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Pensée de Malek Bennabi: un roman spirituel “Lebbeïk”

Au début de l’année 1948, un deuxième livre de Bennabi est publié aux Editions En-Nahda.[1] Curieuse chose que ce roman de 99 pages écrit en un mois et dans lequel sont annoncés deux nouveaux livres : « Visages à l’aurore » et « Sur les traces de la pensée scientifique musulmane ». Les ouvrages annoncés ne paraîtront jamais, du moins sous ces titres : « Discours sur les conditions de la renaissance algérienne » sortira un an plus tard à la place (nous le supposons car Bennabi ne le dit pas explicitement) de «Visages à l’aurore » ; quant au second, aucun livre de Bennabi ne portera ce titre. Celui qui sera publié après « Les conditions de la renaissance » sera « Vocation de l’islam ».

Pourquoi ce roman dont le Dr Abdelaziz Khaldi, en rédigeant une année plus tard la préface des « Conditions de la renaissance », dira qu’« il a été jugé par certains lecteurs comme étranger à l’orbite étincelante tracée par « Le phénomène coranique» ? Il faut peut-être y voir un intermède entre deux moments de très grande concentration dans la vie intellectuelle de Bennabi : celle qui lui a été nécessaire pour rédiger « Le phénomène coranique » et celle qu’il est en train de mobiliser pour formuler dans « Les conditions de la renaissance » sa conception de la civilisation. L’homme a peut-être besoin de souffler, de se détendre, d’oxygéner son cerveau par un apport de spiritualité.

D’emblée l’auteur nous prévient que la rédaction du roman a été expédiée entre deux voyages, « quasiment dans une chambre d’hôtel ». Il précise aussi que les deux principaux personnages du roman, un charbonnier et un gosse d’Annaba, ont réellement existé. C’est peut-être une façon de nous dire qu’il n’est pas un romancier, c’est-à-dire quelqu’un de voué à la fabrication de trames et de personnages fictifs, et qu’il s’excuse par avance de proposer quelque chose de bien modeste dans le genre. Selon certains témoignages il n’aimait pas qu’on lui rappelle l’existence de « Lebbeik » dans sa bibliographie comme s’il regrettait d’avoir cédé à un moment de sa vie à une faiblesse, celle d’avoir rédigé un « roman », lui l’esprit scientifique.

La toile de fond du livre est essentiellement religieuse. L’histoire est construite sur des émotions que l’auteur cherche visiblement à transmettre au lecteur. Le thème quant à lui n’est pas nouveau, c’est celui du repentir et de la rédemption qu’on trouve au cœur de toutes les morales religieuses ; il a été exploité à satiété par les romanciers et les cinéastes, il a inspiré les chansons de geste et les chansons populaires.

Comme s’il voulait annoncer « Lebbeik », Bennabi parle dans « Le phénomène coranique » de « conscience humaine gagnée par le repentir et vaincue par l’innocence et la probité » à propos de la femme de Putiphar qui, dans le récit biblique de la légende de Joseph, tente de séduire ce dernier. A la fin, elle finit par confesser sa faute et faire son mea-culpa. Le triomphe du bien sur le mal, la grandeur d’âme, la générosité, enthousiasment depuis toujours et partout les foules parce qu’ils montrent ce qu’il y a de meilleur en l’homme. La lutte entre le vice et la vertu, entre la déchéance et la sainteté, entre le juste et l’injuste, fait encore vibrer les lecteurs et les spectateurs du monde entier. Or Bennabi est un homme extrêmement sensible aux manifestations de l’âme et des valeurs morales. Aussi son roman est-il centré sur l’histoire d’un homme de bonne extraction sociale qui sombre, pour on ne sait quelles raisons, dans l’alcoolisme et qui arrive, en une nuit, à retrouver le droit chemin.

Le livre s’ouvre sur une description de l’atmosphère sociale à Annaba à la veille du départ des pèlerins pour la Mecque. Ceux-ci viennent de villes proches comme Tébessa ou Constantine pour prendre le bateau qui doit les conduire aux Lieux saints. Dans les habitudes algériennes de l’époque on ne va pas à l’hôtel, ce sont les familles de la ville qui se chargent de recevoir chez elles les pèlerins qu’elles vont chercher à leur descente du train à la gare. Tout cela donne une animation particulière à la ville.

Cette année-là, le pèlerinage survient au mois d’avril. A la tombée du jour, dans une obscure ruelle, deux ivrognes mènent grand tapage. L’un d’eux, le héros du roman, s’appelle Brahim. Il a trente ans et exerce la profession de charbonnier dans la boutique où ils viennent de s’engouffrer en titubant son compagnon et lui. Dans le roman, celui-ci n’est pas nommé, l’auteur ayant résolu de le désigner du début à la fin par l’expression « l’acolyte de Brahim ». Les parents de ce dernier étaient des gens pieux qui lui ont laissé en héritage des biens commerciaux et une maison dont il occupe une chambre et loue le reste. Sa femme, Zohra, l’a quitté à cause de la boisson. Depuis, il est tombé bien bas, dilapidant ce qu’il gagnait et noyant ses remords dans la boisson. Des biens légués, il n’est resté que ce petit local où il exerce le métier de charbonnier. Dans le quartier, il est l’objet du mépris de ses voisins et des quolibets des enfants : « Quand le milieu social juge ainsi un individu, ce sont les enfants qui prononcent implacablement le jugement : ils appellent le fou un fou et l’ivrogne un ivrogne, et sont alors les justiciers des usages, des conventions, des traditions » écrit Bennabi, philosophe.

Au petit matin, Brahim se réveille à l’instant même où finit le rêve qui l’avait transporté à la Mecque. Son subconscient a dû, la veille, s’emplir du spectacle du flot de pèlerins déferlant sur la ville. Dans son enfance, il a fréquenté l’école coranique : « Brahim avait gardé, malgré la mauvaise tournure de sa vie, l’esprit mystique que lègue une lignée d’honnêtes gens à sa descendance ». Il se réveille, son rêve encore frais, prend conscience de sa triste condition et se sent gagné par un sentiment de honte : «Quelle que soit sa déchéance, une âme musulmane garde ainsi une certaine dignité par ce sentiment qu’elle a de l’opprobre, quand elle y a succombé » assure Bennabi.

Brahim est préoccupé par le sens qu’il faut accorder à son rêve ; il se dit que c’est peut être un signe de Dieu. Il est maintenant tout à fait lucide : son passé défile dans sa mé
moire comme la bande d’un film ; il revoit la scène qui a emporté sa vie conjugale et mesure la déchéance dans laquelle il est tombé… La voix du muezzin brise le silence matinal ; l’appel à la prière transperce sa conscience. Brahim a l’impression que son âme s’est brusquement allégée, comme si elle venait d’être libérée des lourdes chaînes par lesquelles il la croyait à jamais entravée.

L’homme tourmenté se précipite hors de la boutique et court dans la direction de la mosquée du quartier où il hésite d’abord à rentrer. Il lève les mains vers le ciel et s’écrie : « O, mon Dieu guéris-moi de mon mal, dirige-moi ; je suis égaré. » Tout-à-coup, une idée traverse sa tête : serait-il possible de donner un prolongement réel au rêve ? Quelque chose qui ressemble à un projet prend forme dans son esprit. Il se dirige vers un bain maure, se lave, puis retourne à la maison confier la folle idée qui vient de s’emparer de lui à son voisin, un vénérable vieillard qu’il regarde comme son père.

Pour faire face aux dépenses, il est disposé à vendre la maison et le dit à son interlocuteur qui en est sidéré, croyant assister à un miracle. Il adhère néanmoins à son projet et trouve une solution pour régler le problème : il gagera la maison pour obtenir un prêt. Quant à la boutique, Brahim annonce qu’il en fait don à son « acolyte ». S’agissant des papiers, il connaît un élu qui va effectivement l’aider à obtenir à la sous-préfecture l’autorisation de voyage nécessaire. Il court chez un marchand de tissu et achète l’ « ihram », le vêtement de rigueur du pèlerin. Tout cela en quelques heures.

Quand il eut achevé d’accomplir les formalités du voyage, Brahim retourne à la maison où oncle Mohamed, le voisin, a alerté tout à l’heure les autres locataires. Ceux-ci l’accueillent avec le sentiment de surprise mêlé d’admiration qu’on éprouve devant l’extraordinaire. Cet accueil lui montre le respect qu’il vient de gagner à leurs yeux. Il n’est plus le clochard que la veille encore ils répugnaient de croiser. Ils lui ont préparé des provisions pour la traversée. Il en est touché. Il sent qu’il bénéficie du statut hautement valorisant de « hadj » alors même qu’il n’a pas quitté la ville. Même sa femme a été prévenue. Elle lui a fait parvenir le chapelet que les parents de Brahim lui ont offert avant de quitter ce monde. L’ « acolyte » quant à lui ne comprend rien quand son ami vient lui tendre les clefs du local auquel il renonçait définitivement en sa faveur. Brahim fait ses adieux à ses voisins et prend le chemin du port.

Bennabi écrit : « En prenant pied sur le pont du bateau, Brahim eut l’impression de franchir le seuil d’un nouveau monde ». Son passé s’éloigne de lui et se détache pendant que le bateau entame les manœuvres de dégagement. C’est comme si ce passé avait été celui d’un autre : « Le temps de la faute était révolu » ponctue Bennabi, hugolien, avant d’ajouter : « Une béatitude inexprimable l’envahissait à présent. Il ne se sentait aucun tourment pour ce passé… Le musulman croit trop profondément en Dieu pour s’abandonner au regret obsédant quand il s’est relevé. Seul le crime grave, comme la destruction irréparable d’une vie humaine, peut imprimer un regret éternel dans l’âme musulmane ».

Dans le roman, point besoin d’une cure de désintoxication ou d’un traitement de longue durée : c’est le miracle de la religiosité, le miracle de la foi sur un charbonnier, la grâce de Dieu sur une créature repentie. Pendant le voyage, l’auteur décrit les scènes de fraternisation entre les pèlerins organisés en groupes, vivant dans une convivialité et une solidarité exceptionnelles. Brahim a retrouvé sa place dans cette microsociété qui le traite comme un homme de haut rang ; il est ennobli par le titre de « hadj » qui lui est attribué comme une promotion sociale ; il n’est plus au ban de la société mais à son faîte moral ; il n’est plus un paria, un objet de mépris et d’insulte, mais un notable religieux, c’est-à-dire le personnage le plus respecté dans le spectre social d’un milieu traditionnel. L’alcool l’a coupé de la société et jeté dans le ruisseau, voilà que la foi l’y ramène. Devant une transfiguration morale et psychologique semblable, quand Jean Valjean était effondré de remord devant Monseigneur Muriel, Victor Hugo a écrit dans « Les misérables » : « C’est une chute, mais une chute sur les genoux qui s’est achevée en prière ».

Le bateau accoste au port de la Goulette, à Tunis, où il doit prendre les derniers pèlerins de l’Afrique du Nord. Au moment où la passerelle va être retirée pour laisser partir le navire, un homme surgit sur le quai et se précipite vers la passerelle, tentant de l’agripper pour monter à bord. Des policiers se jettent sur lui pour l’arrêter : « Tous les regards du bateau étaient braqués sur lui comme sur une sorte d’incarnation de la foi…Ceux qui suivent la scène, y compris les policiers, sont touchés du désespoir de l’homme qui s’écrie à voix haute : « O Prophète ! Tu vois : j’ai abandonné ma tente et mes enfants pour venir vers toi. Mais tu vois, j’ai fait 700 Km à pied, et je ne peux plus aller plus loin, Ô Prophète ! »

Ce sont de telles scènes qui ont rendu certains romans immortels. Bennabi qui affirme dans la préface de son roman que ce fait divers est vrai et qu’il a fait l’objet d’un article dans la presse tunisienne commente : « Tolstoï a connu sa plus grande crise morale à la vue d’un mendiant malmené à Moscou par un sergent de ville, sous prétexte que la mendicité était interdite ». Sur le pont, Brahim pleure en songeant à la douleur qui aurait été la sienne s’il n’avait pu, comme le bédouin, réaliser son rêve.

Le lendemain matin, le personnel de bord découvre un passager clandestin. Il s’agit de Hadi, un jeune garçon qui a embarqué à Annaba. Brahim reconnaît en lui l’enfant qui, quelques jours plus tôt, lançait à son passage le cri si blessant de : « Ivrogne ! Ivrogne !». Redoutant le pire pour lui, il se propose de payer le prix de son billet mais le commissaire de bord, un homme au cœur bon, se contente de le commettre aux cuisines. Hors de ses heures de travail, Hadi vit avec le groupe dont fait partie Brahim. Ce de
rnier se prend d’affection pour lui et l’initie aux ablutions et à la prière.

Le récit file et vogue avec le navire qui poursuit la traversée. Bennabi décrit le quotidien des pèlerins, leurs prières collectives, les repas pris ensemble…
On a même droit à un débat philosophique impromptu entre un matelot français qui déplore que le monde soit rempli de conflits, de misère et d’injustice, et un groupe de pèlerins qui dénie toute responsabilité divine dans les dérives humaines. Un tel milieu est la projection de la société dans laquelle aurait voulu vivre Bennabi, une société vertueuse, une cité idéale où tout est régi par la foi et où la morale tient lieu de loi. Bennabi s’attarde sur la transfiguration morale de ce cireur jeté à la rue à la mort de ses parents et ayant dû apprendre à survivre. A l’époque, on appelait cette sorte d’enfants les « Yaouled ». Brahim est heureux de transmettre son maigre savoir à Hadi qu’il veut s’attacher comme un fils.

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Le bateau poursuit sa trajectoire rythmée par les vagues et les cinq prières de la journée : « Une atmosphère sereine enveloppait le bateau qui traçait son sillage de nacre dans une mer étale ». Accoudé au bastingage du navire, Brahim égrène le chapelet de ses parents que lui a envoyé son ex-femme. Comme s’il était lui-même sur le bateau, Bennabi trouve que « le musulman aime contempler le ciel, comme le basque l’océan. L’un et l’autre recherchent l’évasion dans l’infini ». Impression toute personnelle d’un rêveur qui a pris de multiples fois le bateau depuis 1925. Brahim est tout à ses pensées de bonheur : il veut se fixer pour toujours à Médine, reconquérir sa femme, adopter Hadi… Après quatre jours de navigation, le navire franchit le canal de Suez et débouche sur la Mer Rouge. C’est là que se termine le voyage et bientôt le roman, le temps de savoir, en deux pages, qu’un pèlerin vient un matin remettre à oncle Mohamed une lettre de Brahim par laquelle ce dernier l’informe qu’il est désormais installé à Médine vendant pour vivre du café aux clients d’un hammam tenu par un maghrébin avec Hadi qu’il a adopté.

Ainsi prend fin un roman peut-être délibérément non achevé. A l’époque, Bennabi n’a pas encore accompli le pèlerinage ; il le fera en 1955, en 1961 et en 1972. Ce qu’il en sait, c’est ce que lui en ont appris ses études à la medersa et sa culture sociale. Mais les émotions attachées au pèlerinage c’est de sa mère qu’il les tient, elle qui, en 1933, a accompli le devoir sacré. Dans ses « Mémoires » Bennabi a consacré de nombreux passages à la narration qu’elle lui en faisait : « Ses récits m’enchantaient ou m’émouvaient et m’instruisaient par surcroît. Je faisais avec elle, en pensée, le pèlerinage. Je subissais une indescriptible émotion quand elle me décrivait l’ambiance où des milliers d’âmes s’élancent éperdument pour se livrer à Dieu dans le cri rituel, ce « Lebbeik ! Mon Dieu ! » qui est pour le musulman qui est musulman le don total de soi. Les récits de ma mère étaient si vrais dans leur simplicité qu’ils me bouleversaient parfois… Je me retirais alors brusquement dans ma chambre pour cacher mes larmes ». Comme il aurait été heureux dans le saint compagnonnage du Prophète, aux côtés de Bilal, Ammar Ibn Yasser, Abou Dherr al-Ghifari et des autres ! Comme il aurait voulu vivre aux Temps médinois !

Ce sont ces émotions arrachées par tout ce qui a trait au sacré que Bennabi a voulu restituer dans ce roman écrit quatorze ans après le décès de sa mère. Est-ce pour elle qu’il l’a composé ? On ne le sait pas. Quant au décor dans lequel commence l’histoire, la maison de Brahim, elle ressemble étrangement à la description donnée dans ses « Mémoires» de la maison de sa grand-mère paternelle, Khalti Bibya[2]. Celle-ci habitait avec un de ses frères, Allaoua, qu’il décrit dans ses « Mémoires » comme un vieux garçon doux comme un agneau et qui était établi dans une rue toute proche comme charbonnier. Ce sont peut-être sa condition et son caractère désintéressé que Bennabi a transposés dans la composition du personnage de Brahim.

En tout cas, on a la nette impression que c’est dans son milieu, ses souvenirs et ses émotions personnelles que Bennabi a puisé pour construire ses personnages. Dans la fiction, Brahim est un ivrogne alors que dans la réalité Allaoua ne buvait pas. On ne boit pas dans la famille de Bennabi car dans leur morale familiale boire ne signifiait pas seulement enfreindre un interdit religieux, mais surtout trahir l’esprit de sa nation et de sa culture. Cet ivrogne, c’est peut-être Mokhtar, un joueur de « ray-ray » de Tébessa dont parle Bennabi dans ses « Mémoires » et qui était allé un jour remettre une grosse somme d’argent au comité chargé de la construction d’une mosquée avant de devenir un fervent « islahiste ». Quant au personnage de Hadi, il rappelle beaucoup le « yaouled » que Bennabi a rencontré lors de sa première tentative d’émigration en France en 1925 et qui avait spontanément mis sa maigre fortune à leur disposition, Gaouaou et lui (voir « Mémoires d’un témoin du siècle, l’enfant ». En tout cas, il lui ressemble et a le même comportement fait d’innocence et de ruse, d’audace et de générosité. Rappelons-nous aussi qu’il avait « grillé » le bateau selon l’aveu qu’il avait fait à Bennabi.

Cette histoire simple, rudimentaire, avec peu de personnages, un scenario assez plat où il n’y a ni énigme, ni action, se décline comme un roman spirituel frôlant le roman à l’eau de rose. A qui s’adresse-t-il ? On sait qu’il est dédicacé « A ma chère épouse en témoignage de sa maternelle tendresse pour les humbles de mon pays ; à ma sœur Hadja Latifa ; à M. Billard, l’hommage de mon admiration respectueuse ». On ne sait pas qui est M.Billard. Mais il doit s’adresser de façon plus subliminale à ceux qui, au moment où le roman est écrit, parlent du peuple sans connaître son âme et ses misères, à ceux qui méprisent l’islam et doutent de ses capacités rédemptrices.

De toutes façons, tous les écrits de Bennabi sont destinés au peuple à l’exclusion, précise-t-il, des intellectomanes, comme il tient à le souligner dans ses « Mémoires » dont il dit quand il a achevé de les écrire : « Ces Mémoires s
ont destinés au peuple quand il saura lire son histoire authentique, quand les fausses historiettes qu’on monte en films pour le duper seront jetées sur le tas des choses périmées de l’ère coloniale ».

Par ce roman, l’auteur voulait peut-être aussi dépeindre cette frange de plus en plus large de la population algérienne précipitée dans la misère et le vice par la colonisation. C’est un regard islahiste qui est jeté sur cette lie dont devraient s’occuper justement les Oulamas et les « bouliticiens » pour qui elle n’est souvent qu’un auditoire ou un thème de discours. On peut penser qu’il y a de la naïveté dans l’histoire, voire du simplisme, mais c’est justement cela l’état d’âme général de Bennabi, fait d’angélisme, de pudeur et de compassion. La foi du savant qui vient de publier le magistral « Phénomène coranique » est la même que la foi du charbonnier décrite dans « Lebbeik ». Il y a de grandes et de petites raisons de croire.

Bennabi a aimé dans son enfance les contes et anecdotes que lui racontait sa grand-mère. Il en a été profondément marqué puisqu’il y fait souvent référence dans son œuvre et qu’il en a même tiré le sujet de plusieurs articles où le genre littéraire est mis au service de l’éducation de la société. La forme adoptée n’est qu’un moyen de faire passer des messages à un peuple qu’il sait sensible à la culture du terroir. Voici ce qu’il en dit dans « Politique et sagesse populaire » paru dans « Révolution africaine » du 18 septembre 1965 : « Pour parler à la conscience humaine, la religion a utilisé souvent le symbole pour traduire ses notions les plus ardues. D’ailleurs, on peut dire que la mathématique n’utilise que cette méthode traduite en équations. Et les peuples ont éprouvé dans leurs expériences spirituelles ou scientifiques l’efficacité d’un tel langage. Le symbole est un moyen d’expression qui s’impose chaque fois que le langage ordinaire peut trahir la signification ou choquer nos conventions et le bon goût… »

Dans un autre article, « Simple anecdote »,[3] il rapporte les sensations avec lesquelles il est rentré en 1968 d’un séjour en Angleterre. Descendu à Leeds chez un petit-fils de l’Emir Abdelkader, celui-ci lui raconte une étrange histoire qui lui était arrivée lorsqu’il avait accompli son pèlerinage en 1935 : il y avait fait la connaissance d’un Sud-Africain qui avait couvert à pied avec femme et enfants le trajet jusqu’à Port Soudan en quatre ans pour effectuer son hadj. Ce jour-là, un Malek Bennabi âgé de 63 ans en eut les larmes aux yeux.

Il ne faut pas croire que dans la vie et la philosophie de Bennabi les vertus morales ne sont destinées qu’à produire des effets larmoyants sur les âmes tendres. Il n’aimait ni le moralisme ni le misérabilisme. Dans sa pensée les valeurs morales ont une fonction essentielle dans la vie, elles sont l’énergie motrice de l’Histoire. Ce sont elles qui donnent sa force ascensionnelle à une idée et créent la tension nécessaire dans la psychologie humaine pour la hisser au niveau des grands défis.

Bennabi croit à l’influence de la littérature sur l’esprit d’un peuple, d’une époque ou même d’une civilisation et à sa fonction de véhicule des idées courantes en leur sein. Les romans de Daniel Defoe, « Robinson Crusoé », et de Ibn Tofaïl, « Hay Ibn Yakdhan », sont évoqués dans son œuvre comme des archétypes culturels, comme des expressions représentatives de l’idiosyncrasie de deux civilisations symétriques, celle de l’Occident, centrée sur l’efficacité, et celle de l’islam, centrée sur la morale. Comme les philosophes de l’Antiquité, comme les Prophètes, il croyait au pouvoir des vertus, de la foi, des idées… Il a commencé par le commencement en produisant dans l’ordre « Le phénomène coranique » et « Lebbeik », ces livres d’ « intérieur » qui représentent en fait sa propre « phase de l’âme ».
NB

[1] « Lebbeik : pèlerinage de pauvres » a été réédité en 2005 pour la première fois depuis 1948 par les Editions Dar al-Gharb (Algérie) avec une préface de Abdelkader Djeghloul.

[2] Cette maison n’existe plus, ayant été rasée en 1986 lors d’une opération de réhabilitation du quartier.

[3] « Révolution africaine » du 22 février 1968.  

Source: Le Soir d'Algérie, publié sur Oumma.com avec l'autorisation de l'auteur

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