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A propos du moratoire : des arguments, une attitude.

Ustâz Noureddine Assouat, 

J’ai bien reçu votre Epître… en deux exemplaires. La première est une longue version avec des développements très nombreux, très longs et très discutables. Je l’ai reçue comme un message privé auquel je voulais répondre en privé. J’ai ensuite été étonné de trouver une seconde version sur Oumma.com publiée pour le large public : certains arguments et certaines analogies étranges ont donc disparu et vous avez tenté de vous concentrer sur l’essentiel. J’en suis heureux, je vous réponds donc sur l’argumentaire de la meilleure des versions, la plus courte.

1. Ustâz Noureddine, vous vous posez la question de l’opportunité d’un tel Appel puisque l’application des hudûd est tout à fait marginale. Cela ne ferait donc pas partie des priorités de la « Oumma ». J’ai déjà entendu et répondu à cet argument mais permettez-moi de redire l’essentiel de ma position sur cette question.
Vous relevez vous-mêmes [bien qu’en note, ce qui est troublant ] : « Bien entendu, il ne s’agit pas d’une question de statistiques. Une seule application abusive et injuste d’une de ces peines, est une application de trop, qu’il faut dénoncer et condamner. » C’est également mon opinion et à l’étude on s’aperçoit que notre non clarté sur la stricte application des hudûd a des effets évidents sur notre silence et notre gêne lorsqu’il est question des châtiments corporels (que l’on connaît dans pas moins de 32 pays à majorité musulmane – parfois incertaine- , même s’ils ne sont pas appliqués directement au nom des hudûd) ou de la peine de mort (appliquée dans 50 parmi les 56 pays majoritairement musulmans même si, encore une fois, elle n’est pas directement appliquée au nom des hudûd).
Ni les savants ni les sociétés musulmanes ne tiennent un discours clair sur ces réalités et il s’ensuit que, psychologiquement, on n’ose pas se prononcer contre la peine de mort ou les châtiments corporels car on a admis que « cela faisait partie de l’islam ». L’ouverture d’un débat et l’application d’un moratoire doivent nous permettre d’avoir un discours explicite de condamnation caractérisée de l’application de ces peines dans les conditions socio-économiques actuelles. C’est déjà une première étape : « Il faut condamner » dites-vous… alors faisons-le ! Et clairement, in shâ Allah.

2. Votre seconde partie se veut une réfutation de mon argumentaire « théologico-juridique » en s’appuyant principalement sur les pensées de Abû Ishâq ash-Shâtibî et de Abû Hâmid al-Ghazâlî sur lesquels, cela tombe bien, je me suis concentré et spécialisé durant mes années d’étude : je peux vous avouer ici qu’ils constituent, sans exclusive aucune, mes deux premiers savants de référence. Vos remarques sont intéressantes mais vous citez les opinions des deux savants de façon d’abord exacte – et j’adhère totalement à leur propos – pour ensuite faire dévier l’argumentaire vers une direction et une conclusion dont tout me porte à croire, wa Allahu a’lam, qu’elles s’opposent aux thèses des deux savants qui ne pourraient pas vous suivre.
Vous avez raison de rappeler que les hudûd ont été considérés comme partie intégrante des prescriptions islamiques permettant de réaliser les finalités (maqâsid) du message global de l’islam. Nos deux shaykhs le disent comme l’ont dit tous les savants des écoles classiques de l’islam. Les hudûd participent des finalités comme les moyens participent des fins. Exprimé plus simplement : les hudûd sont les moyens qui permettent de réaliser fidèlement la finalité du message. Ce propos est une évidence contre laquelle je serais le dernier à me rebeller.
L’essentiel de mon argumentation ne se situe pas là et c’est d’ailleurs en m’appuyant sur cette distinction entre « fins » et « moyens » que j’ai développé ma proposition en fidélité absolue avec l’approche islamique classique. La question est donc la suivante : peut-on, pour réaliser la « finalité » de justice de l’islam, appliquer de façon injuste les « moyens » qui nous sont prescrits pour y parvenir ? La réponse des savants est unanime : une prescription islamique (hukm) – même si elle participe des enseignements islamiques comme moyen (wasîla) d’un but plus élevé (qasd min al-maqâsid ad-darûriya) – ne peut s’appliquer que lorsque les conditions de son application (tawaffur ash-shurût) sont réunies. A aucun moment et en aucune circonstance la fin ne justifie les moyens dans l’éthique et le droit islamiques : vous faites dire – par extension – à nos savants des choses que jamais ils n’ont soutenues, dites ou pensées.
Dans le prolongement de votre réflexion, vous parlez de Umar ibn al-Khattâb et de l’histoire du domestique injustement traité par ses maîtres. En expliquant la décision de ‘Umar ibn al-Khattâb vous confirmez point par point la pertinence de l’argumentaire que propose l’Appel pour parvenir au moratoire. Quand des maîtres sont injustes avec un serviteur comme un pouvoir est injuste -volontairement ou non – avec ses citoyens … on ne peut appliquer les peines. Au demeurant, vous oubliez de mentionner l’exemple de ‘Umar ibn al-Khattâb qui a suspendu l’application des peines contre les voleurs en période de famine (ou de guerre selon certains savants) : c’est le même principe, cette fois-ci à grande échelle.
La lecture du commentaire du muftî d’Egypte, shaykh Alî Jum’a, vous aurait permis de trouver d’autres exemples qui tous vont dans le sens de l’Appel. Je n’en rajouterai donc pas et je vous renvoie par ailleurs à mon site où l’ensemble de mes réponses sont reproduites.

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3. Je terminerai par quelques petites remarques sur un certain nombre de réflexions qui traversent votre texte et lui donnent un ton que l’on pourrait discuter. Soyez-en persuadé, Ustâz Noureddine, j’ai invoqué le Très-Haut dans mon cœur et avec tout mon esprit avant de me pencher et d’écrire sur ce sujet hautement sensible. Votre remarque : « Que Dieu soit absent du texte, me paraît terriblement significatif » n’est ni claire ni bienvenue… nous ne sommes pas loin du procès du cœur et de l’intention. Je relève ce point… par dignité et pudeur, je n’y répondrai pas.
Vous dites n’avoir jamais entendu parler de « moratoire » avant l’émission avec Sarkozy… c’est dommage. En lisant Le Monde, vous vous seriez rendu compte que Bernard-Henri Lévy en avait lui entendu parler bien avant. Ce n’est pas grave … j’ai commencé à parler de moratoire sur la peine de mort en 1998 très exactement. Ma réflexion sur les hudûd s’est élaborée et formalisée en 1999. Je demande aujourd’hui l’ouverture d’un large débat où chacun pourra exprimer ses opinions. J’ai bien sûr les miennes que je tiens à présenter et à discuter au cœur même de ce débat : il n’y a aucune contradiction entre le débat dans lequel j’aimerais que le monde musulman s’engage et mes opinions personnelles que je peux exprimer lors d’un entretien ou dans un livre.
Enfin, vous affirmez qu’ « il aurait été beaucoup plus utile, courageux et sincère » de dénoncer d’autres pratiques. Encore une fois, je ne dirai rien, Ustâz Noureddine, sur la sincérité et le courage dont vous semblez être le juge mais je vous fais ici la promesse d’essayer encore et encore d’être plus utile devant Dieu, parmi les hommes, à la justice et à la solidarité.

En terminant cette réponse, je voudrais ici saluer Oumma.com qui a pris la décision de publier largement les textes et les contributions et d’ouvrir le débat. Aucune de mes réponses aux savants n’est parue sur le site Islamonline.net et le commentaire (trop favorable ?) du Shaykh Alî Jum’a a été quasiment caché. D’autres contributions positives n’ont tout simplement pas été postées… La crise du monde islamique est toute entière là… et si telle est l’alternative proposée par les militants musulmans, alors il faut s’inquiéter… et profondément !

Reste l’espoir : dans le monde arabe, aux Etats-Unis, en Europe comme en Asie une pétition (http://www.petitiononline.com/PMC001/petition-sign.html) internationale vient d’être lancée (en arabe, anglais et français) par des musulmans demandant aux savants musulmans de prendre cette question au sérieux et d’ouvrir le débat. Je salue cette initiative et je suis heureux de voir et d’entendre que des ulémas du monde musulman commencent à s’exprimer sur le fond et à étayer des arguments qui vont dans le sens ou non de l’Appel. La route sera longue et les débats vifs : n’en ayons pas peur ne serait-ce que par respect pour dignité de ces femmes et de ces hommes, pauvres et démunis, que la conscience musulmane contemporaine a trop souvent laissés à leur sort alors que quotidiennement, l’intégrité de leur corps et la sacralité de leur vie sont bafouées. Leur pauvreté doit être protégée par la richesse spirituelle de nos consciences et de notre refus : ce combat est et sera le nôtre, in shâ ar-Rahmân.

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