers la solution apparente ».

« Jetez la Révolution dans la rue et vous la verrez portée par des millions d’hommes ».

La prophétie de Ben M’Hidi se réalisa. Dans une communion totale, comme il n’en connaîtra jamais plus, le peuple algérien bouleversa toutes les données des plus autorisés des théoriciens. Une page d’or s’écrivit dans la douleur. Dans cet ultime combat, le Cheikh Tayeb El M’Hadji continua le sien : la lutte contre l’ignorance. Et il fera même plus : c’est chez lui que se rendaient les résistants pour faire serment de ne pas se dénoncer quoiqu’il arrive. Au plus fort de la guérilla urbaine à Oran, il fut informé que des rivalités, qui ne présageaient rien de bon, prenaient corps entre deux tendances antagonistes. Il fit venir leurs responsables et les sermonna : un bain de sang, aux conséquences incalculables, fut évité de justesse.

VII. Espoirs

Les mois et les années qui s’ouvrent devant nous, vont connaître une multitude de cinquantenaires que nous avons le devoir de méditer profondément. Il y a là une occasion historique pour restituer ces grandes figures à la mémoire collective, au peuple dont elles sont issues et dont elles ont porté spontanément les espérances jusqu’au sacrifice suprême. Il est impératif que le peuple comprenne que leurs martyrs ne sont pas morts pour rien, car ils ont su et voulu donner un sens à leur combat et à leur sacrifice. Sans risquer de trahir leur esprit, ils étaient assurément épris de révolution et, comme l’a judicieusement rappelé Pierre Rossi, ce « terme qui désigne sans doute, ici comme ailleurs, le désir d’un peuple de ne pas s’oublier, de remonter au contraire aux sources originelles dont il est issu (…) [pour] s’engager dans une véritable reconquête de soi dont les phases, pour confuses qu’elles paraissent, ne doivent pas faire perdre de vue la lumière directrice ».

Les sacrifices des martyrs ont mis fin à la nuit coloniale en permettant au peuple algérien de recouvrer sa liberté et sa souveraineté. Ils étaient conscients que de cette manière seulement, les Algériens allaient renouer avec leur culture et leur histoire longtemps bafouées pour œuvrer à la détermination de la personnalité nationale longtemps étouffée. C’est alors que s’ouvrent les perspectives de l’émancipation de la société algérienne et de sa capacité à construire un système politique performant. Mais c’est déjà un autre débat.

Rappelons enfin qu’à côté de centaines de milliers d’Algériens exécutés, torturés ou handicapés à vie, il y a eu aussi des femmes et des hommes Français, de diverses tendances (hommes d’Eglise, simples citoyens, intellectuels, communistes…) qui ont embrassé la cause algérienne pour l’Honneur de la France. Beaucoup ont connu le sort de leurs frères algériens. « Deux malheurs mêlés font du bonheur » écrivait Hugo…Qu’ils soient toujours vivants ou déjà morts, ils vivent et vivront toujours dans le cœur de tous les enfants éclairés dont ce pays n’a, grâce à Dieu, jamais manqué.

Nous avons déjà dit que Si Kacem est enterré dans une fosse commune dans le cimetière chrétien de Fort-de-l’Eau (aujourd’hui Bordj El Kiffan). Et si Maurice Audin s’y trouvait ?

Notes :

1

Traduit de l’arabe par l’auteur de cette évocation

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