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“Case Départ” : quand le cinéma français échoue à raconter l’Histoire

Après une semaine seulement d’exploitation en salle, le film comique français “Case Départ” a été vu par plus de 570’000 spectateurs. Un joli succès populaire donc pour le trio de réalisateurs (Fabrice Eboué, Thomas N’Gijol et Lionel Steketee). Pourtant, certaines associations appellent à boycotter le film, dont le contenu est jugé offensant. Qu’en-est-il objectivement ?

Dans cette sorte de “Visiteurs” inversés et transposé aux Antilles, on suit les aventures de Régis et Joël (interprétés par Eboué et N’Gijol), deux demi-frères n’ayant en commun que leur père antillais, qui se retrouvent sous l’effet d’une malédiction propulsés en pleine période de l’esclavage et de traite négrière. C’est à partir de cette situation de “départ” improbable que s’enchaînent alors les scènes rocambolesques, infiltrées d’un discours qui se veut conscient de l’Histoire sans être moralisateur, et qui a pris le parti de faire passer un message grâce à l’humour.

De plateau télé en plateau télé, les deux comédiens assurent la promotion de leur première réalisation en citant abondamment Desproges (“on peut rire de tout, mais pas avec n’importe qui”, etc). Ils nous expliquent que “Case Départ” est un projet réconciliateur. Malheureusement, il ne suffit pas d’ajouter quelques épices antillaises à la version historique des vainqueurs pour faire passer la pilule. Car il ne faut pas s’y tromper, il s’agit bien là de la version historique des vainqueurs, de ceux qui considèrent que la “case départ” de l’Histoire des Noirs fut l’esclavage, comme si la genèse de l’Homme Noir avait eu lieu ex-nihilo le jour où l’Homme Blanc voulut en prendre possession. Mais c’est loin d’être tout, le titre de cette production cinématographique niant toute histoire antérieure des Noirs n’étant que le premier des nombreux outrages de “Case Départ”.

Le plus grave des impairs que commet “Case Départ” est certainement l’étrange relativisme historique qu’il cherche à établir. Le spectateur, au travers des tribulations des deux protagonistes, est invité à abandonner son référentiel contemporain pour adopter la posture et la perspective “de l’époque”, lui permettant ainsi – paraît-il – de mieux comprendre les motivations, les enjeux et les conséquences de cette page maudite de l’Histoire. Il s’agit donc de “conscientiser” à propos du fait qu’il y aurait des bons et des méchants partout, que l’esclavagisme est un crime odieux à moitié épongé par la sincère ignorance des esclavagistes de la nature humaine des Noirs, qu’il ne peut servir d’alibi ni à la négation de ses propres racines, ni à l’enfermement dans une sphère communautariste.

Dans l’une des scènes finales de “Case Départ”, le propriétaire terrien Jourdain affranchit deux esclaves en remerciement de la vie sauvée de son fils par Régis et Joël. Le message porté par cette scène est accablant : la victime a dû mériter sa liberté en récompense, et il la doit à la magnanimité du coupable. La conclusion du film ne sauve rien : de retour à leur époque, Régis et Joël ont été changés par cette expérience, parce que, oui, c’est aux descendants seuls des esclaves d’ajuster leur comportement au vu de la mémoire ravivée alors que la République, elle, peut s’épargner toute remise en question. Pour alléger la sordide vérité historique, le scénario fait le pari osé de narrer l’esclavage sur le ton de l’humour. Il paraît que l’on appelle cela “dédramatiser”. Or, pour dédramatiser il faut déjà avoir dramatisé voire surdramatisé, et force est de constater qu’en France, en 2011, nous ne nous retrouvons pas ici dans ce cas de figure. Si l’humour est un mode de communication des plus subtils, permettant de transmettre les messages les plus nuancés, son utilisation requiert plus que de l’habilité narrative ; elle requiert une vision claire et éclairée, sans quoi le discours se transforme au mieux en une moquerie de mauvais goût et au pire en une abjecte insulte.

Notamment, l’humour ne saurait être approprié pour conter des histoires dont le conscient et l’inconscient collectif n’ont pas encore intégré la substance dramatique. Le cinéma connaît certes quelques exemples réussis de comédies sur fond de crime contre l’humanité, notamment “Le Dictateur” de Charlie Chaplin et “La vita e bella” de Roberto Begnini. Or, tout ce qui rendait ces deux oeuvres appropriées est totalement absent pour “Case Départ”.

Sans l’existence antérieure d’une conscience collective à propos de l’ampleur de la tragédie conséquente du nazisme et du fascisme, conscience collective s’étant construite entre autres par la production d’oeuvres artistiques majeures au ton grave, les jeux enfantins de Begnini à l’intérieur d’un camp de concentration n’auraient jamais été autre chose qu’une démonstration vulgaire. Quant au “Dictateur”, chef d’oeuvre satirique, il doit sa force et sa pertinence au fait qu’il piétine symboliquement le bourreau en le ridiculisant, sans jamais se rire du sort des victimes. Donc, s’il existait en France une certaine filmographie sur l’esclavage et la traite négrière, il aurait pu être imaginable qu’un projet tel que”Case Départ” ne tombe pas à plat.

Or, le cinéma français – tout comme l’art français en général, d’ailleurs – est vierge de toute production décente sur le sujet de l’esclavage et de la traite négrière. Les très rares documentaires sur le sujet, tel que “La Montagne Verte” (1951) chantant les louanges de Schoelcher, aiment bien parler du Blanc qui libère les Noirs et ne traitent que sommairement de la révolte des Nègres Marrons ; un peu comme si en Afrique du Sud on tressait des lauriers à Frederik de Klerk et on laissait Nelson Mandela tomber dans l’oubli. Triste exception culturelle : peu de nations à part la France n’ont aimé ignorer à ce point leur passé le plus sombre. Le cinéma allemand a su restituer l’horreur absolue du IIIème Reich (“Les assassins sont parmi nous”, “La voie de garage”, “La Chute”, “Le ruban blanc”) et le cinéma italien a explicité la violence extrême des deux décennies de la république fasciste de Mussolini (“Amacord”, “Salò ou les 120 jours de Sodome”, “Vincere”).

Le cinéma russe, qui pourtant n’avait pratiquement jamais connu d’autre fonction que celle de projeter sur les écrans la propagande soviétique, s’est mis depuis à peu près une décennie à narrer l’intérieur des goulags (notamment le très remarqué “Kray” d’Alexei Utshitel). Un pays comme la Serbie que l’on préjuge parfois indifférent au sujet du conflit yougoslave a enregistré la plus forte affluence pour un film serbe avec “Les beaux villages brûlent en beauté” qui dépeint le basculement progressif vers la haine, la violence et le goût du sang de jeunes soldats serbes durant la guerre de Bosnie. C’est par exemple avec “Même la pluie” que l’Espagne revient sur la conquête espagnole des Amériques aux dépens des peuples amérindiens. Et est-il besoin de rappeler qu’il n’existe probablement pas le moindre fait de l’Histoire des Etats-Unis, y compris les plus honteux (le génocide amérindien, l’esclavage, la ségrégation raciale, la guerre du Vietnam, etc), qui n’ait pas été traité par le cinéma américain sous au moins dix angles différents, des plus discutables aux plus courageux ?

Pourquoi une telle omerta dans le cinéma français ? Pourtant, la volonté de porter l’esclavagisme à l’écran a bien dû exister un jour ou l’autre en France. Dieudonné a traîné pendant plus d’une décennie un projet cinématographique sur le Code Noir pour lequel il n’a jamais trouvé le financement nécessaire, mais il n’a pas été le seul à voir ses plans échouer avant d’avoir réellement commencé. Alors que le cinéma engagé ultramarin (principalement antillais et martiniquais), bien qu’abordant abondamment les questions relatives à l’identité et à la mémoire de l’esclavage, n’a jamais bénéficié d’une distribution sur les écrans de la métropole, la littérature des plus proéminents écrivains d’Outre-Mer n’a jamais inspiré les scénaristes d’aucun grand studio de production français.

L’amer constat, c’est que ce désintérêt ne semble que traduire un sentiment de négation général, dans une République où aucune personnalité d’Outre-Mer n’a jamais occupé le moindre ministère si ce n’est des rôles de second plan au Ministère de l’Outre-Mer et où l’enseignement des faits, malgré la loi Taubira de 2001, est encore très sommaire et pris à la légère. Les Antilles, la Martinique, la Guadeloupe ou la Nouvelle-Calédonie, pour le cinéma français, c’est de bien jolis plages, des accents fleuris, pour en mettre plein les yeux aux spectateurs en manque d’exotisme dans la grisaille du quotidien, mais c’est à peu près tout.

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Dans ce contexte désolant, il est totalement indécent que la seule et unique référence cinématographique à l’Histoire française de l’esclavage à laquelle ait accès le public soit une comédie. Supputons dès à présent que faute de mieux, dès la rentrée prochaine les enseignants d’Histoire seront invités à visionner en classe cette parodie de film identitaire. On se réjouit d’ores et déjà d’un programme scolaire qui confie aux humoristes la mission de parler aux élèves de l’esclavage ; et pourquoi pas un jour de la guerre de Vendée, du massacre de la Saint-Barthélémy ou de la guerre d’Algérie ?

A ce conservatisme généralisé, s’ajoute un autre étrange phénomène : la mollesse face à cette situation des Noirs de France, qu’ils soient ultramarins ou africains. Que des personnalités noires prêtent toute leur énergie à l’aboutissement d’un projet comme “Case Départ” est en soi matière à réflexion. Que le film ne semble être que très marginalement décrié et boycotté par les minorités noires de France est matière à inquiétude. En effet, en très grande majorité le film a été bien accueilli par les spectateurs. Comme si à tous les niveaux les minorités historiques de France étaient frappées du syndrome de Stockholm : bafouées et fières de l’être.

Alors on se dit que peut-être, Eboué, N’Gijol et Steketee ne pouvaient pas se permettre autre chose que ce film, conscients que la France, ce n’est pas la patrie des Spike Lee militants, des Forrest Whitaker oscarisés ou des Will Smith superstars au-delà de toute catégorisation raciale. “Puisque nous ne pouvons pas risquer de froisser les Blancs, rions de bon coeur avec les Blancs dédouanés du malheur passé des Noirs”, semblent-ils nous dire.

Le Noir qui ne rit pas est un réactionnaire, un communautariste, un empêcheur de paix sociale ; il ne sait pas réserver son indignation pour les choses qui en valent la peine, c’est-à-dire celles qui affligent le Blanc. Cette soumission aux diktats du Blanc est dérangeante. Le Noir ou l’Arabe deviennent plus blancs que le Blanc ; l’écrivain Marc-Edouard Nabe parlait de “Pieds-Blancs”, d’autres parlent de “bounty”, cette barre de chocolat noire à l’extérieur et blanche à l’intérieur : il faut rire du malheur de ses propres ancêtres plus fort que tous les autres si l’on veut être un bon Français.

Non pas qu’il faille faire l’apologie de la logique de confrontation entre communautés, mais le rapport égal et pacifié entre humains qui partagent une même nation devrait rendre possible l’évocation du passé commun sans avoir recours à des stratégies de contournement des points qui fâchent et qui pèsent encore sur l’héritage collectif. Le simple fait qu’aujourd’hui, une telle évocation est impossible en France à propos de la traite des Noirs est la preuve de l’échec de l’humanisme français. Mais pouvait-il en être autrement quand les piliers idéologiques de cet “humanisme” sont la pensée jamais remise en cause et jamais déchue de son piédestal d’hommes comme Voltaire, autant philosophe des Lumières que businessman esclavagiste ?

Plus d’un demi-million d’entrées en une semaine. Les deux acteurs de “Case Départ”, issus du système D pour Noirs et Arabes de la reconnaissance artistique qu’est le Jamel Comedy Club, n’auraient, il est vrai, eu que très peu de chance de faire de l’audience s’ils ne s’étaient pas rendus coupables de ce bradage de mémoire. Après tout, l’équipe des “Indigènes” n’a-t-elle pas dû aussi revoir ses ambitions à la baisse, quand Djamel Debbouze, Roshdi Zem et consorts nous ont conté une jolie fable où des Arabes et des Berbères sont prêts à mourir pour libérer la France coupable de bien peu de choses au-delà du fait de refuser de leur servir des tomates à la cantine ou d’acheminer leurs lettres d’amour aux Françaises, occultant au passage l’écoeurante raison première pour laquelle elle a formé, entraîné et armé ces bataillons indigènes, qui était de mater les rebellions dans les colonies françaises, oubliant aussi de mentionner que le 8 mai 1945, il n’y a guère qu’en métropole qu’on fêtât la victoire des Alliés, puisque au même moment, à Setif et à Guelma on massacrait.

Malgré ces manquements manifestes, les 2h08 du film de Rachid Bouchareb ont eu le mérite de réussir là où malgré des décennies d’efforts avaient échoué des associations de vétérans, des historiens et des politiciens, lorsque Chirac annonça l’égalisation des pensions entre anciens combattants français et étrangers, preuve s’il en était besoin que si le septième art s’inspire de l’Histoire, il peut parfois en retour influencer l’Histoire, d’où l’importance d’un cinéma conscient de ce qu’il peut impliquer lorsqu’il aborde des sujets aussi sensibles encore jamais portés à l’écran.

Hélas, “Case Départ” n’a que peu de chances de déclencher ce genre de reconnaissance rétroactive, au vu de son caractère émotionnel très faible en comparaisons avec “Indigènes”. Il est possible pour une nation de se libérer du pire, d’”exorciser” les épisodes les plus sombres de son Histoire grâce aux efforts conjugués de la classe politique, des historiens, des artistes et de la société civile. A l’âge de la culture de masse, ces cinéastes qui disent “jamais plus” occupent une place de choix dans ce chemin vers la réconciliation, vers un dépassement des clivages de couleur ou d’origine pour mieux vivre ensemble.

Du lourd passé de la France découle en grande partie la fresque complexe de ses relations tant avec l’Afrique, qu’avec ses minorités africaines et ses citoyens ultramarins. L’échec des élites politiques à honorer la mémoire commune (preuve en est le très décrié discours de Dakar de 2007 du Président Sarkozy) ne laissait guère le choix aux artistes que de ne pas faillir à cette tâche.

Malheureusement, “Case Départ” n’a fait que confirmer cet échec non seulement à cause d’éléments intrinsèques au film, mais surtout parce qu’au final, il ne fait que souligner le désintérêt du cinéma français pour un pan entier de l’Histoire de France. Constat accablant, plus de 160 ans après l’abolition de l’esclavage.

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