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Comme Carthage, il faut détruire Bagdad

Bagdad, que Washington se prépare à détruire, n’est plus, pour nous, qu’une ville symbole, sans menace pour personne. Tout comme l’était devenue Carthage lorsqu’elle fut détruite par Rome. Totalement désarmée, Carthage ne constituait plus la moindre menace pour Rome. Bagdad, elle aussi désarmée, sérieusement parlant, a-t-elle jamais constitué une menace pour Washington ? Mais tout comme il fallait pour Rome détruire Carthage, il faut pour Washington détruire Bagdad, pour les mêmes raisons, selon le même scénario, avec le même cynisme, la même arrogance et une similitude presque parfaite dans le moindre détail du déroulement des événements. Jugeons en : la destruction de Carthage, opérée en deux temps, fut confiée par le Sénat romain à deux Scipion : le second, fils adoptif du premier, acheva le boulot commencé par son père. La destruction de Bagdad, fut aussi, en un premier temps, confiée par le Sénat américain à Bush le père. Le second Bush, cette fois vrai fils du premier, se prépare lui aussi à achever le boulot commencé par son père. Suivons maintenant le déroulement des événements pour en marquer les similitudes.

En 202 av. J.-C., par sa victoire à Zama, Scipion le Père, dit l’Africain, qui s’était assuré le concours des princes numides locaux – ayons ici une pieuse pensée pour nos princes arabes aujourd’hui, et célébrons pour eux la Prière de l’Absent ! – a mis fin à la puissance militaire de Carthage qui fut totalement désarmée : elle livra tous ses blindés, pardon, tous ses éléphants ; de sa puissante flotte, elle ne garda qu’une dizaine de navires, et dut s’engager à payer une indemnité de 10.000 talents (il n’y avait pas encore de pétrole à partager), échelonnés sur 50 ans.

En 153 av. J.-C., Rome dépêcha à Carthage une Commission d’Enquête dont la présidence fut confiée à Caton. Il n’y avait encore ni Blix, ni Wasp ni Conseil de Sécurité. Mais comme Washington, Rome tenait à la légalité. L’Occident, en effet, a nous dit-on, des principes, des principes et des valeurs à faire respecter et à défendre au besoin par le recours à la force mise au service de la paix, ce que Carthage n’avait évidemment pas. Caton constata donc que Carthage était redevenue une menace pour la paix. Il en fournit la preuve. Comment ?

Il n’était pas un Blix. Il était plutôt un Colin Powell. On peut l’imaginer, Plantu aidant, le visage courroucé et les sourcils froncés. Proprement scandaleux ! Carthage n’avait pas respecté les conditions qui lui avaient été dictées par le Sénat romain, juste réplique – admirable permanence ! – du Sénat américain et du Conseil de Sécurité réunis. Des preuves, il en trouva et il en apporta. Devant le Sénat ahuri il les montra : une figue toute fraîche, signe indubitablement menaçant pour la paix, et preuve accablante du non respect des conditions imposées par la vénérable institution romaine. Devant le Sénat dûment convaincu il termina son rapport d’enquête par le fameux Delenda est Karthago (Carthage doit être détruite).

Ce jour un dogme, pensé et non dit, de tous les potentats en pleine puissance est né : le redressement des autres est toujours en lui-même une menace potentielle qui exige et justifie une guerre préventive. Washington en est convaincu. De là découle sa logique de super et unique puissance présente, dont Rome avait donné, dans le passé, un si probant exemple qui permit à la Pax Romana de régner durant des siècles ? A coup sûr la Pax Americana y trouve inspiration et justification.

Carthage se raccrocha cependant à la paix, non pas avec la force, mais avec l’illusion du désespoir. Elle dépêcha à Rome un émissaire du nom de Banno. Polybe (v.200 – v. J.-C.) lui prête ce discours : « Il n’est plus temps de discuter la question de droit. A cette heure les Carthaginois ne s’adressent plus qu’à la pitié des Romains. Ils n’en sont pas indignes. Pendant de longues années ils avaient observé le traité de Scipion et ils viennent de se soumettre à tout ce qu’on avait exigé d’eux. »

Devant ce discours pathétique, le Sénat resta de marbre. La figue toute fraîche était une preuve si flagrante de la mauvaise volonté de Carthage qu’il ne restait plus qu’une option : la guerre. C’est ce qu’espérait Colin Powell en présentant, le 5 Février au Conseil de Sécurité, des preuves non moins accablantes de la duplicité de Bagdad. Il n’eut pas le même succès. Mais faisons-lui confiance, la guerre, il la fera.

Charles André Julien écrit : « Trois ans durant (149 – 146), comme une bête forcée, Carthage fit tête aux chasseurs, avec une vigueur que le Sénat n’avait pas prévu dans son plan. » Même les femmes sacrifièrent leurs cheveux pour en tresser des cordes pour les catapultes. Alors Rome trouva son Bush le Fils. Ce fut Scipion Emilien, fils adoptif de Scipion l’Africain : il acheva le boulot du Père. L’histoire a quelquefois de bien intrigantes similitudes ! Des permanences peut-être ?

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La population fut exterminée jusqu’au dernier. La ville fut livrée aux flammes 10 jours durant. Sophonisbe, femme du chef carthaginois Hasdrubal qui s’était rendu, pour échapper à l’humiliation, parée de tous ses bijoux, se jeta dans les flammes. Le sol de la ville, labouré et semé de sel, fut déclaré maudit. Les princes numides disparurent et les dieux de Rome remplacèrent ceux de Carthage. Un très beau djihad, comme les Musulmans n’en ont jamais fait. Bush, Berlusconi et la Fallaci peuvent vanter la supériorité des Valeurs Occidentales. Pour que ces valeurs triomphent : Delenda est Bagdado.

Or, Bagdad, la ville des Mille et Une Nuits, nourrit notre imaginaire et alimente notre fierté. C’est à cela que Bush en veut. Car comme menace, elle est encore moins que la figue de Caton. Elle est le symbole de notre apport à la culture et à la civilisation universelles. Même si elle n’a plus rien de sa splendeur passée, Symbole, elle reste. Son souverain le plus prestigieux, Al-Rachide (786-809), est dans toutes les mémoires. Il est notre Charlemagne, avec lequel il était d’ailleurs en contact. La détruire, c’est s’en prendre sciemment à un symbole, nous avilir, et dénote la volonté préméditée et consciente de briser le ressort de notre relèvement et de notre dignité. « 1700%, c’est le taux d’accroissement des actes anti-arabes et anti-musulmans aux Etats-Unis en 2001, par rapport à 2000, selon Human Right Watch . »

Le site de la capitale des Abbassides, fondée par Al-Mansour, plonge ses racines dans les couches les plus profondes de la civilisation et de la culture humaine. Bagdad figure dans un document de l’an 1.800 av. J.-C., document qui remonte à l’époque d’Hammourabi. « Les architectes dressèrent les plans de la nouvelle capitale dès 758. Mais la construction ne commença qu’en 762. Al-Mansour donna à Bagdad le nom de Ville de la Paix (Madînat al-Salâm). Tel fut son nom officiel, que l’on retrouve sur les monnaies et dans les documents administratifs . »

Autour de la nouvelle capitale se trouvait la cité impériale, la « Ville Ronde » d’un diamètre de 2352 m., traversée par deux axes perpendiculaires, avec une porte monumentale de marbre et de dorures : Bâb al-Dhahab. Mais « la gloire de la Ville Ronde était le dôme vert, de 48,36 m. de haut, qui dominait le palais avec un cavalier au sommet. Il s’écroula en 941 par une nuit de tempête . » Tous nos poètes, dont les poèmes sont gravés dans nos mémoires, avaient exalté sa beauté, avec ses splendides palais ornés de somptueuses décorations sur les portes, ses maisons bourgeoises d’un luxe inouï et toutes pourvues de bains, ses milliers de mosquées et de bains publics – 1500 recensés en 993 – deux institutions inséparables par les exigences du culte, ses merveilleux jardins qui les faisaient rêver, et sa verte campagne : ils la qualifiaient de « paradis terrestre. »

A son apogée, sa population cosmopolite, où se mêlaient tous les immigrés de la terre, comptait 1.500.000 âmes. On y parlait toutes les langues, et on y coudoyait toutes les ethnies et toutes les confessions. Benjamin de Tudèle, qui visita la ville en 1171, y trouva 40.000 juifs qui possédaient 10 écoles. Mais Bagdad, qui donna à l’humanité l’un des meilleurs exemples de ce que peut produire la liberté intellectuelle et le métissage culturel, fut surtout un prodigieux creuset de civilisation. Il va de soi qu’on ne peut tout citer. L. Leclerc écrit : « Le IXe siècle ne s’écoulera pas que les Arabes n’aient en leur possession toute la science de la Grèce, ne comptent parmi eux des savants de premier ordre., et ne montrent dès lors, pour la culture des sciences exactes, une aptitude que n’eurent pas leurs initiateurs, désormais dépassés . » Et Marc Bergé note : « Les Arabes, par un travail de recherche persévérant et critique, allaient faire gagner quelques siècles au renouveau futur de l’Occident chrétien, et c’est à la splendide ville de Bagdad qu’échut l’honneur d’être le premier creuset d’une science renouvelée . »

Frapper Bagdad c’est frapper notre honneur et notre culture. C’est aussi la poursuite de la politique du cynisme, de l’arrogance et de l’hégémonie. Bush l’Oriental le Père, c’est Scipion l’Africain le Père ; nos princes arabes furent pour lui ce qu’étaient les princes numides pour son devancier ; la Commission Blix est la réplique, ou presque, de la Commission Caton ; le pétrole, c’est la figue ; Bush le Fils, c’est Scipion Emilien, aussi le Fils, avec mission, dans les deux cas, d’achever le boulot commencé par le père. Même visée à plus de deux millénaires de distance : Delenda est Kartha-go/Delenda est Bagdado. Même discours et même but : Pax Romana/Pax Americana. Comment ne pas saisir la continuité dans le projet, et la similitude dans les procédés ?

Votre calcul cynique, Monsieur Bush, part du postulat que l’histoire se répète toujours à l’identique pour celui qui a la force de l’infléchir. Parole d’historien, pas si sûr ! N’ouvrez pas si vite la boîte de Pandore. Il peut en sortir des surprises pas forcément agréables pour vous. Je ne vous parle pas morale. Pour vous, sornette pour les autres, pour la galerie, et, au besoin, pour une bonne conscience achetée au Bon Marché. Mais pensez à un Viêt-Nam, pas nécessairement même mouture, un Viêt-Nam à une échelle plus grande, non géographiquement discernable et saisissable, une guerre de cent ans et plus s’il en faut et jusqu’à justice soit faite. Réfléchissez-y ! Croyez-moi. En histoire on ne sait jamais pour qui sonne le glas. C’est le seul argument qui pourrait peut-être vous convaincre. La Corée du Nord est votre meilleure élève. Elle sait vous parler, pas dans le langage de Banno et des bébés irakiens auquel vous êtes insensible, et soyez sûr, elle fera école, sans votre bénédiction, et par vos erreurs.

1- Actualité des Religions, n° 45, Janvier 2003, p. 37.
2- Marc Bergé, Les Arabes , éd. Lidis, Paris, 1978, p. 98.
4- Encyclopédie de l’Islam, I, 922. Histoire de la médecine arabe, Paris, 1876, I, 92.
5- Op. cit. 323-324.

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