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Abdellali Hajjat : « Une des caractéristiques de l’injonction à l’intégration, est l’obligation pour le dominé d’oublier son passé »

Doctorant en sociologie à l’ EHESS/ ENS, Abdellali Hajjat est l’auteur du livre « Immigration postcoloniale et mémoire » aux éditions l’Harmattan.

Comment expliquez-vous historiquement en France cette injonction à l’intégration ?

Il faudrait d’abord définir ce que signifie ce terme. L’injonction à l’intégration est la « sommation », l’« obligation » pour les héritiers de l’immigration postcoloniale de s’intégrer pour pouvoir participer pleinement à la citoyenneté française, ce qui est vraiment irritant : pourquoi s’intégrer lorsqu’on est né et qu’on a toujours vécu en France ? A partir de quel moment est-on intégré ? A quoi doit-on s’intégrer ? On retrouve aujourd’hui cette injonction à travers plusieurs canaux. Par exemple, lorsqu’un étranger fait une demande naturalisation en vue de l’acquisition de la nationalité française, il doit passer par un entretien d’assimilation, doit faire la preuve de sa « francité », même si on ne sait pas trop ce que cela veut dire. Mais cette injonction s’exprime tous les jours, à l’école (la prohibition du port du voile étant une des formes les plus violentes), au travail, dans les médias (comme pendant la guerre du Golfe de 1991), bref, tout l’espace public et politique porte en lui cette « sommation ».

Historiquement, cette injonction est étroitement liée à la construction nationale française. En effet, elle s’est caractérisée par la volonté, de la part des groupes dominant le territoire, d’une véritable homogénéisation de la nation (à l’époque, les « autres » sont les Bretons, les Occitans, et autres « patois » locaux). La nation française n’a pas existé en tant que tel, comme s’il existait une continuité entre « nos ancêtres les Gaulois » et la France moderne. Cette continuité est une fiction nationaliste, parce que la nation française est le fruit d’un processus de « nationalisation », qui a marqué une rupture avec la Révolution française, et qui a connu une apogée sous la 3ème République. La nationalisation de la France est allée de pair avec une domination culturelle (le Français de la bourgeoisie parisienne), et les groupes dominés devaient s’assimiler, se transformer pour faire partie de la nation. Ainsi pour être citoyen français, il faut être « français », c’est-à-dire « culturellement » français, ce qui n’est qu’un euphémisme pour ne pas dire « racialement » français. Ainsi citoyenneté (l’exercice des droits et devoirs du citoyen) est liée à la nationalité (les attributs « culturels » d’un individu). En fait, l’injonction à l’intégration correspond à la nécessité de faire allégeance : il faut accepter les conditions des dominants pour faire partie du jeu. L’injonction à l’intégration est la solution indispensable pour la nation française pour résoudre un paradoxe insoluble sans elle : l’homogénéité culturelle est « menacée » par ces « autres » étrangers, il faut donc les assimiler pour résoudre ce « problème ». Nous héritons aujourd’hui de cette logique assimilationniste de la construction nationale française, et elle se combine avec la logique propre du rapport colonial.

Quel sens donnez-vous au terme intégration ?

Le mot intégration est polysémique et chacun met un peu ce qu’il veut à l’intérieur. Mais on peut retracer la généalogie du mot, et étudier les usages qui en est fait. Le mot intégration, dans le discours politique et médiatique, est arrivé dans le « marché symbolique » dans un contexte bien précis. Il vient succéder à d’autres termes qui ont perdu leur « valeur » sociale et politique : adaptation (des nouveaux ouvriers à l’ordre capitaliste et urbain du 19ème siècle), insertion (à l’entreprise) ou assimilation (des colonisés à la métropole). Ce dernier a perdu sa valeur à cause des connotations coloniales. Au moment de la remise en cause de l’ordre colonial, en particulier par le début de l’insurrection indépendantiste en Algérie, justifier la politique française en Algérie par une politique d’assimilation était devenue anachronique. C’est vers 1955 que Soustelle, nouveau gouverneur général d’Algérie, affirme que « la France a fait un choix : celui de l’intégration ». Ainsi, le concept d’intégration est venu légitimé la continuité de l’existence l’Algérie française.

Pour ce qui est du sens, assimilation signifie, de manière idéale, le passage de l’altérité totale à l’identité totale (au sens de identique). L’intégration était censée définir ce même processus mais dans le « respect des cultures ». En fait, il existe une continuité de sens entre assimilation et intégration, et donc une continuité entre période coloniale et période postcoloniale. Pour ma part, je refuse d’utiliser ce terme pour comprendre la situation des héritiers de l’immigration postcoloniale, sauf pour l’analyser comme tel. La logique intégrationniste se base sur au moins trois mécanismes : 1) elle établit une frontière entre deux cultures (pour ne pas dire « race », ou « religion ») supposées être radicalement « différentes » ; 2) elle construit une hiérarchie entre ces cultures, l’une étant supérieure à l’autre ; et 3) elle veut que la culture « inférieure » disparaisse en s’assimilant à la culture inférieure (c’est le versant « assimilationniste »), ou bien, en fonction du contexte historique, elle accepte la « différence » mais une différence toujours inférieure et séparée (versant « ségrégationniste »).

Vous abordez dans votre ouvrage, la question de la mémoire. Y a-t-il justement une mémoire collective des populations issues de l’immigration ?

J’essaie d’avoir une approche sociologique de la mémoire collective. Ce qui veut dire que je ne considère pas qu’il existe, a priori, une mémoire collective, mais qu’il s’agit de quelque chose qui se construit par les individus. Une mémoire collective est une construction sociale qui existe lorsqu’un groupe d’individus tend à avoir un même rapport au passé, les mêmes références historiques, et qui agit sur ces individus comme une forme de norme sociale dans la vie de tous les jours. Dans cette définition, on voit bien que la cohérence de la mémoire d’un groupe est étroitement à la cohérence du groupe lui-même. Or, on ne peut pas dire qu’il existe une « communauté issue de l’immigration » en tant que telle. Il n’y a pas d’homogénéité (ou plutôt pas de processus d’homogénéisation), et la mémoire de l’immigration est caractérisée par un ensemble de ruptures liées à la condition d’exilés, ce qui rend difficile la construction d’une mémoire commune. C’est pour cela que je parle d’héritages plutôt que de mémoire de l’immigration.

Dans votre étude, vous formulez l’hypothèse d’une mémoire brisée par l’injonction à assimilation. Quelles sont ces différentes ruptures ?

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Le point de départ de mon étude est de tenter d’expliquer pourquoi la mémoire de l’immigration a tant de mal à se transmettre, notamment dans les familles. On peut constater qu’une majorité (et non la totalité) d’enfants d’immigrés postcoloniaux font preuve d’indifférence par rapport au passé de leur parents. Beaucoup n’ont même pas l’idée de s’interroger sur cette histoire (il s’agit d’une tendance générale, ce qui ne veut pas dire que le cas contraire ne se produit pas). Sans avoir la prétention d’avoir la solution unique pour expliquer ce phénomène, on peut noter qu’une des caractéristiques de l’injonction à l’intégration est l’obligation, pour le dominé, d’oublier son passé. Une première rupture est spatiale : le rapport à l’histoire au pays d’origine des parents est très distant, ce qui est en lien avec le rapport pratique avec le bled (on y va en touriste, et une distance se creuse avec les années avec les « blédards »).

Ensuite, on peut identifier des ruptures entre générations au sein des familles, entre d’une part parents et enfants et, d’autre part, entre générations d’enfants. Il serait trop long d’expliquer le détail de ces ruptures, mais elles s’expliquent pas par une série de silences produits par les conditions d’existence : le « silence de l’homme d’honneur » du père désemparé face à la transformation de ses enfants ; le silence de l’enfant de la génération des Marches pour l’Egalité dégoûté par les désillusions du mythe de l’intégration ; et, comme on l’a dit, l’indifférence globale pour une histoire qui est souvent, mais pas toujours, une histoire de traumatismes (de l’exil, de la condition prolétaire, du chômage, etc.).

Cette sommation à l’intégration produit selon vous deux attitudes. La première est celle de la haine de soi, alors que la seconde attitude se caractérise par celle du repli. Comment expliquez-vous ces réactions ?

Ces réactions sont la conséquence du rapport de domination en lui-même. Je fais l’hypothèse de l’analogie postcoloniale, ce qui veut dire qu’on peut mieux comprendre notre situation actuelle en France en étudiant comment les rapports de force se sont élaborés dans les colonies françaises. Je ne pense pas que ces réactions soient génétiques, qu’ils seraient dans l’essence des Maghrébins, des Arabes, ou des Musulmans, de réagir de cette manière. C’est la relation en elle-même qui induit ces attitudes (c’est pour cela qu’on peut élargir cette analyse aux femmes, et tout autre groupe dominé). La haine de soi est le fait d’accepter (que ce « choix » soit conscient ou inconscient) la domination, l’assimilation culturelle, ce qui débouche sur la négation de soi. Le repli rentre dans une logique inverse de préservation de soi. Je n’entends pas le terme « repli » dans son sens péjoratif (policier et sécuritaire), il peut être positif du point de vue des dominés.

L’injonction à l’intégration produit-elle des résistances culturelles ?

C’est en tout cas ce que j’ai essayé d’analyser, à travers les textes de Zebda et La Rumeur, en regardant comme ces groupes ont traité la question de la mémoire de l’immigration, et comment ils réussissaient à surmonter les obstacles à la construction de cette mémoire. Mais les formes de résistances sont très variables. Elles peuvent culturelles, symboliques, économiques, mais surtout politiques.

Entre l’assimilation et le repli identitaire, où se situe la véritable alternative vers l’autonomie ?

La notion de repli peut être affiné avec ce que j’ai appelé repli exclusif (au sens de votre « repli identitaire ») et repli d’ouverture. Le premier fonctionne en deux temps : la frontière entre culture dominée et culture dominante est conservée, mais il opère une inversion du rapport, celui qui est dominé devient dominant. C’est par exemple le cas de certains musulmans qui infériorise la culture occidentale en mythifiant la culture et la religion musulmane, mais sans remettre en cause la frontière entre les deux. Le repli d’ouverture (notion en elle-même paradoxale) serait une voie alternative à l’assimilation et au repli exclusif, mais il suppose une conscience politique : prendre conscience de ses propres déterminations pour essayer de changer sa propre existence. Il viserait à subvertir l’ordre de la domination en voulant supprimer la frontière entre cultures, et en posant la question de l’autonomie : parce que ce qui est en jeu dans tout ça, c’est la capacité des héritiers de l’immigration postcoloniale à définir leur propre identité. L’assimilation nie cette capacité sous le prétexte d’un soi-disant universalisme (qui cache en fait une vision chauvine de la société). Le repli exclusif reprend cette capacité mais en s’enfermant sur lui-même, ce qui n’est pas viable à long terme. Mais il est possible qu’une troisième voie émerge, qui soit ni « assimilationniste », ni « communautariste ». C’est aux individus de la construire par l’expérimentation.

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