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A propos des femmes, du « moratoire » et de notre avenir

Depuis quatre mois, la presse française ne cesse de publier des articles où l’on me cite de façon particulièrement critique. Après que l’on m’ait traité d’antisémite après la publication de mon texte « les (nouveaux) intellectuels communautaires » (dans lequel ne figurait ni « liste » ni aucun propos antisémite autrement que dans l’interprétation extensive que certains se sont permise) ; voilà que l’on incrimine mon propos notamment sur les femmes et le désormais fameux « moratoire ».

Les charges sont lourdes et souvent sans nuances. Essayons ici de proposer quelques pistes de réflexions concernant le statut des femmes en islam et son évolution. On me reproche de me référer aux sources scripturaires islamiques (le Coran et la tradition prophétique) lorsque je m’adresse aux musulmans et on s’arrête aux citations elles-mêmes pour « prouver » le caractère rétrograde de ma pensée : « Elles sont un vêtement pour vous, vous êtes un vêtement pour elles » (Coran) ; « Parmi les choses permises par Dieu, le divorce est la chose la plus détestée » ; « Il ne convient pas à un homme et à une femme (non mariés) de se trouver seuls dans une chambre fermée » ; « Le paradis est aux pieds des mamans » (Sunna). Sans compter les nombreuses autres références aux textes traitant de la famille, de la pudeur, du travail, de la violence, de l’homosexualité, etc. Lues ainsi, hors de tout contexte d’énonciation, ces références parleraient donc d’elles-mêmes : nous aurions affaire à un fondamentalisme étroit.

En présence des sources scripturaires, il existe une alternative simple : soit rejeter les textes auxquels des millions de musulmans adhèrent, soit proposer une interprétation qui, en acceptant le donné de la foi, sait contextualiser et tenir compte des réalités historiques. Les ulémas et les intellectuels qui ont nié les enseignements des textes n’ont absolument aucun impact dans le monde islamique ou au sein des communautés musulmanes d’Occident : leur propos est proprement disqualifié parce qu’il est perçu comme étranger, aliéné ou simplement soumis à la solde de la domination de l’Occident. Seuls sont entendus celles et ceux qui, formés et parlant de l’intérieur, ouvrent des espaces nouveaux d’interprétation, de compréhension et d’évolution. Ils proposent ce que la tradition juridique islamique connaît sous le nom d’ ijtihâd : effort rationnel et critique d’interprétation des textes (et souvent d’ailleurs du silence de ces derniers). Ils proposent des lectures novatrices, tout à la fois fidèles et porteuses de réformes.

Ce qui est déterminant donc n’est pas la seule citation des sources mais le travail, approfondi et complexe, de leur mise en perspective et des interprétations proposées pour faire évoluer les mentalités. Si les textes rappellent l’importance de la famille ; il s’agit, dans l’interprétation et le commentaire, de mettre en avant le droit inaliénable de la femme au travail, à l’autonomie financière et à l’engagement sociale et politique. Si les sources font mention de l’aspect négatif du divorce sur le plan moral, l’exégèse contextualisée rappelle qu’il s’agit d’un droit pour la femme comme pour l’homme. Si enfin le Coran mentionne une fois la violence, l’approche historico-critique montre que l’objectif est de mener à l’exemple prophétique et impose l’idée que la violence conjugale est interdite en islam. Ce travail exige l’approche rationnelle des textes et la prise en compte de la psychologie collective des sociétés et des communautés religieuses : il est aujourd’hui en train de permettre l’émergence de revendications féminines très novatrices dans le monde musulman. Les progrès sont lents, insuffisants certes, mais les choses avancent. Déjà l’on peut, au nom même de la fidélité à la référence islamique, exiger le respect du droit des femmes à l’éducation, au travail, à l’égalité des salaires et à l’autonomie financière ; lutter contre les mariages forcés, l’excision, la violence et les traitements discriminatoires dus d’abord aux cultures d’origine patriarcales, voire machistes ; affirmer enfin que la contraception est autorisée en islam et que l’avortement est une affaire de conscience qui exige d’être traitée au cas par cas comme nous l’enseigne en la matière la souplesse de la tradition juridique islamique (dans laquelle il n’existe pas de condamnation une et définitive de l’interruption volontaire de grossesse). Exprimées de l’intérieur, en s’appuyant sur les latitudes interprétatives et le contexte historique, ces revendications acquièrent un sens et une légitimité pour la conscience musulmane.

On devrait méditer l’exemple récent du Maroc. Pendant des années, les débats sur le code de la famille ont vu s’affronter deux camps aux postures presque caricaturales. D’un côté « les modernistes », regroupant en majorité l’élite francophone et occidentalisée, s’opposaient aux « traditionalistes », constitués des différentes écoles religieuses, des littéralistes, des islamistes, essentiellement arabophones : la fracture semblait irrémédiable et le dossier a finalement été gelé. S’il y avait consensus sur la nécessité de la réforme, on ne pouvait que constater un réel blocage sur la méthode et les termes du débat : d’un côté on craignait l’occidentalisation, de l’autre le fondamentalisme. Une commission a alors été mise en place et a réuni des représentants des différentes familles de pensée marocaines. Lentement, en se concertant, en prenant garde de respecter tant les valeurs islamiques que les sensibilités et la rationalité critique, les termes d’ « al-mudâwana » ont pris corps. Un « code de la famille » revu, des réformes profondes, une évolution qui respectent davantage le droit des femmes et qui, surtout, ont reçu un accueil très favorable par l’ensemble de la société marocaine. Lors d’une récente conférence au Maroc, dont l’animateur était M. Bousta, responsable de la commission d’ al-mudâwana et Marocain de l’année 2003, celui-ci m’a confié que les partenaires se sont écouté : la réforme, même lente, est désormais en marche contrairement à l’inacceptable situation algérienne quant au « statut personnel » des femmes.

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Les musulmans, dans leur très grande majorité, n’accepteront les réformes religieuses que s’ils sentent qu’elles restent fidèles au message islamique. Faire évoluer les mentalités exige donc d’accepter ce défi de la lecture contextualisée, de la pédagogie patiente et de la tension permanente entre l’esprit d’un texte et les particularités des contextes sociaux et culturels. Comme pour al-mudâwana au Maroc, il faudra passer par ce lent travail de concertation concernant l’application des peines légales. Je visite régulièrement le monde musulman et j’appelle avec force à un « moratoire absolu » sur tous les châtiments corporels, la lapidation (qui ne concerne pas que les femmes dans les sources scripturaires) et la peine de mort. Nous savons tous qu’aujourd’hui, sur la base de lectures strictement littéralistes et tronquées des textes, des États musulmans riches comme pauvres, appliquent ces peines qui s’abattent inconditionnellement sur les plus démunis et les femmes. Les gouvernants savent que des pans entiers de leur population réagissent favorablement, et presque émotionnellement, à l’utilisation des références islamiques et ils en jouent pour légitimer leur régime autocratique et leur pouvoir répressif. Comment faire évoluer les mentalités ? Condamner les sources scripturaires et ne plus être entendu par le monde musulman ? Imposer une opinion dite « moderne » en étant dans les faits perçu comme un « occidentalisé » ou, pire, un agent dévoyé à la cause de « l’ennemi » ? Être entendu de l’Occident en ayant perdu l’écoute du monde islamique ?

La seule voie envisageable est celle qui consiste à engager le débat de l’intérieur en s’appuyant sur un premier consensus parmi les musulmans. Une majorité d’ulémas sont d’accord pour dire que l’application des peines est aujourd’hui injuste, ou au moins « très problématique », et qu’elle ne répond pas à l’exigence de justice du message de l’islam. Prenons acte de ce consensus et exigeons « un moratoire absolu » sur leur application et l’ouverture d’un débat dans le monde musulman relatif aux versets et aux chapitres du droit qui concernent ces pratiques. La réforme ne pourra se réaliser et ces pratiques cesser définitivement (ce que j’ai dit être mon souhait et mon exigence), qu’après cette concertation de l’intérieur qui fera perdre à la lecture littéraliste radical et à la répression toute « légitimité islamique ».

Est-ce à dire que les intellectuels en Occident en général et les non musulmans en particulier n’ont pas de rôle à jouer dans ce processus ? Bien au contraire, mais il est clair que leur impact dépendra grandement de leur attitude. S’ils s’arrêtent aux symboles, aux apparences et aux slogans, en donnant l’impression que pour eux la seule évolution positive pour le monde islamique et les musulmans occidentaux est de se plier au modèle dominant et de nier leurs références, il est clair qu’ils ne seront ni entendus ni suivis et que la fracture est inévitable. Si, au contraire, ils évitent les conclusions simplistes (qui associent l’islam, par essence, à l’obscurantisme, à la dictature, à la violence et à l’oppression définitive des femmes) et cherchent, par l’étude et l’effort, à rencontrer, à encourager et à accompagner de leurs questions et de leurs exigences humaines, les réflexions de celles et de ceux qui, de l’intérieur, désirent rester fidèles à leur religion, tout élaborant des idées novatrices ; s’ils ont la force et la patience, disions-nous, de vivre cette rencontre sans compromission et ce dialogue sans imposition, alors leur rôle est inestimable. Tout commence par la nécessité de reconnaître à l’autre et à sa tradition, respectivement la conscience critique et l’énergie créatrice à même de leur permettre de se renouveler et d’enrichir les termes du débat au coeur de nos sociétés. De plus en plus de citoyens développent cette attitude responsable et positive à l’égard de leur concitoyen(ne)s musulman(e)s à l’instar de la féministe Christine Delphy qui posait récemment la question : « un féminisme non pas contre mais avec l’islam : pourquoi pas ? ». Loin des préjugés et des apparences vestimentaires, mais en brandissant haut les revendications et les droits inaliénables : pourquoi pas, au fond ?

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