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Affaire des caricatures : les “impensés” d’une crise

Dans cette affaire des caricatures, qui n’en finit pas de secouer le monde, les actions et réactions s’enchaînent sur fond de colères et de controverses, de telle manière que les tenants du dialogue ont le sentiment de n’avoir que des seaux d’eau pour éteindre un incendie attisé par des hordes de pyromanes. Il parait chaque jour plus difficile d’inviter les parties en présence à prendre le recul nécessaire pour analyser cette « crise » avec des outils adéquats. La façon dont les choses sont observées et expliquées dans la plupart des médias tendrait à nous ramener -une nouvelle fois- à l’opposition irrémédiable entre deux entités culturelles : « le monde occidental » et le monde dit « arabo-musulman ». Quand le premier assumerait la liberté d’expression comme droit fondamental, le second est donné pour la limiter au nom du respect des croyances. Quand l’un, laïc ou sécularisé, ne s’offenserait plus des satires anti-religieuses, l’autre est voué à l’embrasement pour défendre une identité hors d’atteinte.

A penser ainsi les choses, beaucoup oscillent entre un universalisme qui voudrait que les valeurs des uns soient les valeurs de tous les autres, et un relativisme (voire : un culturalisme) privilégiant un respect des systèmes propres à chaque société et à chaque culture. Limiter les positions à ces deux choix, c’est croire que la ligne de rupture entre les sociétés repose sur des différences de valeurs entre deux systèmes culturels qui seraient exclusifs l’un de l’autre. Or, exprimer son indignation devant un acte vécu comme une offense n’est pas nécessairement rejeter la liberté d’expression, liberté à laquelle aspire tout homme ou tout peuple.

Croire que liberté d’expression et respect des croyances religieuses seraient inconciliables, c’est renvoyer dos à dos deux univers de sens sans voir que ce qui les sépare n’est pas le non partage de valeurs, mais une différence dans la « hiérarchie » de ces valeurs, ou plutôt dans la position de celles-ci les unes vis-à-vis des autres. Car qui dit hiérarchie dit priorité, et qui dit priorité dit jugement. Or, juger que la liberté d’expression est plus importante que le respect des croyances, ou inversement, est toujours le fruit d’une position idéologique, philosophique, voire morale, qui ne peut prétendre à la vérité absolue. Parler de position des valeurs, c’est seulement dire combien le jeu des régulations entre elles est fluctuant selon les itinéraires historiques, sociaux et cognitifs des sociétés. Les sociétés dites « arabo-musulmanes » d’aujourd’hui, qui n’ont pas les mêmes parcours historiques que les sociétés « occidentales », notamment sur la question du « sacré », ne peuvent (pour l’instant…) penser la liberté d’expression dans un cadre qui ne préserve pas la foi, cela d’autant plus que la fonction identitaire de cette foi se retrouve « suractivée » par les développements géopolitiques de ces dernières années.

Ces sociétés dites « arabo-musulmanes » peuvent d’autant plus difficilement penser sereinement la liberté d’expression qu’elles se sont retrouvées brutalement confrontées à un déluge d’images caricaturant le prophète de l’islam. Il est difficile de comprendre la réaction du « monde musulman » sans introduire une réflexion sur la place de l’image dans la tradition scripturaire musulmane. Lequel considère, d’un point de vue théorique, toute figuration d’un être vivant comme une tentative de mimer le geste du Dieu Créateur. Contrairement au catholicisme qui voit dans l’image une médiation vers le divin, l’islam (comme le protestantisme ou le judaïsme d’ailleurs) refuse la représentation, mais sans jamais penser ce refus. C’est là un impensé de ces traditions dans des sociétés qui sont de plus en plus travaillées par l’impact des images. L’absence même de représentation en vient à signifier les limites de l’humain dont l’entendement ne saurait ni contenir, ni exprimer, ni épuiser totalement le divin. C’est en ce sens qu’elle est une sorte de « fétiche ». Il est alors fort probable que la projection très rapide d’images caricaturant le prophète ait été vécue par les musulmans comme une violence qui les dépossède de leur figure de référence. Mais la crise que l’on connaît aujourd’hui peut s’avérer féconde si elle met le doigt sur cet impensé pour qu’il n’en devienne pas « impensable », et ouvrir à ces traditions religieuses la possibilité d’un travail éthique et théologique sur cette question de « représentation ».

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A cet impensé religieux répond un autre impensé : celui de la liberté de la presse dont la nature doit être repensée en rapport avec le contexte globalisé d’aujourd’hui. Alors que tout le monde est soumis aux mêmes images, tout le monde n’a pas les mêmes cadres de connaissance, ni le même langage, qui lui permettent de les décrypter de manière identique. Ne pas tenir compte de ces cadres de perception, c’est faire l’impasse sur des psychologies et des traditions très différentes. Dans cette affaire des caricatures, les musulmans se sont retrouvés mis en scène dans un cadre de perception qui n’est pas le leur et s’en sont trouvés heurtés.

Le malentendu s’avère d’autant plus grand que deux systèmes se font la sourde oreille depuis des semaines, sans même se rendre compte qu’ils reposent sur le même triangle anthropologique défini par Mohammed Arkoun qui le fonde sur les liens intimes entre sacré, vérité, et violence. Toute société dans son développement engage des processus de sacralisation qui sanctifient ses principes, valeurs ou interdits qu’elle soutire à l’interrogation. La liberté sacrée des uns, LEUR vérité donc, se heurte à la figure sacrée, entre toutes, pour d’autres : celle-là même qui fonde aussi bien Leur vérité historique, morale et éthique. Dès lors, la défense intransigeante de ces vérités ne se fait pas sans violence puisqu’elle heurte ce qui constitue, pour les uns et les autres, un périmètre sacré.

Ce triangle anthropologique est au cœur des récents événements. Il fait partie de ces impensés majeurs qui rendent la lecture des événements périlleuse et le monde plus indéchiffrable. Les concepts utilisés, lourdement investis par les imaginaires, nous cantonnent à des débats de surface. Les concepts sont incapables de prendre en charge, en les théorisant, les changements, et partant, de conjurer les craintes qu’ils inspirent. Dès lors la réalité sociale s’en trouve entièrement reconfigurée par des discours, notamment médiatiques, qui érigent les sujets en catégories essentialisées. C’est pourquoi il est plus que jamais nécessaire de réfléchir ensemble à un nouveau langage commun permettant une sortie de crise. Ne pas tenir compte de ces impensés, imaginaires ou systèmes de perceptions, c’est nourrir la vision d’un dialogue avec le « monde musulman » qui serait au pire impossible, au mieux difficile.

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