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“Ce que je crois…” : le dernier livre de Tariq Ramadan

Le dernier livre de Tariq Ramadan, Ce que je crois…, paraît au début du mois de mars. Il s’agit d’une édition nouvelle de ses entretiens avec le Professeur Jacques Neirynck. Dans cet ouvrage, publié par les éditions suisse Favre, Tariq Ramadan répond, de façon continue et pédagogique, à toutes les questions sensibles : les principes fondamentaux de l’islam, la sharia, le droit islamique, les châtiments corporels, la peine de mort, les femmes, la laïcité, le foulard, etc. Cette édition est agrémentée d’une préface originale où Tariq Ramadan reprend les éléments du débat actuel et revient, entre autres, sur les questions de l’antisémitisme et du « moratoire » qui ont fait couler beaucoup d’encre ces dernières semaines.

Nous vous présentons ici, avec la dédicace, un court extrait de la préface :

Pour un dialogue franc et ouvert…
Aux concitoyens de mes enfants,
A la classe politique française en général,
A Cécilia et Nicolas Sarkozy en particulier

Préface (extraits)

Des questions

Cet entretien n’est pas un dialogue interreligieux, ni non plus une compilation de pensées désordonnées et disparates. Lorsque nous nous sommes rencontrés avec le Professeur Jacques Neirynck, nous avions une exigence et un souci communs : d’une part, faire un ouvrage pédagogique et ouvert au grand public et, d’autre part, prendre soin de n’éviter aucune question sensible concernant l’islam et le monde musulman contemporain. Pour ce faire, Jacques Neirynck, professeur et chercheur réputé, homme politique et romancier, a fait le choix de se transformer en intellectuel-journaliste et de me « soumettre à la question ». C’était le but du jeu, l’exigence de notre rencontre et l’objectif premier du présent ouvrage. Au-delà des prises de position de mon interlocuteur, notamment sur le catholicisme (et qui ont parfois fait réagir les représentants du clergé), ce qui comptait surtout était de mieux faire connaître l’islam, son histoire, ses courants de pensée, la diversité de sa civilisation autant que la richesse de son histoire. Les premiers chapitres traitent donc de l’histoire, de la foi, de la spiritualité et de la pratique avec l’idée d’offrir une idée plus claire concernant ces données factuelles. Dès le troisième chapitre, nous entamons des discussions de fond sur les questions actuelles : la femme, la « shari’a », les thèmes de la philosophie occidentale et islamique, pour terminer sur les défis de la présence des musulmans en Occident. Autant de sujets délicats, passionnés et de nature, si nous n’ouvrons pas le débat de façon raisonnable, à creuser encore davantage le fossé d’incompréhension qui de plus en plus semble séparer l’Occident du monde de l’islam et, plus gravement, de ses propres citoyens musulmans européens et nord-américains.

Des réponses

Les lecteurs trouveront ici un certain nombre de réponses. Elles ne sont pas représentatives de « l’islam » ou de tous les musulmans. D’autres lectures, traditionaliste ou littéraliste, existent et dont les représentants ne se reconnaîtront pas dans les pages qui suivent : il faut impérativement garder à l’esprit la diversité des interprétations qui traverse les différentes communautés musulmanes de l’Orient et de l’Occident si l’on ne veut pas entretenir une vision caricaturale de la réalité ou verser dans un angélisme trompeur. Il reste néanmoins que la très grande majorité des musulmans occidentaux sont en train de vivre une véritable révolution intellectuelle nourrie par une représentation d’eux-mêmes et de leurs responsabilités historiques revivifiées grâce aux opportunités et aux nouveaux défis qui se présentent à eux. Citoyens d’Etats démocratiques, bénéficiant d’une éducation de plus en plus poussée, indépendants, critiques tout en voulant rester fidèles à une foi, à une éthique et à une tradition, de nouvelles générations de femmes et d’hommes font leur apparition sur la scène sociale et politique des pays occidentaux. (…)

De nouvelles générations : l’Europe a changé, la France également

Au demeurant, on ne les y attendait pas aussi vite, aussi nombreux… aussi libres. Pratiquants ou non, on les a tellement enfermés dans une origine, « Arabes » ; tellement catégorisés sous un label, « d’origine immigrée » ; que la simple prise de conscience qu’ils étaient désormais des citoyens ordinaires a été perçue par une majorité de leurs concitoyens comme une revendication de fait, la volonté d’imposer une présence considérée comme « moins paisible » que celle des pères et des mères qui étaient des travailleurs, étrangers, discrets, souvent soumis… toujours à l’écart. Refusant tout paternalisme, s’opposant au communautarisme social, au racisme et aux différents types de discriminations (emploi, habitat, éducation, etc.) ; ils entament une véritable marche hors des ghettos intellectuels et sociaux dans lesquels des décennies de politiques déficientes de « l’intégration » les avaient enfermés. Ils se libèrent, ils occupent un nouveau terrain et de fait… ils font peur, ils inquiètent. Que veulent-ils, qui sont-ils… que cherchent-ils ?

Les citoyens européens, et parmi eux de façon plus tangible encore les Français, ont l’impression que leurs pays respectifs ont changé. Tous ces étrangers, ces Arabes, ces Turcs, ces musulmans et cet islam dont on parle tous les jours… avec la vague impression, difficile, crispante et, au fond sincère, de n’être plus chez soi. Un sentiment de fragilité vient se marier à la crainte et à l’insécurité ambiantes : désormais, seuls sont entendus ces musulmans qui « parlent comme nous », qui disent « les vérités qui nous rassurent », qui ont des noms étrangers, certes, mais qui « sont comme nous » , corps et âmes et vêtements. Ils peuvent bien ne pas être représentatifs, être instrumentalisés politiquement, jouets de politiques électoralistes ; qu’importe, ils offrent cette impression rassurante de venir « de ces milieux », de parler « de l’intérieur « tout en étant « à notre image ». Ils sont l’ « Autre » intégré, assimilé… blanchi. Une perspective de victoire.

Et pourtant ! Des millions et des millions de nouveaux citoyens musulmans ne se reconnaissent pas dans cet avenir. Ils respectent la loi commune, ils sont citoyens, ils sont français et estiment qu’ils n’ont pas à nier ce qu’ils sont pour se faire accepter par ce qui est désormais leur pays et leur société. De leur côté, ils ont l’impression que le pluralisme auquel on les invite est une véritable entreprise d’assimilation et d’uniformisation. Comme si être européen ou français voulait dire, de fait, être moins musulman, moins visible… moins soi. Après des décennies d’une présence qui a tant contribué à construire la société, ils devraient prouver et prouver encore qu’ils « s’intègrent ». (…)

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Et si la majorité des Français se trompait ?

On peine à voir en Europe et en France les évolutions qui traversent les communautés musulmanes. Il s’agit pourtant bien d’une petite révolution. Une révolution silencieuse mais dont les bouleversements sont profonds et conséquents. La visibilité des jeunes générations musulmanes est de plus en plus évidente : dans la société, sur les lieux de travail, à l’école, à l’université, dans les milieux culturels, dans les medias, dans les clubs sportifs ou autres. Cette visibilité récente est accueillie par un sentiment très mitigé et souvent on craint le « phénomène communautaire », le « communautarisme » selon le terme consacré en France. Or, à l’inverse de ce que pense la majorité des Français, c’est exactement le contraire qui est en train de se passer : les musulmans sont, nous l’avons dit, en voie de sortir des ghettos, ils commencent à se faire plus présents, plus audibles, plus revendicateurs aussi car leurs droits légitimes sont souvent bafoués. Le processus sera long, difficile, crispant, mais il est déjà en branle : des femmes et des hommes revendiquent leur citoyenneté et leur appartenance à la France et désirent être respectés en tant que tels. Pratiquants ou non, ils refusent que l’on continue à parler « d’intégration », « d’origine immigrée » ou autres : ces temps sont révolus et même s’il existe encore des « Arabes ou musulmans de service » prêts à faire le jeu de tel ou tel parti, ils se présentent, eux, en tant que consciences libres, autonomes et critiques.

On se trompe. La très grande majorité des populations ne se reconnaissent pas aujourd’hui dans les mouvements type « SOS Racisme » ou « Ni putes ni soumises » et ce non pas parce que les revendications qu’ils avancent sont infondées ou erronées. Bien au contraire. Le problème tient essentiellement au positionnement de celles et de ceux qui parlent au nom des habitants des banlieues : pendant vingt ans, depuis la Marche des beurs, ces populations ont assisté à l’instrumentalisation de leur cause par des « représentants » en service commandé de certains partis ou alors plus soucieux de leur réussite politique personnelle que des véritables réformes sociales. Au bout du compte, que reste-t-il des marches, des mobilisations et des concerts ? Pas grand chose si ce n’est la « réussite » parcimonieuse de quelques « Arabes » ou « intégrés » aux noms exotiques, alibis de toutes les déficiences et manœuvres politiciennes. L’important « crédit sympathie » que les médias offrent à ces mouvements sensés présenter l’alternative et la mobilisation des banlieues de même que l’adhésion naturelle qu’ils suscitent dans un large public ne sauraient cacher les réalités d’un échec, profond, durable, continué. Les méthodes d’interventions dans les cités sont à revoir du tout au tout : imposer des modèles de comportement, façonner des leaders artificiels, intervenir par le haut et faire parler des représentants « marionnettes de partis » a fait long feu. Il faut désormais compter sur des politiques de proximité et travailler sur la représentation de soi, de l’autre, de la société ; parier sur la démocratie participative et rétablir des zones de droit et de confiance. L’islam n’a rien à voir avec ces fractures sociales et la religion n’est pas en cause lorsque l’on fait l’analyse des problèmes de terrain. Il demeure néanmoins que le matraquage médiatique quotidien qui finit par donner une image aussi négative de l’islam et des musulmans ne peut qu’avoir des conséquences sur la représentation que les populations marginalisées ont d’elles-mêmes. On ne peut pas entretenir un discours collectif aussi lourd de suspicion à l’endroit d’une religion et de ses fidèles et supposer que ceux-ci vont s’épanouir sans crispation ni ressentiment. Pourtant, il semble bien que les dynamiques les plus prometteuses pour demain viennent des populations auxquelles on accorde aujourd’hui peu de crédit, voire que l’on soupçonne du pire. Ces citoyennes et citoyens français qui revendiquent leur appartenance à l’islam sont en train de faire un travail important et de l’intérieur. Elles/ils sont audibles parce qu’à aucun moment, elles/ils ne donnent l’impression d’utiliser la banlieue comme marchepied politique. Le travail effectué pendant près de vingt ans porte peu à peu ses fruits et une génération de nouveaux citoyens est en train d’apparaître : loin des feux médiatiques, mais tellement proches des réalités du terrain, il faudra compter avec eux, les femmes autant que les hommes, bon gré mal gré. (…)

La responsabilité des musulmans

Je ne cesse de le répéter depuis des années, la responsabilité des musulmans est immense. Ils doivent refuser l’attitude victimaire, la position défensive et l’enfermement communautaire et/ou communautariste. Si les réactions sont si vives aujourd’hui à leur égard, c’est justement, nous l’avons dit, parce qu’elles/ils sortent des ghettos. Le brouhaha médiatique, les débats politiques passionnés, l’émergence d’un nouveau racisme et de l’islamophobie auraient naturellement tendance à pousser les musulmanes et les musulmans à se recroqueviller, à faire profil bas, à disparaître ou alors à tenir des propos de circonstance en disant ce que l’on a envie de leur entendre dire, à devenir les « bons » Arabes et de « gentils » musulmans… Certains ont même décidé de se faire adouber politiquement. En France le parti socialiste a son SOS Racisme et ses Ni putes ni soumises alors que certains à droite s’appuient sur le Conseil Français du Culte Musulman et ses Conseils régionaux… Chacun ses pions, chacun sa stratégie, chacun son électorat. Mais à l’heure où se mettent en scène ces parades politiciennes et symboliques, les réalités demeurent : une religion stigmatisée, des espaces sociaux de ghettoïsation et de discrimination inadmissibles, des exclusions, de la violence, de la souffrance. Que peut-on espérer ?

L’avenir appartient à ces nouveaux citoyens qui dérangent. Femmes et hommes, ils sont libres et revendiquent désormais leur indépendance et leur droit à prendre la parole partout, devant n’importe qui et sur n’importe quel sujet de société. Des femmes d’un type original qui refusent les discriminations faites au nom de l’islam, qui se libèrent de la tutelle des pères, des frères et de la culture mais qui refusent dans le même temps les diktats de l’uniformisation ou de l’assimilation aveugle. Voilées ou non, elles travaillent de plus en plus ensemble, rejoignent des mouvements sociaux et féministes et revendiquent d’être entendues, elles, directement et sans intermédiaire masculin, « blanc », ou « Français(e) de souche ». Elles bousculent, elles interpellent… on n’a pas l’habitude. Il faudra bien les entendre pourtant et ce sera à elles désormais de s’exprimer toujours plus et d’occuper le terrain de l’expression réelle autant que symbolique.

De la même façon, les acteurs associatifs (les citoyens français de confession musulmane qui, pratiquants ou non, sont souvent renvoyés à leur origine, à leur culture et à leur religion) commencent à prendre langue avec de plus en plus de partenaires de la société civile. On refuse encore d’en faire l’analyse dans la société française mais les participations répétées de ces acteurs aux manifestations contre la guerre en Irak (en phase avec la majorité des Français et en soutien à la position du gouvernement), au Forum social européen et, plus discrètement et sur le plus long terme, au sein des dynamiques locales… sont autant de signes de changements profonds dans la nature et la qualité de la présence des musulmans en Occident. Les choses vont vite et la responsabilité des musulmans reste entière : c’est à eux de créer des espaces de confiance en tenant des discours clairs et en s’engageant positivement dans les luttes nationales et internationales pour le droit et la justice. Sans esprit partisan, sans démarche sélective. Le soupçon, nous le voyons tous les jours, ne disparaîtra pas du jour au lendemain… la route de la confiance mutuelle est longue, difficile, astreignante, jonchée de heurts et de blessures ; mais elle est incontournable et, au demeurant, salutaire pour tous puisqu’elle impose la modestie et l’écoute.

Depuis mon article sur « Les (nouveaux) intellectuels communautaires », la pression médiatique n’a pas cessé. Pendant plus de quatre mois, les articles, portraits, enquêtes et émissions se sont multipliés. L’accusation d’antisémitisme ne tenait pas et il était clair qu’il n’y avait pas de « liste » (sinon pourquoi toutes les organisations qui en général attaquent en justice les auteurs de ces pratiques ne l’ont pas fait à mon encontre ?). On a alors déplacé le propos : on a cherché du côté de mon grand-père, de mon frère, de ma filiation, de mon inconscient familial, de mes relations imaginées et de mon « double discours ». Une véritable tempête médiatique a donné corps à ce que certains journaux ont appelé « l’affaire Tariq Ramadan ». La crispation était tangible, les esprits échauffés, les réactions à fleur de peau : chacun y est allé de son commentaire et dans l’avalanche mes positions revendiquées, mes livres, mon engagement de terrain sont passés par pertes et profits. A quoi bon lire ou écouter… La même surdité s’est installée. D’aucuns ont suivi le mouvement et sont désormais persuadés de ma duplicité et de mon « double discours » ; d’autres ont été interpellés et ont pris le temps de lire et de discuter. Alors que la passion dans laquelle s’est enfermé le débat sur l’islam en France a aveuglé tant d’esprits, ces derniers se sont ouverts et ont refusé les procès en sorcellerie, les caricatures et les jugements hâtifs. Ils ont refusé d’écouter sans jugement critique ceux qui criaient au danger en dissimulant des visées politiciennes peu avouables. Ils ont compris qu’au-delà de ma personne et de ce que je pouvais représenter, le problème était plus profond, bien plus complexe, et touchait la société française en sa réalité la plus sensible : pour aujourd’hui et pour demain, la vraie question est de savoir si les Français sont prêts à accepter le fait que leur société a changé et que leurs concitoyens, « d’origine immigrée », « de confession musulmane », ont les mêmes droits au respect, à la parole, à la justice et à la dignité. Le droit fondamental à la confiance. A l’heure de la suspicion – du déni de droit au délit de faciès – l’histoire retiendra que comme les résistants d’hier sont la dignité de la France d’aujourd’hui ; les nouveaux citoyens libres d’aujourd’hui, qui revendiquent leurs droits malgré les critiques et le rejet, seront l’honneur de la France plurielle de demain.

À Genève, à Paris

Février 2004

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