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“Il a un cutter et un Coran à la maison !”

La sonnerie stridente du réveil n’en finit pas de crever le silence qui hante la chambre de Djamel. Il se lève avec l’agilité d’un semi-remorque. Il avance en titubant, le regard boursouflé par des nuits successives d’insomnies. Le café froid de la veille suffit à le réveiller. Il avale un makroute enduit de miel et la moitié d’une Baklawa importée directement du bled par sa mère. Fraîchement diplômé, Djamel pense à son cours de français qu’il doit dispenser à des collégiens de Seine Saint-Denis plus habitués aux joutes verbales des cobayes du ‘’loft story’’, qu’aux dialogues des personnages de son auteur préféré : Molière. Djamel réside dans un studio à Paris situé dans un quartier plutôt classe, loin de sa banlieue multicolore. Il se sent un peu ‘’arrivé’’. Mais en ce matin pluvieux, Djamel nourrit une véritable inquiétude. L’attentat contre les deux tours de New York l’a fait sortir de sa tour d’ivoire. Il se sent subitement relégué à son statut d’éternel immigré en ’’quête d’intégration’’. Le cœur n’y est plus, il a le moral à hauteur des chaussettes et n’a guère envie d’aller parader au collège. Hier encore, il hésitait entre poursuivre avec ses élèves de la 5ème B, l’étude de la pièce de Molière : le Malade imaginaire, ou balancer un arrêt maladie bien réel au proviseur du collège, tout droit sorti d’un wagon avec sa dégaine de contrôleur SNCF. Cette hésitation le taraude, elle est depuis plusieurs jours son dilemme matinal. Djamel est en fait saisi d’un malaise, depuis les derniers résultats de l’enquête des 975 284 agents du FBI. Des indices compromettants ont été découverts auprès des complices des terroristes : ‘’Un cutter et un Coran’’. Que faire ? lui qui possède à la maison un cutter et un exemplaire du Coran. ‘’En cas de perquisition, le lien avec Ben Laden sera automatiquement effectué :’’ conclut-il. Doit-il garder ou pas son cutter et son exemplaire du Coran ? Un choix cornélien pour ce grand amateur de Molière. Djamel se prend la tête entre les mains en gémissant’’ Mais bon sang ! on a pas idée de prendre des cutters pour faire un coup aussi monstrueux ! pourquoi ces kamikazes n’ont- ils pas pris des armes à feux ? ils n’imaginent pas à quel point, ils nous compliquent la vie avec ces maudits cutters.’’. Djamel ne peut contenir son angoisse. Il appelle aussitôt un ami et lui fait part de son immense crainte. L’ami en question qui partageait le même problème de cutters, a auparavant contacté par téléphone deux de ses amis confrontés également au même problème existentiel : ‘’Cutter or not Cutter’’.

’Nous sommes au total quatre à l’image des différents commandos des avions suicides. Nous sommes cuits ! Et si nous étions sur table d’écoute’’ ? renchérit Djamel. Il se ressaisit aussitôt : ’’Inutile de remuer le cutter dans la plaie, je dois garder mon sang froid’’. Djamel ne peut s’empêcher de penser à l’imagination débridée, dont ne manqueront pas de faire preuve certains enquêteurs et journalistes qui vont s’empresser de conclure à la formation d’un commando qui préparait un attentat contre la ‘’World Tour Montparnasse’’. Il se représente dans une salle obscure, froide et enfumée, avec une lampe éclairant son visage et cette question cruciale des enquêteurs assis sur un bureau : ‘’alors comme ça Djamel, on a un cutter et un Coran à la maison ?’’.

Le jeune professeur de français voit déjà sa tronche en première page des journaux avec leurs manchettes empoisonnées. Comment sortir de cette situation kafkaïenne. Il va falloir jouer serrer et justifier l’achat de ce cutter et de l’exemplaire du Coran ! ‘’Je n’ai même plus les factures !’’ remarque-t-il. Pire encore, Djamel possède un vieux jeu vidéo avec un avion qui décolle ! une survivance de ses passions de jeunesse ! Que dire aussi de ce tapis de prière ? Et ces visites à domicile de ses amis dont certains sont barbus, comme son pote Youssef qui porte une longue barbe depuis le jour ou il a perdu l’adresse de son coiffeur. Les voisins sont en plus au courant de ces visites ! ‘’Ne sommes-nous’’ comme le rappelle Claude Imbert dans le magazine le Point : ’’une sourde puissance de la mouvance islamique de plus de 1 milliard d’hommes dans le monde’’. Djamel est saisi d’un vertige. La tête orientée vers le vide, il repense au dispositif ‘’vigi-pirate’’ qui s’est rapidement mué en dispositif ‘’vigi-arabe’’. Avec son teint basané, il a encore eu droit hier à deux contrôles de papiers dans les couloirs du métro.

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Il est affalé dans son fauteuil, les pieds allongés sur la table du salon. Sa main tremblante effleure son front humide. ‘’Je commence à avoir de la fièvre et si c’était la fièvre aphteuse’’ : déduit-il dans un délire soudain. Son regard hagard balaye la pièce et se pose lentement sur les magazines étalés sur un sol en parquet recouvert d’un tapis berbère. Sa vue s’amenuise et devient floue. Il parvient tout juste à déchiffrer la une du Point et de l’Express avec ces titres : ‘’Les fous d’Allah’’ ou ‘’Les islamistes en guerre contre l’occident’’. Son esprit divague, ses pensées tumultueuses s’entremêlent à des hallucinations auditives. Il entend comme des bruits de bottes et des maniements de menottes. ‘’Ca y est ils arrivent’’, ‘’je suis innocent ! à bas les cutters !’’ : hurle-t-il, le visage dégoulinant de sueurs. Il ne manque plus qu’à ce décor de mini-apocalypse de salon, la chanson de Jim Morisson et son fameux refrain : ’’This is the end my friend’’ . Mais Djamel n’a pas l’âme d’un mélomane et sa préoccupation obsédante demeure ce dilemme matinal qui n’est toujours pas réglé. D’une radio branchée sur RTL se dégage la voix du politicien Madelin qui enfonce le clou en parlant ‘’de fascisme islamique’’. Il se sent fourbu. Une douleur au dos lui traverse subitement la colonne vertébrale. Tout lui paraît confus, ‘’rien de plus normal’’ : dit-il en poursuivant son délire :’’ ne suis-je pas un élément de cette fameuse 5ème colonne en France dont nous rabâchent les spécialistes à chaque crise et qui est entrain de s’éveiller.’’

Djamel semble achevé physiquement et mentalement. Cette histoire de cutter l’a scié ! Dans un dernier effort, il se traîne jusque dans la salle de bain. Il se met au niveau de la glace ; le corps raidi présage de sa lucidité retrouvée. Un mouvement brusque de sa nuque s’opère, le reflet de sa figure l’effraie. Depuis plusieurs jours, dans une atmosphère de déprime, il se rase avec une biscotte. Sa barbe se développe sans pour autant atteindre la taille de celle d’Oussama Ben Laden.. Derrière ses paupières mi closes, se distinguent des yeux délavés. La contemplation de soi précipite la décision qui le soulage. Devant son visage complètement livide, et ses cheveux coiffés avec un pétard, il s’exclame : ‘’avec ma tronche d’épave ambulante, si un contrôleur de la sécu débarque, ce gros naze ne pourra que conclure à une maladie’’. Il crève l’abcès à coup de cutter et met un terme à son dilemme matinal. Il n’ira pas en cours. Il enverra son arrêt maladie à l’autre contrôleur de proviseur.

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