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Ibn Taymiyya : une condamnation du soufisme ? (1/2)

Jurisconsulte et théologien hanbalite, Ibn Taymiyya (1263-1328) est une des figures majeures de l’histoire islamique. Il peut, sans conteste, être comparé aux « monuments » de l’histoire islamique, tels Shâfi‘î (m. 820) et Ghazâlî (m. 1111).

L’empreinte de son réformisme politico-religieux se retrouve notamment chez les salafistes, les wahhabites, ainsi qu’auprès des réformistes comme Jamâl al-Dîn al-Afghânî (m. 1897), Muhammad ‘Abduh (m. 1905) et Rashîd Ridâ (m. 1935). Cependant, la pensée d’Ibn Taymiyya ne peut être restreinte aux seuls aspects juridiques et politiques de son œuvre. Replacé dans son contexte historico-politique, Ibn Taymiyya pose, à bien des égards, des questions fondamentales pour l’ensemble de la religion musulmane : foi et raison, éthique et politique, etc.

Toutefois, un des aspects majeurs de son œuvre semble avoir été négligé tant par la recherche académique que par les penseurs musulmans : il s’agit du rapport entre la « Loi » (charia) et la « Voie » (tarîqa). Autrement dit la relation du docteur hanbalite à la mystique musulmane, plus communément appelée le soufisme (en arabe : al-tasawwuf). En effet, le rapport du savant hanbalite au soufisme fait l’objet d’un troublant paradoxe. Il a certes porté des critiques envers certaines doctrines et pratiques soufies, mais il ne s’agissait à aucun moment de jeter l’anathème sur l’ensemble de la mystique musulmane. Pour mesurer le désordre régnant autour de la perspective taymiyyenne du soufisme, il nous suffirait de parcourir les nombreux forums en ligne où les adversaires du soufisme s’illustrent en détournant, hors contexte, les arguments du savant hanbalite pour jeter l’anathème sur le soufisme dans sa globalité.

Cette distorsion n’est malheureusement pas l’exclusivité du grand public. À notre grand regret, la position d’Ibn Taymiyya vis-à-vis du soufisme reste encore un sujet à l’état embryonnaire dans les milieux académiques. Néanmoins, les rares études (1) sur le sujet ont permis de souligner les affinités d’Ibn Taymiyya et de son école hanbalite avec la mystique musulmane.

Une chose est certaine, il n’existe aucun écrit du savant hanbalite condamnant le soufisme en tant que tel (2). Faire du shaykh al-islâm un opposant à la mystique, reviendrait à négliger son acuité d’analyse et sa modération en terme de jugement. Selon Ibn Taymiyya, il ne faut rien rejeter en bloc, et « la seule chose qui soit correcte de faire, c’est [cependant] de juger véridique le vrai et de traiter le mensonge de vain » (3). Plus aveugle fut cependant la condamnation du soufisme par les épigones wahhabites d’Ibn Taymiyya dont le maître à penser, Muhammad b. ‘Abd al-Wahhâb (m. 1792), n’opérait pas de distinction entre les pratiques populaires et celles du soufisme (4).

L’idée d’une opposition intrinsèque entre un sunnisme « orthodoxe », incarné par le savant hanbalite, et la mystique résulte en réalité d’une approche globalisante, qui par un procédé de simplification conduit à présenter les courants religieux comme autant de blocs monolithiques opposés les uns aux autres. D’autre part, il est important de noter que l’« orthodoxie », pas plus que le soufisme, ne désigne une doctrine fixe dans le temps et dans l’espace. C’est pourquoi nous mettrons le terme entre guillemets.

Soufisme et hanbalisme

Le soufisme et le hanbalisme, devenus des composants essentiels du sunnisme, ont tous deux pris forme à Bagdad au IXe siècle. Si l’école juridico-théologique issue d’Ibn Hanbal a souvent été associée à un rigorisme moral et à une « orthodoxie » rigide, le soufisme quant à lui a été identifié à un laxisme moral et à un cheminement personnel. De ce fait, hanbalisme et soufisme ont été considérés comme antinomiques. Ces a priori sur le hanbalisme sont, selon G. Makdisi, imputables aux travaux initiés par l’orientalisme du XIXe siècle. Si ces études ont permis d’esquisser à grands traits, les caractéristiques des mouvements religieux et des doctrines, en revanche, ils ont parfois imposé un dénominateur commun à leurs adeptes.

Loin d’être des blocs monolithiques et figés, le soufisme comme le hanbalisme, sont issus d’un processus complexe remontant à la période formative de l’islam. En outre, une analyse attentive des faits historiques nous montre une grande perméabilité entre hanbalisme et soufisme.

Lors ses recherches sur le mystique Hallâj (m. 922), Louis Massignon (1883-1962) découvrit, non sans étonnement, des liens étroits entre le hanbalisme et la mystique musulmane. Sur la vingtaine de hanbalites impliquées dans la cause de Hallâj, seuls trois le désavouèrent, dont les plus célèbres : Ibn al-Jawzî (m. 1200) et Ibn Taymiyya (m. 1328). L’ami le plus intime de Hallâj fut Ibn ‘Atâ al-Adamî (m. 922) qui était un traditionniste hanbalite et un soufi convaincu. Actif défenseur de Hallâj, il fut exécuté en 922 pour avoir organisé une émeute hanbalite dans le but de sauver son ami. Il est considéré comme un des transmetteurs de Hallâj, qui lui aurait confié ses manuscrits avant son premier procès en 910.

Au cours du procès de 922, vient le tour d’un autre ami hanbalite, le grand chambellan Nasr al-Qushûrî (m. 928), de défendre énergiquement Hallâj. Les travaux de L. Massignon ont permis d’ouvrir de nouveaux horizons de recherche quant à l’école hanbalite, injustement délaissée pendant plusieurs décennies. Poursuivant les intuitions de son mentor, G. Makdisi fit la découverte de chaînes initiatiques (silsila) soufies incluant de nombreux hanbalites, dont Ibn Taymiyya, mettant ainsi en lumière de nouvelles affinités entre le hanbalisme et la mystique (5).

Ibn Taymiyya a commenté plusieurs écrits mystiques, dont ceux du soufi hanbalite ‘Abd al-Qâdir al-Jîlânî (m. 1166) ; l’un des maîtres de ce dernier, Hammâd al-Dabbâs (m. 1130), bénéficiait d’une grande estime auprès du shaykh al-islâm. Cette attitude contraste avec celle du hanbalite Ibn ‘Aqîl (m. 1119) qui, deux siècles plus tôt à Bagdad, avait sévèrement critiqué Dabbâs, lui reprochant de pratiquer un soufisme suspect (6). Un siècle plus tard, c’est au tour d’Ibn ‘Aqîl de faire l’objet de critiques de la part du hanbalite Muwaffaq al-Dîn b. Qudâma (m. 1223).

Ce dernier lui reproche ses tendances rationalistes. Quant à ‘Abd al-Qâdir al-Jîlânî, si vénéré par Ibn Taymiyya, il fut l’objet d’une réfutation dirigée par le hanbalite Ibn al-Jawzî (m. 1200), dans un ouvrage qui ne nous est pas parvenu. Par ailleurs, Ibn Taymiyya suspectait le soufi hanbalite al-Ansârî al-Harawî (m. 1089) de duplicité. Cette attitude du savant damascène vient à son tour contraster avec celle de son disciple Ibn Qayyim al-Jawziyya (m. 1350), auteur d’un commentaire des Manâzil al-sâ’irin d’Ansârî et à qui Ibn Qayyim portait une grande admiration. Les appréciations paradoxales émises par les docteurs de la Loi, à propos des soufis, illustrent parfaitement cette « orthodoxie » à géométrie variable.

Ibn Taymiyya et les soufis 

Avant d’aborder la position du docteur hanbalite vis-à-vis de la mystique, il est important de noter que « soufisme » est un terme synthétique qui, dans sa réalité historique, comprend une riche palette de types spirituels donnant lieu à diverses doctrines et pratiques (7). À l’époque d’Ibn Taymiyya on dénombre, à Damas, pas moins de neuf groupes majeurs assimilés au soufisme (8) : on y trouve tout aussi bien les « mystiques excentriques » que les partisans de la mystique spéculative, sans oublier les soufis modérés de la très estimée confrérie Qâdiriyya, à laquelle Ibn Taymiyya semble avoir été affilié (9).

Plusieurs éléments de la biographie du savant hanbalite indiquent que le soufisme n’est pas un phénomène étranger à la famille Taymiyya. En effet, son ancêtre le shaykh Fakhr al-Dîn (m. 1225) était en contact avec le fameux soufi hanbalite Muwaffaq al-Dîn b. Qudâma (m.1223), avec qui, il entretenait des correspondances régulières (10). Fakhr al-Dîn était surtout célèbre pour sa sainteté et son ascèse, au point où certains de ses biographes le rangèrent parmi les abdâl. Un autre Fakhr al-Dîn b. Taymiyya (m. 1272), cousin du père de notre théologien, semblait pour sa part, proche des milieux mystiques de Damas.

En effet, Ibn Kathîr rapporte que celui-ci mourut en 1272 dans un couvent soufi (11). Ibn Taymiyya avait également un certain nombre de disciples soufis, dont ‘Imâd al-Dîn al-Wâsitî (m. 1311), – le « Junayd de son temps » selon les propres termes du shaykh al-islâm – Muhammad b. Rabâtir (m. 1318), le shaykh ‘Alî al-Mahârifî (m. 1327) et le shaykh ‘Abdallâh Ibn Mûsâ al-Jazarî (m. 1325) (12) ; tous des hanbalites. À ceux-là nous pouvons ajouter, le nom de ‘Abd al-Rahmân b. Mahmûd al-Ba’lî (m. 1333-4), « un soufi qui suivit à Damas l’enseignement d’Ahmad b. Taimîya et de ‘Imâd al-Dîn al-Wâsitî » (13). Hormis les disciples, Ibn Taymiyya eut également des compagnons soufis, dont le shaykh ‘Alî al-Maghribî (m. 1348), « un soufi qui menait une vie toute de piété et d’ascèse » (14).

Nous terminerons cette liste, qui pour être exhaustive, nécessiterait une étude à part entière, avec son fameux disciple Ibn Qayyim al-Jawziyya (m. 1350), dont le commentaire des Manâzil al-sâ’irîn d’al-Ansârî (m. 1089) constitue, selon H. Laoust, « le chef-d’œuvre de la littérature mystique dans le hanbalisme » (15).

Cependant, le rapport du shaykh al-islâm au soufisme ne se limite pas à ses contemporains. « Nombreux sont au contraire les auteurs soufis dont il a connu, médité ou admiré les œuvres […] – il nous dit lui-même que le Qût al-qulûb [d’Abû Tâlib al-Makkî] était une de ses lectures favorites » (16). Par ailleurs, il fait l’éloge de nombreux soufis, qu’il qualifie de maîtres « orthodoxes » (mashâ’ikh ahl al-istiqâma), parmi eux : Fudayl b. ‘Iyâd (m. 803), Ibrâhîm b. Adham (m. 777-78), Abû Sulaymân al-Dârânî (m. 830), Ma‘rûf al-Karkhî (m. 815), Sarî al-Saqatî (m. 867), Junayd (m. 910), Hammâd al-Dabbâs (m. 1131) et ‘Abd al-Qâdir al-Jîlânî (m. 1166) (17). La vénération d’Ibn Taymiyya pour ce dernier est si grande qu’il le qualifie de « pôle des connaissants » (qutb al- ‘ârifîn) (18).

Dans la seconde partie de cet article, à paraître prochainement, nous verrons que les écrits d’Ibn Taymiyya, saisis dans leur contexte historique, témoignent non seulement d’une doctrine favorable à la mystique mais s’en trouvent fortement influencés.

Notes :

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(1) Liste non exhaustive des études académiques concernant Ibn Taymiyya et le soufisme : George Makdisi, « Soufisme et Hanbalisme dans l’œuvre de Massignon », Centenaire de Louis Massignon : Le Caire …1983 (1984) : 79-85 ; George Makdisi, « The Hanbali School and Sufism », Hamadard Islamica, no. 11 (1974) : 61-72 ; George Makdisi, L’islam hanbalisant (Paris : Geuthner, 1983) ; George Makdisi, « Ibn Taimīya : a ṣūfī of the Qādiriya order », American Journal of Arabic Studies, no. 1 (1973) : 118-129 ; Thomas Michel, « Ibn Taymiyya’s sharḥ on the Futūh al-ghayb of ʿAbd al-Qādir al-Jīlānī », Hamdard Islamicus IV, no. 2 (1981) : 3-12 ; Th. Emil Homerin, « Ibn Taimīya’s al-ṣūfīyah wa-al-fuqarāʾ », Arabica, no. 32 (1985) : 219-244 ; Jean R. Michot, Musique et danse selon Ibn Taymiyya (Paris : Vrin, 1991) ; Eric Geoffroy, « Le traité de soufisme d’un disciple d’Ibn Taymiyya : Aḥmad ʿImād al-dīn al-Wāsiṭī (m. 711/1311) », Studia Islamica, no. 82 (1995) : 83-101.

(2) Pour un aperçu des doctrines soufies incriminées par Ibn Taymiyya, voir Henri Laoust, « Le réformisme d’Ibn Taymiya », Islamic Studies I, no. 3 (1962) : p. 32-34.

(3) bn Taymiyya, Maǧmūʿ al-fatāwā, éd. ʿAbd al-Raḥmān b. Muḥammad b. Qāsim (Beyrouth : Muʾassasat al-risāla, 1978), t. XI, p. 434 ; cité dans Yahya Michot, Les saints du Mont Liban (Beyrouth : Albouraq, 2007), p. 56.

(4) Esther Peskes, « The wahhābiyya and sufism in the eighteenth century », dans Islamic Mysticism Contested : Thirteen Centuries of Controversies and Polemics, Frederick De Jong and Bernd Radtke. (Leiden : Brill, 1999), p. 153 et 159.

(5)Makdisi, L’islam hanbalisant, p. 54.

(6) George Makdisi, Ibn ʿAqīl et la résurgence de l’islam traditionaliste au XIe siècle : (Ve siècle de l’hégire) (Damas : Institut français de Damas, 1963), p. 376, n.1 et p. 383, n. 1.

(7)Pour une typologie spirituelle du tasawwuf, voir Eric Geoffroy, Le soufisme en Égypte et en Syrie sous les derniers Mamelouks et les premiers Ottomans : orientations spirituelles et enjeux culturels (Damas : IFEAD, 1995), p. 283-360.

(8)Louis Pouzet, Damas au VIIe-XIIIe siècle : vie et structures religieuses d’une métropole islamique, 2e éd. (Beyrouth : Dar el-Machreq, 1991), p. 207-243.

(9)Makdisi, « Ibn Taimīya : a ṣūfī of the Qādiriya order ».

(10)Henri Laoust, Essai sur les doctrines sociales et politiques de Taḳī-d-Dīn Aḥmad b. Taimīya : Canoniste ḥanbalite né à Ḥarran en 661/1262, mort à Damas en 728/1328 (Le Caire : IFAO, 1939), p. 8.

(11) Henri Laoust, « La Biographie d’Ibn Taimīya d’après Ibn Kaṯīr », Bulletins d’Etudes Orientales, no. IX (1942) : p. 116.

(12) Pouzet, Damas au XIIIe siècle, p. 236.

(13)Henri Laoust, « Le hanbalisme sous les Mamlouks bahrides », Revue des Etudes Islamiques, no. 28 (1960) : p. 50.

(14) Ibid., p. 65.

(15)bid., p. 68.

(16) Ibid., p. 35.

(17)Makdisi, « Ibn Taimīya : a ṣūfī of the Qādiriya order », p. 127.

(18)Voir Ibn Taymiyya, Al-Istiqāma (Médine : Ğāmiʿ al-imām Muḥmmad b. Saʿūd, 1983), t. 1, p. 85.

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