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Est-il licite pour une femme de conduire un véhicule ?

« Ce sont des êtres humains (avec toutes leurs faiblesses) qui interprètent la charia. »
Ali ibn Abu Talib

Nul ne s’étonne, de nos jours, de l’existence en droit musulman de différents rites (Abou Hanifa, Malik ibn Anas, Shafi’i, Ibn Hanbal, Shi’a…) dont chacun s’applique en exclusivité dans des pays et communautés déterminés. Les oulémas s’énorgueillissent de cette diversité d’interprétations de la charia qui témoigne, d’après eux, de sa vitalité et de sa capacité de traiter les cas les plus divers, en tous lieux et en tous temps.

Mais, au fil des siècles, les interprétations locales des règles de la charia se sont de plus en plus imprégnées de la culture, des traditions et des coutumes de chaque région, creusant un fossé grandissant entre les règles appliquées aux mêmes questions de droit, dans différents Etats musulmans.

Un roi, un mufti, une femme…

Ainsi, en Arabie Saoudite, les femmes n’ont pas le droit de conduire un véhicule, du fait que ce serait commettre un acte illicite (interdit par la charia), d’après une fatwa d’Abdel Aziz Bin Baz, le Grand Mufti du pays. Depuis deux décennies, les associations féminines contestent le bien-fondé de cette interdiction, observant que l’Arabie Saoudite est le seul pays musulman à défendre une telle position.

Le roi Abdallah lui-même conforta la position de ces associations lorsqu’il déclara, lors d’un voyage officiel en Grande Bretagne en 2007, que l'interdiction avait ses racines « non dans la politique, mais dans les coutumes et traditions locales ». Il pensait qu’un nouveau consensus sur cette question devrait être trouvé "dans des discussions directes entre les associations féminines, les « familles » et les autorités locales, au niveau de chaque région." Mais, la déclaration royale ne fut suivie d’aucun effet, sur le plan pratique.

Les femmes continuèrent donc de prendre régulièrement de nouvelles initiatives pour relancer le débat sur cette question. Ainsi, Mme Manal al-Sharif se fit-elle filmer en vidéo pendant qu’elle conduisait un véhicule, tout en expliquant à une passagère les grandes difficultés auxquelles les femmes étaient confrontées dans leur vie quotidienne, du fait qu’elles ne pouvaient pas conduire une voiture personnelle.

Elle plaça cette vidéo sur Facebook et YouTube (où elle peut encore être vue), à la grande colère des autorités du pays. Elle fut arrêtée et détenue pendant 9 jours avant d’être remise en liberté, après que les médias du monde entier aient parlé d’elle, dans un étalage de publicité (négative) dont les autorités saoudiennes se seraient bien passées.

La question épineuse de l’interprétation de la charia continue ainsi d’être posée sur ce point important, en Arabie Saoudite, en ce début du 21è siècle. La charia interdit-elle aux femmes de conduire un véhicule, comme l’affirme le Grand Mufti du pays ? Ou bien, s’agit-il d’une simple question de coutumes et de traditions, comme l’affirme le monarque saoudien ?

L’opinion juridique du Grand Mufti Abdel Aziz Bin Baz

Dans sa fatwa de 1990, Cheikh Abdel Aziz Bin Baz explique que «[la conduite d'automobiles par les femmes] peut indéniablement mener à de nombreux actes illicites», tels que « la "khalwa"[réunion en privé entre un homme et une femme] ; l'abandon du "hijab"[le voile] ou la rencontre avec les hommes, sans prendre les précautions nécessaires. Elle pourrait également conduire à commettre des actes «haram» [tabous], donc cela a été interdit. » (1)

Il ajoute : "La pure charia interdit également les moyens permettant de commettre des actes tabous, et considère ces actes "haram" en eux-mêmes … Ainsi, la charia pure interdit-elle tous les moyens conduisant au vice … La conduite des voitures par les femmes est l'un des moyens menant à cela et cela est clair. "

La charia, la «khalwa» et le Shaytan

La « khalwa, » qui occupe une place centrale dans le raisonnement du Grand Mufti, mérite quelques explications. Aux premiers temps de l’islam, on parlait de « khalwa » lorsqu’un homme et une femme qui n'appartenaient pas à la même famille immédiate se trouvaient ensemble dans un espace clos où ils ne pouvaient pas être observés par des tiers. De nos jours, le concept de « khalwa » a été étendu pour s'appliquer même à un homme et à une femme assis ensemble à la même table, dans un espace public où tout le monde peut les voir (comme une cafèterie ou un restaurant).

Alors que le Coran ne mentionne pas la « khalwa, » un hadith du Prophète stipule : « Quiconque croit en Allah et au Jour Dernier, qu'il ne soit pas seul avec une femme qui n'a pas un mahram (parent masculin qu’elle ne peut pas épouser) avec elle. En effet, la tierce personne présente est al-Shaytan (le Diable). »

Ce hadith a été interprété diversement, dans différentes parties du monde musulman. Dans les pays du Maghreb, il est considéré comme un avertissement aux hommes et aux femmes de ne pas se mettre dans des situations où des tentations d’ordre sexuel pourraient survenir. En contraste, dans les pays du Golfe, les oulémas ont jugé que ce hadith interdisait aux hommes et aux femmes de se retrouver en situation de « khalwa ». Même si le Prophète n’a pas défini de sanction, les oulémas ont étudié l’ « infraction, » défini sa nature et établi les sanctions applicables (coups de fouet ou peine de prison…selon la décision du juge.)

Une fatwa fondée sur des prémisses discutables

La fatwa de Bin Baz postule que, si la femme (saoudienne) est autorisée à conduire un véhicule, elle en profitera pour quitter son domicile (sans être accompagnée d’un « mahram » (« gardien » mâle de sa famille)) ; elle se rendra dans des lieux où elle ne devrait pas aller, et où elle risque d’être exposée à des tentations auxquelles elle pourrait succomber. Elle pourrait se retrouver en situation de « khalwa », pourrait abandonner le « hijab », ou même commettre des actes « haram » (tels que les péchés de la chair).

Pour empêcher que de tels événements ne surviennent, les femmes ne doivent pas avoir la possibilité d’utiliser un véhicule pour se déplacer. Or, la charia considère précisément qu’il est illicite d’utiliser les moyens qui mènent à la réalisation de fins illicites. En conséquence, il est illicite pour la femme de conduire un véhicule.

Les prémisses de cette fatwa sont discutables. Le mufti saoudien ne tient compte d’aucune des qualités humaines de la femme (saoudienne), de son sens des responsabilités, de son respect pour elle-même, de son sens de l’honneur, de son sens de la fidélité vis-à-vis de son mari, si elle est mariée, de son sens des valeurs en société.

Il suppose que, dès qu’elle sortira de chez elle, elle aura un comportement totalement irresponsable et indigne de la moindre confiance. Mais, rien, dans le monde réel ne vient corroborer cette prémisse, comme en témoigne le comportement des femmes dans l’ensemble du monde (y compris le monde musulman.) L’argumentation de Bin Baz est érigée sur des bases des plus fragiles.

La fatwa ne tient aucun compte des véritables préoccupations des femmes

Les femmes qui luttent en Arabie Saoudite pour obtenir le droit de conduire leur véhicule ont de toutes autres préoccupations que celles décrites par Bin Baz. Dans des vidéos diffusées sur YouTube, destinées à sensibiliser l’opinion publique saoudienne et étrangère à leur cause, elles expliquent qu’elles sont confrontées aux plus grandes difficultés dans leur vie quotidienne, du fait qu’elles ne peuvent pas utiliser une voiture personnelle.

Les bus sont en nombre insuffisant, sont généralement bondés, et difficiles à prendre aux heures de pointe. Quand elles peuvent se le permettre, les femmes qui travaillent sont obligées de prendre un taxi pour chaque déplacement, ce qui est soumis à tous les aléas, à toute heure du jour, mais encore plus aux heures de pointe. Il en résulte des retards, beaucoup de tracas, et un budget de transport très élevé, compte tenu des tarifs appliqués. Quand une femme sort de son lieu de travail et va chercher son enfant à l’école pour le ramener à la maison, le coût des courses en taxi et le temps que cela prend sont démesurés par rapport à ce qu’ils seraient, si elle utilisait sa propre voiture.

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Le principe juridique invoqué est appliqué de manière sélective 

Le principe juridique invoqué par le mufti saoudien n’est pas d’application générale. Il n’est invoqué que de manière sélective. A titre d’illustration, l’acte de fumer est, de l’avis des experts, dangereux pour la santé. Les oulémas en ont conclu qu’il était illicite pour le musulman de fumer, et réclament depuis plusieurs décennies l’interdiction de la vente et de la consommation du tabac dans les pays musulmans. Ils invoquent le même principe cité par Bin Baz. Mais, la vente et la consommation de tabac continue de prospérer dans les pays musulmans, y compris en Arabie Saoudite, en dépit du fait que ces actes sont illicites, d’après les oulémas.

Le principe juridique devrait s’appliquer indifféremment aux hommes et aux femmes

Si l’on admet que le fait de conduire un véhicule peut amener le conducteur à se retrouver en situation de « khalwa » et à commettre des actes « haram », les hommes aussi ne devraient pas être autorisés à conduire un véhicule. Car, sur le plan théorique, la règle juridique invoquée par Bin Baz est de portée générale et s’applique indifféremment aux deux sexes.

Une interprétation de la charia unique dans le monde musulman

Dans des dizaines d'États et de communautés musulmanes à travers le monde, la conduite d’une voiture par une femme est considérée comme un acte tout à fait naturel et licite, du point de vue de la charia. Tous les oulémas de ces pays (et tous ces Etats) seraient-ils dans l’erreur ?

Ce n’est pas le mufti qui fait la loi nationale mais l’Etat

Il faut souligner, à cet égard, qu’une fatwa n’est qu’une opinion juridique formulée par un « alem » (juriste) sur une question donnée. Elle n’engage que son auteur, et personne d’autre. Cela s’applique également aux fatwas du Grand Mufti d’Arabie Saoudite, qui n’ont qu’une valeur consultative. L’Etat saoudien peut, à sa guise, tenir compte de la fatwa de Bin Baz, s’il le décide, ou ne pas en tenir compte, si telle est sa volonté.

Mais, s’il veut faire appliquer cette fatwa, l’Etat doit adopter les textes juridiques appropriés pour lui donner force de loi. En leur absence, la fatwa ne peut avoir aucun effet sur le plan juridique, sur qui que ce soit, dans le pays. Or, l’Etat saoudien n’a passé aucune loi interdisant aux femmes de conduire un véhicule.

Une discrimination basée sur le sexe

Donc, officiellement, la fatwa de Bin Baz est sans effet sur la situation, et les femmes ont le droit de conduire un véhicule en Arabie Saoudite, au même titre que les hommes. Mais, pour ce faire, l’Etat exige des conducteurs (qu’ils soient des nationaux ou des étrangers) de passer un examen en vue d’obtenir un permis de conduire saoudien. Les autorités refusent de délivrer ce permis aux femmes (qu’elles soient saoudiennes ou étrangères, résidentes ou de passage.)

Les autorités commettent ainsi un acte de discrimination vis-à-vis des femmes saoudiennes, puisqu’elles les empêchent, sans aucune raison juridique valable, d’obtenir un permis de conduire. C’est une discrimination basée sur le sexe, ce qui constitue une violation des dispositions de nombreuses conventions de l’ONU signées par l’Etat saoudien, dont certaines sont destinées à protéger les droits humains des citoyens en général, et d’autres ceux des femmes en particulier.

Le refus d’accorder le permis de conduire aux femmes étrangères est, pour sa part, inexplicable. Les stipulations de la charia ne les concernent évidemment pas. Il n’existe aucune raison juridique de leur refuser un permis de conduire. Il s’agit, là encore, d’un simple acte de discrimination basé sur le sexe.

Un « bras de fer » virtuel

On peut sans exagération considérer qu’un « bras de fer » virtuel est engagé, depuis un certain temps, sur la question du droit des femmes de conduire un véhicule, entre les associations féminines d’une part, et les associations des oulémas appuyées par toutes les forces conservatrices du pays, de l’autre, avec le Roi Abdallah dans le rôle difficile de médiateur.

Les oulémas, s’appuyant sur le poids des traditions et sur leur interprétation de la charia, veulent perpétuer le statu quo. Les groupements féministes veulent obtenir la reconnaissance par les autorités de leur droit de conduire un véhicule.

Les autorités sont partagées sur ces questions. Certains centres de décision des plus importants appuient la position conservatrice des oulémas, alors qu’une minorité de groupes progressistes est prête à suivre dans le sillage du Roi, pour faire évoluer le pays vers des normes plus adaptées au monde du 21è siècle.

Conclusion

Cette situation soulève une question fondamentale concernant la nature de la charia, et les modalités de son interprétation et de son application dans le monde musulman. Si le droit musulman appliqué en terre d’Islam est essentiellement basé sur des prescriptions coraniques, pourquoi existe-t-il des règles aussi divergentes d’un pays musulman à l’autre, sur des questions aussi fondamentales ?

Ou bien, faut-il considérer que les règles associées à l’application de la charia dans différents pays ne constituent, sur des points clés, que des choix faits par les hommes, au fil des siècles, sur la base de leur interprétation des prescriptions coraniques ?

Dans ce dernier cas, le moment n’est-il pas venu, en ce début du 21è siècle, de revoir en profondeur ces interprétations, en vue d’en élaguer tout ce qui doit l’être ?

Notes

(1) Bin Baz, Abdel Aziz Bin Abdallah. 1990. Fatwa sur la conduite d’un véhicule par une femme (texte en arabe), http://www.scribd.com/doc/68964378/Bin-Baz-Abdel-Aziz-fatwa-in-Arabic-on-woman-driving-of-automobiles. Traduction partielle en anglais dans : Humanitarian texts. 2011. Repeal Saudi Arabia’s fatwa on women’s driving of automobiles, July 8, http://en.heidi-barathieu-brun.ch/wp-archive/7146.

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