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Pensée de Malek Bennabi: L’énigme Massignon

De 1931 à 1961, date de sa mort, Louis Massignon n’a ménagé aucun effort pour contrarier la vie de Bennabi et empêcher la formation puis, plus tard, le rayonnement de sa pensée. Lorsque Bennabi l’a rencontré pour la première fois en 1931, Massignon avait déjà une longue carrière derrière lui dans le renseignement et la lutte idéologique. Parfois c’est cet homme à lui seul qu’il vise par l’emploi du mot « colonialisme» tant il l’a incarné à lui seul jusque dans ses moindres pensées et actes. D’un bout à l’autre de son existence il aura incarné le colonialisme raciste et l’évangélisation par la carotte et le bâton, brisant un grand nombre de vies humaines sur son passage dont Hamouda Ben Sai, le compagnon de route de la première étape de la vie de Bennabi. Il a été pour Bennabi ce que l’inspecteur Javert a été pour Jean Valjean dans « Les misérables » de Victor Hugo. Il était révéré dans les milieux de l’islamologie comme une icône, exerçait une grande influence sur la conduite de la « politique musulmane » de la France dans le monde et jouissait d’importants et effrayants pouvoirs. Qui est cet homme ?

Il est né à Nogent-sur-Marne, dans la région parisienne en 1883. Dès l’âge de douze ans il s’abonne au Bulletin du « Comité de l’Afrique française » dont il sera membre jusqu’en 1940. A dix-sept ans, il fait la connaissance d’un ami de son père, Georges Charles Huysmans[1], écrivain « déviant », qui a été rallié à la foi par un prêtre « sataniste », l’Abbé J.B Boullan de Lyon. Après des études en philosophie et en mathématiques, il se met à l’étude de l’arabe à l’Institut des langues orientales de Paris. En 1905, année de la naissance de Bennabi, il participe à Alger au Congrès des orientalistes. La même année, il se rend en Egypte où, selon ses propres termes, il « trouve (sa) vocation au terrain de contact spirituel entre le christianisme et l’islam ».

Pour les besoins d’un diplôme sur l’historien maghrébin al-Ouazzani (Léon l’Africain), converti de force au catholicisme après sa capture, il se déplace au Maroc en 1906 où il découvre les travaux de Charles de Foucauld, le mystérieux missionnaire assassiné en 1916 dans le Sud algérien pour son double jeu[2]. En 1907, il est en Irak dans le cadre d’une mission « archéologique ». Il est arrêté par les Turcs pour espionnage. Il rentre en France et veut devenir prêtre. Il reprend sa correspondance avec Charles de Foucauld et le rencontre plusieurs fois à Paris. En 1912, il est de nouveau en Egypte où il donne des cours à l’université du Caire auxquels assistent Taha Hussein, Rachid Ridha et Mustapha Abderrazik. Pendant la première guerre mondiale, il est mobilisé et sert sur le front des Dardanelles avant d’être affecté à la mission Sykes-Picot. De 1917 à 1919, il est officier-adjoint auprès du haut commissaire de France en Syrie et Palestine. Il rentre à Jérusalem aux côtés de Lawrence d’Arabie. Tous deux avaient été nommés adjoints de l’Emir Fayçal (1883-1933) pendant la fameuse « révolte arabe ».

En 1926, il est désigné à la chaire de sociologie musulmane au Collège de France en remplacement du commandant Alfred Le Châtelier qu’il présente comme « le créateur de Ouargla qui fit fonder au Collège de France la chaire de sociologie musulmane où je lui succédai pendant 30 ans, d’où il organisait notre pénétration au Maroc par des enquêtes auxquelles il m’associa, style « Affaires indigènes » améliorées et durcies »[3]. Dans un autre écrit il ajoute : « Il m’incita à des analyses psychologiques, à des statistiques tribales et autres croquis de crêtes militaires du type du « Handbook of Arabia » de l’Arab Bureau du Caire qui arma Lawrence et m’inspira au début pour « L’annuaire du monde musulman. »[4]

De la fin de la première guerre mondiale à sa mort, Louis Massignon a joué un rôle important mais occulte dans la politique française dans les pays musulmans. Il a fait partie des « services spéciaux » et de nombreuses commissions interministérielles, dont celle chargée des affaires algériennes pendant la période coloniale (préparation du centenaire de l’Algérie, Statut algérien de 1947…)[5]. Il serait à l’origine de la prise du « Dahir berbère » en 1930 au Maroc[6]. Au lendemain des émeutes de Casablanca provoquées par l’assassinat de Ferhat Hached (1953) il écrit : « Il nous faudra prendre l’arabe comme seconde langue nationale en Algérie si nous voulons y rester chez nous avec ceux qui la parlent, et construire avec eux un avenir commun »[7]. Ce qui montre qu’il n’avait pas changé fondamentalement d’idée depuis qu’il écrivait en 1939 : « C’est tout le monde musulman que nous devons comprendre pour que la France survive… Et le problème musulman est pour nous beaucoup plus qu’il n’est pour la Grande-Bretagne, pour qui c’est un problème externe et impérial d’influence économique : tenir l’Inde et les routes de l’Inde. Pour la France, c’est un problème social interne, de structure nationale, comment incorporer vraiment nos nationaux musulmans d’Algérie au foyer national. Et cela seul préservera, par surcroît, l’avenir des colons de notre race qui, en Algérie, ne représentent qu’une élite de 18% du chiffre total des habitants »[8].

A peine la Révolution algérienne engagée, le commandant Vincent Monteil, alors disciple et très proche ami de Massignon, lui-même orientaliste et arabisant, est nommé à Alger comme chef du cabinet militaire de Jacques Soustelle, gouverneur général de l’Algérie. Il vient aux nouvelles. En février 1955, il visite à la prison Barberousse (actuellement Serkadji) Benkhedda et Kiouane, membres du comité central du MTLD, arrêtés comme beaucoup d’autres car supposés avoir eu un rôle dans le déclenchement de la lutte armée, ce qui n’était pas le cas. Il les fait libérer. Puis il s’envole pour Tunis où Mostefa Ben Boulaïd est détenu depuis le 11 février. Après les entretiens qu’il a avec lui, Ben Boulaïd est transféré à la prison de Constantine dont il s’évadera en novembre avant d’être tué quelques mois plus tard par un colis piégé préparé par les services secrets français. Vincent Monteil a également fait recevoir par le gouverneur général le Dr. Francis, proche de Ferhat Abbas, che
ikh Kheireddine de l’Association des Oulamas, un proche de Messali et un représentant des « centralistes » pour se faire une idée sur la situation nouvelle à laquelle se trouvait confrontée la France coloniale.

Massignon était un homme aux multiples vies, aux multiples visages, aux multiples langages. Il aimait dire de lui qu’il était un « chrétien pensant en arabe, déguisé en Arabe ». Il écrit : « J’aurais été tué plusieurs fois comme espion occidental en terre d’islam, si ce principe sacré (l’hospitalité, l’Aman) ne m’avait sauvé. »[9] Il n’était pas loin de ressembler par les pôles opposés de sa personnalité au personnage en qui se sont rassemblés le Dr. Jekyl et Mr. Hyde :
déviant et dévot, prêtre et défroqué, clerc et laïc, espion et philosophe, savant et militaire… Il était l’ami des saints et des satanistes, du bourreau et de la victime, du colon et de l’ « indigène ». Il a incarné l’orientalisme au service du colonialisme, personnifié la France impériale, coloniale et évangélisatrice, régné sur l’islamologie qu’il a voulu mettre au service de la présence française dans le monde musulman.

Massignon est l’auteur d’une grande masse d’études dont la plupart ont été réunis dans « Opéra Minora » (2500 pages !) et « Parole donnée ». A la lecture de ces écrits, on ne décèle ni âme, ni émotion, ni style autre que celui, rapide et expéditif, des télégrammes, quand ce n’est pas celui des BRQ (bulletin de renseignement quotidien) en usage dans les services de renseignement. Rien n’est désintéressé ou gratuit, tout est subordonné à des fins politiques, idéologiques ou stratégiques. Ces écrits, ce sont le plus souvent des notes, des comptes-rendus, des aperçus, des monographies techniques ou ésotériques. Les écrits mystiques côtoient les écrits politiques dans cette œuvre immense, exubérante, enchevêtrée, où les connaissances de l’homme semblent infinies et son érudition phénoménale. Mais tout est hachuré, morcelé, dispersé.

Dans un texte de 1952[10], il fait état de ce que pensent de lui deux personnalités algériennes: Mohamed (Hamouda) Ben Saï et Cheikh Bachir al-Ibrahimi : « Le chef des Ulémas réformistes d’Algérie a considéré dans « Al-Bassaïr » que j’avais mis vingt-cinq ans à me construire une espèce de « masque », que j’étais le pire agent de la cinquième colonne et que c’était évidemment la cinquième colonne colonialiste qui opérait à travers mon masque de mystique. Plus profondément, l’objection m’a été faite, d’une manière qui m’a fait beaucoup de peine, par un autre musulman algérien, M. Mohamed Ben Saï de Batna, ancien président des étudiants nationalistes nord-africains de Paris, un homme qui réfléchit. Il mène une vie très retirée, mais c’est une des têtes de l’opposition à la francisation en Algérie. Un jour où il était malade à Paris (où je lui avais fait préparer un diplôme d’études supérieures à la Sorbonne), il m’écrivit ceci : « Je ne me pardonne pas de vous avoir aimé, parce que vous m’avez désarmé. Vous avez été pire que ceux qui ont brûlé nos maisons, qui ont violé nos filles ou enfumé nos vieillards. Vous m’avez désarmé pendant plusieurs années de ma vie en me laissant croire qu’il y avait une possibilité de réconciliation et d’entente entre un Français qui est chrétien et un Arabe qui est musulman »[11].

Répondant à ces accusations, Massignon écrit : «Les musulmans algériens, à notre contact, ont perdu le sens de l’hospitalité héroïque exercée même envers l’ennemi.» Dans un autre texte, deux ans avant sa mort, il rapporte que « se trouvant invité au Caire, en novembre 1946, pour la session annuelle du dictionnaire de l’Académie de langue arabe, l’Ambassade (me) signala dans le journal « al-Dustur » (du 16 novembre 1946) quatre colonnes intitulées : « Les secrets de la colonisation française au Maroc : un prêtre-espion sert la colonisation ». Cet article faisait suite à un article du 31 octobre où était reproduite une lettre de rupture adressée par un étudiant algérien musulman à l’un de ses maîtres de Paris (lettre de MBS de Batna à moi-même)… [12]»

Ainsi qu’on vient de le voir, Mohamed (Hamouda) Ben Saï, le plus proche ami de Bennabi à l’époque, est fort bien connu de Massignon et cité dans ses écrits, mais pas Bennabi. Est-ce normal ? L’étonnant, après ce qu’on a lu, n’est pas la réalité de la lutte idéologique ou l’existence du psychological-service, mais qu’un homme sans moyens, sans soutien politique, comme Bennabi, soit parvenu par ses seules facultés mentales et intellectuelles à percer leur jeu et à le mettre au jour. Ce portrait fait, que dire de la mise en cause de Massignon dans les difficultés et les souffrances endurées par Bennabi ? Y a-t-il de l’exagération dans ces incriminations ? A-t-il succombé à une forme de paranoïa ? Est-il la proie de ce qu’on appelle aujourd’hui la « complomania » ou le « conspirationnisme » ? D’aucuns l’ont pensé. Moi-même, j’ai longtemps éprouvé un certain malaise, jusqu’à ce que mes recherches et l’examen des archives léguées par Bennabi m’aient définitivement libéré du doute quant à sa totale objectivité dans ses jugements sur les hommes et les évènements qui ont été en relation avec sa vie. Aucun information, aucun élément de recherche exposé ici et qui confirment point par point les affirmations de Bennabi ne provient de lui. Il a certes parlé de « preuves » attestant du rôle de Massignon dans la conduite de la politique coloniale et ses accointances avec le « deuxième bureau », mais il ne les a pas produites.

1)Dans un texte de 1930, année où Bennabi commence à faire parler de lui dans les milieux estudiantins maghrébins, Massignon écrit : « Il existe à Paris une petite colonie universitaire de musulmans algériens fort digne d’intérêt. Nous possédons à Paris même les éléments de ce que sera d’ici à vingt ans l’Algérie musulmane. C’est donc de Paris même que la France agit sur elle. »[13]

2)° Selon ce qu’il nous en apprend Massignon lui-même, tous les Alg&eacut
e;riens en France, sans exception et malgré leur grand nombre, étaient fichés, contrôlés et suivis par de nombreux services dont celui sur lequel il s’appuyait pour établir les cartes de leur répartition sur le territoire métropolitain par douar d’origine et arrondissement. A propos de ces cartes, il écrit : « Nous les avons établies grâce à une enquête personnelle menée sur place en décembre 1929-janvier 1930, enquête où Mr. Adolphe Gerolami, directeur de l’Office des affaires indigènes nord-africaines, 6, rue Lecomte, 17°, où il a organisé les foyers, dispensaires et bureaux de placement nord-africains de Paris, voulut bien nous permettre de recourir non seulement à ses services d’investigation et de contrôle, mais à son incomparable expérience personnelle de la question. Les renseignements ainsi fournis étaient classés dans le cadre obligé des circonscriptions administratives (communes mixtes). Mais nous nous sommes efforcés de remonter jusqu’aux cellules organiques de la société kabyle, c’est-à-dire aux douars et groupes de douars (tribus), afin de déceler les survivances de l’antique esprit de « çoff » ainsi coulé dans le creuset parisien… Pour commenter ces cartes, nous y avons joint deux listes : liste des communes algériennes d’où proviennent les immigrés kabyles de la région parisienne – avec indication des fractions et des douars – ; liste des usines parisiennes utilisant des ouvriers kabyles. »[14]

Suivent des descriptions ahurissantes et des statistiques précises sur l’emploi des Algériens en région parisienne, le tout dans un style télégraphique. Exemple : « Autos : Citroën, 7000 (à Lavalois, Clichy, Saint-Ouen, Javal) : provenant de douars divers. Renault (Billancourt) 2760 (surtout de Drâa al-mizan). Laveurs de voitures à la « Compagnie des autos de place », 2500 (venant surtout de Fort-National). Métaux : « Société française des métaux et alliages blancs » : les remplacer par des Chleuhs. « Métallurgie franco-belge, 510, (venant de Guergour, Michelet). Autres métiers : « Le coq gaulois au 13° arrondissement », raffinerie Lebaudy (19°), « usines à gaz » (15°, 19° et 8°)… »

Puis viennent les commentaires : « 60% sont manœuvres dans les usines à gaz (ce sont les meilleurs), chantiers de charbon, résidus urbains, garages. Le reste se subdivise en dockers, ouvriers de métro ; 15% seulement sont spécialisés (magasiniers). C’est soit le camarade qui l’a attiré, soit le restaurateur-logeur chez qui il vit qui oriente professionnellement le nouvel arrivant. L’européanisation du costume (casquette) et des repas (vin) est rapide. On a signalé en 1928 des tendances communistes chez les gens des douars Boni et Moka (Akbou) au 13°, comme en 1924 à Gennevilliers. Les gens du haut Sébaou logent chez des restaurateurs-logeurs de leurs propres douars, tandis que ceux de Fort National refusent de le faire : ces deux groupes sont d’ailleurs en mauvais termes. Les gens du haut Sébaou sont affiliés à des congrégations (zaouïas). Celle des Rahmaniya est paisible. Celle des Ammariya (Guelma : 3 branches) et celle des Allaouïas (Mostaganem) sont plus remuantes (organisation d’une ligue d’abstinents anti-alcooliques)… 120.000 Kabyles algériens pour toute la France ; graduellement évincés depuis peu par deux autres groupes : les Chleuhs marocains (9000) et les Arabes de Bou-Saâda, M’sila, Biskra et Laghouat (8000), plus sérieux et plus travailleurs. Sur ces 120.000, 60.000 au moins à Paris (32.000 seulement recensés par fiches)… Il n’y en a que 20 qui aient amené leur femme kabyle, 700 ont épousé légalement une française, 5000 vivent maritalement avec une française. »

3) Sur les difficultés de Bennabi à trouver du travail ? Massignon avait, ainsi qu’on vient de le voir, la liste de l’ensemble des usines par branche (autos, métaux, usines à gaz, chantiers de charbon, métro, magasiniers, dockers…), employant une main d’œuvre algérienne. Ce ne sont pas seulement les Kabyles, mais l’ensemble des Algériens qui sont répertoriés et identifiés (il parle de 32.000 fiches !). Dans le même document, on peut relever que la rue des Chapeliers (où Bennabi a donné des cours d’alphabétisation en 1938) n’échappait pas au contrôle de Massignon qui note : « Arabes de Marnia et de Nedroma à Marseille, derrière la poste centrale, notamment au 7, rue des chapeliers ».

Vers la fin de sa vie Massignon veut donner l’impression qu’il a rompu avec ses « anciennes fonctions ». Il déclare dans un « Dialogue sur les Arabes » qui l’a réuni en 1960 à J.M. Domenach et Jacques Berque : « On vient de me supprimer des subventions parce que je ne donne pas de fiches psychologiques à qui de droit sur les gens dont je m’occupe »[15]. Il y a lieu de signaler que dans ce texte, Massignon cite le Dr. Khaldi, « que j’aime beaucoup » précise-t-il.

4)° Bennabi tente d’obtenir des visas pour des pays arabes après la fin de ses études pour s’y installer ? Massignon révèle ses pouvoirs en la matière : « Depuis un an, les relations culturelles franco-égyptiennes sont atteintes parce que nous nous étions engagés à permettre à deux professeurs égyptiens de venir travailler à Alger et que nous avons été forcés de leur refuser les visas… » [16]. Massignon avait ses entrées auprès de l’ensemble des gouvernements arabes et musulmans et connaissait tous leurs représentants diplomatiques à Paris. Il pouvait donc très bien passer « la consigne » au sujet de Bennabi qui cherchait à tout prix à quitter la France et la colonie algérienne.

5)° Sur la manipulation de la vie politique en Algérie, des zaouïas et du maraboutisme ? Voici ce qu’il écrit avec un cynisme inégalé : « Nous avons, pour les élections en Algérie, recours à l’influence des congrégations musulmanes sur la masse des électeurs illettrés. Cette politique de corruption est publique et compromet à la longue certaines « vedettes » précieuses. L’administration se dit alors dans sa sollicitude : il y a un moyen pour les musulmans d’être absous de leurs péchés, c’est d’aller à la Mecque. Nous leurs paierons le voyage. Ils rempliront leurs devoirs coraniques ; ils nous reviendront absous, la conscience blanche comme neige. Ils pourront recommencer à notre service ; nous aurons donc double bénéfice. » Et Massignon de poursuivre, reconnaissant ouvertement son implication dans ce système : « Mais un des derniers bénéficiaires de ce système ingénieux vient de le gâcher et nous a forcés, en revenant de la Mecque, à payer la scolarité d’un de ses fils &agrav
e; al-Azhar « pour se racheter » aux yeux de l’islam anticolonialiste. Cet homme nous aura coûté fort cher pour aboutir au mépris réciproque et définitif. »[17]

Infatigable, ne laissant rien au hasard, méticuleux et efficace jusqu’à l’obsession, Massignon avait le regard constamment rivé sur le monde musulman. Dans un texte de 1939, il note : « Parmi les différents groupes musulmans à travers le monde, le plus important numériquement et financièrement est actuellement le groupe hindou, minorité nationale très forte puisqu’il s’agit d’un cinquième de la population totale de l’Inde… En second vient le groupe malais qui a une majorité écrasante en Indonésie (plus de 92%). Il peut donc avoir une progression encore plus nettement nationaliste que le groupe hindou ; il se sert de plus en plus de la langue malaise, transcrite en alphabet arabe, quoique le gouvernement hollandais s’efforce de répandre l’alphabet latin ; les dirigeants d’abord recrutés dans l’aristocratie des Seyyids d’origine arabe sont de plus en plus des Malais et tendent à écouter plus volontiers que les musulmans de l’Inde les suggestions communistes des Bolchévites. Le groupe des arabisés vient en troisième lieu au point de vue numérique et manque aujourd’hui complètement d’unité et de directives pour une progression commune… » [18] Massignon était un pilier des « sciences coloniales » qu’il a contribué à asseoir et, en tout état de cause, un missionnaire aux sens propre et figuré du terme[19].

Autant l’autobiographie de Bennabi est dominée de 1931 à 1955 par l’ombre de Massignon, autant le nom de celui-ci disparaît quasi-définitivement au-delà. Bennabi ne le citera plus qu’en deux occasions : le 20 décembre 1962 quand il note dans ses Carnets[20] « Ce soir, la télévision a donné une nouvelle d’une réunion de l’Académie arabe à la mémoire de Massignon mort, semble-t-il, en novembre dernier. C’est ainsi que j’ai appris la mort de cet homme qui fut implacable pour ma famille à cause de sa haine pour moi» et, pour la deuxième fois, dans un article de 1968 intitulé « Signification de la grève de l’université »[21]. En 2003, l’Institut du Monde Arabe a organisé à Paris un colloque pour rendre hommage à huit personnalités intellectuelles des deux pays, choisies en raison de leur contribution au siècle dernier au rapprochement entre les peuples algérien et français. Du côté algérien, les figures retenues étaient Abdelhamid Ben Badis, Malek Bennabi, Mohamed Bencheneb (1869-1929) et Mehdi Bouabdelli (1907-1992). Du côté français, on avait retenu Louis Massignon, Jacques Berque, le Cardinal Duval (1903-1996) et Germaine Tillon. Ainsi, les noms de Bennabi et de Massignon se sont trouvés réunis dans un même hommage rendu par la mémoire reconnaissante des deux pays.

[1] A la fin de sa vie Massignon écrit encore à son sujet : « Je lui dois d’avoir retrouvé ma voie ; il pria pour moi, égaré… » (cf. « Le témoignage de Huysmans et l’affaire Van Haecke », 1957, Opera Minora T.3).

[2] Massignon note à ce propos : « S’il a accepté à la fin un dépôt d’armes dans son Borj, lui qui s’était engagé par vœu à ne jamais avoir dans sa cellule aucune arme, c’est qu’il donnait ainsi à ses ennemis dispense plénière de verser son sang » (cf. « Toute une vie avec un frère parti au désert : Foucauld »). Dans un des derniers textes qu’il lui consacre on peut lire : « Par le détour des Berbères mal arabisés, on croyait à cette époque à une politique « berbère » pour vaincre l’islam en le tournant. Il subissait la formation « coloniale » de son temps. Moi-même, fort colonial à l’époque, lui avais écrit mes espoirs dans une prochaine conquête du Maroc par les armes et il m’avait répondu approbativement (1906)…La formation sociologique de Foucauld était celle d’un officier spécialisé des Bureaux arabes, des Affaires indigènes. Avec le but que se propose l’ingénieur militaire en étudiant les ouvrages offensifs et défensifs de l’ennemi, la destruction… Comment cet ermite, ce contemplatif s’est-il laissé dérober tant de temps par nos officiers pour les aider à stabiliser une « occupation coloniale » ? A vrai dire, c’était alors la seule solution sociale capable d’assurer l’ordre et la paix au désert, en faisant que la « force soit juste »… Il avait pris l’engagement écrit de ne jamais avoir d’armes dans sa cellule d’ermite. Et à Tamanrasset il transforma, les derniers mois de 1916, son « borj » en arsenal d’armes à la demande du général Laperrine » (cf. « Foucauld au désert devant le Dieu d’Abraham, Agar et Ismael » (1960), « Opéra Minora », T.3). Foucauld et Laperrine étaient des camarades de promotion. Il y a lieu de noter enfin que le Père de Foucauld a été béatifié par l’Eglise en novembre 2005.

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[3] Cf. « Toute une vie avec Foucauld », op. cité.

[4] « Foucauld au désert devant le Dieu d’Abraham, Agar et Ismaël », op.cité.

[5] On peut lire sous sa plume: « Voici cinquante années que mes rapports de disciple à maître m’ont amené à venir consulter à Leyde (Hollande) C. Snouck, le grand islamisant à qui je dois de bien précieux conseils sur la mystique musulmane…. Chez lui, je venais prendre conseil du « directeur officieux » de la « politique musulmane de la Hollande » (en Indonésie), pour transmettre ses sages suggestions aux responsables de notre politique musulmane en Afrique du Nord…. » (cf. « Parole donnée » : préface aux lettres javanaises de Raden Adjen Kartini).

[6] Dans le cadre de la politique de désislamisation de « de l’Afrique du Nord, les autorités coloniales promulguent le 16 mars 1930 le « Dahir berbère » qui érige des tribunaux « coutumiers » destinés aux populations berbères dans le but de réduire les pouvoirs du Sultan. Les élites marocaines se liguent contre cette tentative de division du peuple marocain. C’est à partir de là qu’apparaît le mouvement national qui devait aboutir au départ des Français.

[7] Cf. « Parole donnée : l’exemplarité singulière de la vie de Gandhi ».

[8] Cf. « Opéra Minora » T.1. Il semble que Massignon ait eu une prémonition de ce qui allait arriver effectivement dix ans plus tard : « Nous pouvons nous préparer à l’évacuation prochaine d’un million de fr&egrave
;res de race dans les conditions, à quelques zéros près, dont les colonnes de fuyards fuyaient Damas en 1945» (cf. « La situation sociale en Algérie », 1951, « Opéra Minora », T.3).

[9] Cf. « La situation sociale en Algérie » (1951) in « Opera Minora », T. 3.

[10] Cf. « L’Occident devant l’Orient : primauté d’une solution culturelle » 1952, Opera Minora, T. 1.

[11] Dans sa brochure autobiographique, Hamouda Ben Saï évoque son hospitalisation à l’hôpital de la Charité en mai 1935 et note : « Après mon opération, le savant professeur Louis Massignon vient à l’hôpital. Mais, ayant appris que j’étais déjà sorti, il envoya une touchante carte-lettre à mon ami Marcellin Bell. J’ai conservé cette carte écrite de sa propre main ». Il ajoute un peu plus loin : « Le cheikh Ben Badis m’envoya une lettre écrite de sa propre main, m’invitant à adhérer à l’Association des oulamas. Je lui répondis que je ne pouvais y adhérer, mais que je demeurais résolument fidèle à l’idéal pour lequel elle avait été créée. J’avais de bonnes raisons pour cela. »

[12] Cf. « Foucauld au désert », op.cité

[13] Cf . « Les résultats sociaux de notre politique indigène en Algérie » (1930) in « Opera Minora », T. 3.

[14] Cf. « Cartes de répartition des Kabyles dans la région parisienne » (1930) in « Opera Minora », T. 3.

[15] « Opera Minora », T.3. Quelle peut être la mission d’un « psychological-service » sinon de procéder à des « analyses psychologique » et de tenir des « fiches psychologiques » ? Et ce « qui de droit », n’indique-t-il pas justement le « service » dont parle Bennabi ? Au moment où Massignon fait ces « confidences », Bennabi publie au Caire « La lutte idéologique dans les pays colonisés » où on peut lire : « Le colonialisme se sert d’une carte psychologique du monde musulman. Une carte qui subit quotidiennement des mises à jour appropriées et des changements nécessaires opérés par des spécialistes chargés de la surveillance et du contrôle des idées. Le colonialisme conçoit ses plans militaires et transmet ses instructions à la lumière d’une connaissance approfondie de la psychologie des pays colonisés ».

[16] « Primauté d’une solution culturelle », Opéra Minora T.1.

[17] Ibid

[18] « Situation de l’Islam » (1939).

[19] On peut énumérer le nombre de fois où Bennabi s’est référé directement ou indirectement dans ses articles à Massignon. Il le cite nommément (et positivement) dans « La langue arabe à l’Assemblée nationale » (la « République algérienne » du 06 juin 1948) et dans deux autres articles : « Un dialogue implique deux consciences » (la RA du 10 juillet 1953) et « A la veille d’une civilisation humaine- 3 » (la RA du 1er juin 1951). Il fait allusion à lui (négativement) dans « Charivari colonial » (le JM du 26 février 1954) et « Un crime anormal » (la RA du 30 octobre 1953), et de nouveau positivement dans « A la veille d’une civilisation humaine 2 » (la RA du 13 avril 1951). Dans ses livres, Bennabi fait allusion à lui dans « Le phénomène coranique » et « Vocation de l’islam ». En matière de « pensée », il a reconnu le bien fondé de la distinction opérée par Massignon entre les notions de « tagdid » et de « tagaddud ». On peut trouver quelques ressemblances entre certains paragraphes de « Vocation de l’islam » au chapitre « Le premier contact Europe-Islam », et un texte de Massignon de 1947 (« Interprétation de la civilisation arabe dans la culture française » in « Opéra Minora », T.1) sur les origines agrestes de la civilisation française et nomades de la civilisation arabe qui donneront le « type aryen » et le « type sémitique », catégories auxquelles recourra Bennabi sous d’autres noms dans sa théorie des idées et de l’alternat des cultures. Avant Bennabi, Massignon a parlé de « Méridien de la Mecque »… On peut aussi rapprocher l’expression « Axe Tanger-Djakarta » chez Bennabi de la phrase de Massignon : « Tous les pays musulmans se tiennent depuis Java jusqu’au Maroc… » Mais, au-delà de l’utilisation commune de ces matériaux, il n’y a rien qui atteste de la présence d’une « influence » de Massignon sur la pensée bennabienne.

[20] La partie autobiographique inédite de Bennabi se compose d’un manuscrit intitulé « Pourritures » couvrant la période 1939-1954 et d’un lot de 19 Carnets tenant lieu de journal intime et couvrant la période 1958-1973.

[21] Révolution africaine du 06 mars 1968. 

Source: Le Soir d'Algérie du 22 /11/2015 publié sur Oumma avec l'accord de Nourredine Boukrouh  

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